Olivier Martin, sociologue et statisticien: « Les chiffres ne disent pas tout » (entretien)
Omnipotents, les chiffres guident les choix politiques, économiques, sociaux. On se fourvoierait pourtant à leur prêter foi sans recul. Car les chiffres sont des constructions humaines, assure le sociologue et statisticien Olivier Martin. A ce titre, ils doivent être déconstruits si l’on veut mieux leur résister.
Ils sont partout. Sur les sites de réservation de restaurants, dans la bouche des responsables politiques, chez les chercheurs, dans les écoles, ou à l’ombre des terrains de foot, les chiffres sont omniprésents. On a parfois même le sentiment qu’ils mènent le monde, au motif qu’ils incarneraient une réalité neutre, objective, incontestable. Or, les chiffres n’ont rien d’innocent.
Fruits d’une construction, ils permettent d’abord de coordonner les activités humaines, assure le sociologue et statisticien français Olivier Martin. «Il est essentiel de comprendre que la connaissance produite par des statistiques concerne une société elle-même fabriquée par cet acte de mise en statistique», écrit-il dans Chiffre (1). Leur déchiffrage n’en est que plus crucial…
« Il y a un vrai danger si on ne reprend pas les mains sur les chiffres, que l’on doit regarder avec un esprit critique »
Olivier Martin
Quelle est la place des chiffres dans notre société?
Elle est très importante. Quand on regarde l’histoire de l’essor des chiffres, on observe une succession de chiffres nouveaux qui s’ajoutent aux précédents. Dans un premier temps, ils relevaient du commerce de grains, de vins, de céréales, et des échanges. Anciens, ces chiffrages persistent encore aujourd’hui dans nos actes de consommation. Une deuxième couche de chiffres s’est ajoutée avec l’avènement des statistiques, qui ont connu un mouvement d’accélération à partir du XIXe siècle: on effectuait alors des recensements, pour compter des soldats, mesurer des territoires ou calculer des richesses. Des organismes nationaux, en Europe, et internationaux de production de statistiques sociales, démographiques, économiques, ont été créés à cette même époque.
A la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, on voit aussi arriver de nouveaux instruments de mesure en physique, chimie, biologie, archéologie. Toujours au XIXe siècle, on assiste à l’essor de la métrologie scientifique. De nouvelles disciplines savantes comme la démographie, la météorologie ou l’anthropologie physique voient le jour. Une autre vague survient avec les chiffres évaluatifs qui déboulent au XXe siècle. Dorénavant, on note tout, des restaurants aux hôpitaux, en lien avec les sciences du management, public et privé. Ces cotations servent à mesurer la qualité du service, la satisfaction des clients, l’efficacité d’une administration.
Enfin, le déploiement des ordinateurs et des téléphones portables accélèrent encore le mouvement. Le champ du chiffrage touche désormais le nombre de nos pas quotidiens ou nos heures de sommeil. Ces différentes vagues de chiffres coexistent aujourd’hui, ce qui explique la place qu’ils occupent dans nos vies.
Cette place occupée par les chiffres s’explique-t-elle aussi par le fait qu’ils sont supposés être objectifs, réalistes et ne laisser planer aucun doute?
C’est là une vision assez contemporaine des chiffres. Un des moteurs du chiffrage, actuellement, est la croyance que le chiffre nous permet d’accéder à une sorte de vérité, d’objectivité, de réalité. Ce n’est pas celle qu’avaient les premiers marchands ou commerçants. A l’époque, l’idée d’être, avec les chiffres, au plus près de la justesse n’était pas nécessairement le premier motif de la quantification. Historiquement, le but initial des actes de chiffrage, que ce soit pour mesurer un poids ou la surface d’un terrain, n’est pas de faire acte de connaissance mais de disposer d’un chiffre qui permette de trouver un accord sur un volume et un prix. De coordonner une action, comme l’achat de céréales, par exemple.
Aujourd’hui, le géomètre relève d’un métier scientifique. Les arpenteurs du Moyen Age, eux, étaient surtout des hommes de loi. Ils tranchaient et il leur revenait de dire comment découper un terrain, de manière juste et pertinente, même si ce découpage nous paraît peu précis. A l’époque, ce n’est pas un problème. De la même manière, les unités utilisées jadis pour mesurer le grain, des sortes de flacons, donnaient une valeur approximative de la réalité, selon qu’on y en mettait un peu plus ou un peu moins. Cette valeur scientifique très relative d’alors nous choquerait aujourd’hui. Mais encore une fois, à cette époque, cela n’avait pas d’importance, du moment qu’un accord pouvait être trouvé sur cette base. Le chiffre, alors, était un outil qui servait à se coordonner et à s’entendre.
Au fil de l’histoire, le chiffrage s’est fait de plus en plus précis, ce qui a facilité les trans- actions. On a en effet d’autant plus confiance dans un accord qu’il se fonde sur des bases de plus en plus réalistes et scientifiques. Le chiffre peut donc nous dire quelque chose de vrai, mais cette notion de vrai est relative dans l’histoire. Le vrai, c’est ce sur quoi nous sommes convenus, ce que nous partageons. En 2022, le vrai, c’est toujours cela, mais fondé sur une métrologie beaucoup plus précise. Avant d’avoir un fondement scientifique, Le chiffrage a donc une fonction sociale considérable.
Le temps représente aussi un chiffrage. Il fut une époque où toutes les heures n’avaient pas la même durée, selon le lieu et le moment de l’année. Pourquoi a-t-il été nécessaire, à un moment, d’uniformiser le temps?
Tant que les interactions humaines se déroulaient à une échelle locale, dans un village, par exemple, le clocher de l’église, même imprécis, permettait à chacun de se caler sur le même carillon. Mais dès lors que les interactions impliquaient de longues distances, notamment avec l’avènement du télégraphe et du chemin de fer, il fallait que tout le monde se mette d’accord sur des horaires. Il fut un temps où l’heure de Marseille, Brest ou Strasbourg n’était pas la même. En France, ce n’est qu’en 1891 qu’une heure légale et uniforme a été instaurée sur l’ensemble du territoire, pour coordonner plus facilement les individus et les villes entre eux.
Les horloges qui sont apparues ensuite, dans les gares, les usines, les écoles, permettaient de contrôler la vie des individus. Dans les ateliers où était organisé du travail à la chaîne sur des métiers à tisser, l’horloge réglementaire permettait d’orchestrer l’arrivée et le départ des ouvriers, d’organiser les pauses et de compter le temps de travail. Avec un enjeu de pouvoir important: car qui contrôle l’horloge dans un atelier? Le patron? Le syndicat? Les ouvriers? L’Etat? Un organisme indépendant? A l’époque, tout le monde ne porte pas de montre et les horloges ne sont pas forcément précises! La question est donc essentielle.
Depuis quand les responsables politiques s’appuient-ils sur les chiffres pour guider leurs décisions?
Il n’y a pas de date de basculement par rapport à cette question. Mais on peut considérer que le siècle des Lumières et la Révolution française ont porté cette idée. Quelqu’un comme le mathématicien Nicolas de Condorcet théorisait déjà sur la science statistique qui devait permettre de mieux gouverner la machine humaine et sociale. Cette idée s’installera peu à peu au XIXe siècle. A partir de la deuxième moitié du XXe siècle, les élus – qui sont rarement de culture scientifique – commencent à mobiliser beaucoup de chiffres. Il arrive qu’ils les utilisent pour se cacher derrière, au motif que ce sont des arguments auxquels il faut accorder beaucoup de crédit.
N’est-ce pas fondé?
Le chiffre, qui est construit, mérite d’être déconstruit. Il faut savoir ce qu’il compte ou pas, par qui il a été construit et avec quelle technique. Or, on nous les balance parfois et on nous demande d’y croire comme à des arguments massues, censés clore le débat et faire taire les critiques. Là, on se trompe fortement. Le chiffre dit des choses mais il ne dit pas tout. Il incarne des choix. S’il y a trop de chiffres dans le discours d’un élu, j’aurais tendance à dire que ce dernier n’a pas de pensée très cohérente et qu’il tombe dans la fétichisation du chiffre, qui mérite d’être mis en cause. En outre, les chiffres nourrissent l’intelligence artificielle, à qui on va soumettre à l’avenir de plus en plus de décisions. Il y a donc un vrai danger si on ne reprend pas la main sur les chiffres, que l’on doit regarder avec un esprit critique.
Les chiffres sont toujours le fruit d’un rapport de force social et politique, écrivez-vous. Pourquoi?
Je vous donne quelques exemples. La Révolution française a promulgué le système métrique, donc le mètre, certes pour unifier le territoire, mais aussi pour retirer aux aristocrates le contrôle de l’unité de mesure, qui leur permettait également de contrôler le système d’impôt. Vainqueurs du rapport de force, les révolutionnaires leur ont confisqué cette prérogative. En Russie, au moment de la révolution de 1917, les soviets ont essayé de changer le calendrier pour retirer à l’Eglise le contrôle qu’elle exerçait jusque-là sur lui, en le marquant du rythme des fêtes chrétiennes. C’est un enjeu de pouvoir.
Il n’y a donc pas de chiffrage sans pouvoir?
Non. Pour réaliser un recensement, par exemple, il faut disposer du pouvoir de l’organiser, de définir les unités de mesure et de l’imposer à la population. Il faut donc nécessairement du pouvoir, même s’il peut ne pas être concentré entre les mains d’une seule personne mais distribué entre différents acteurs.
Les statistiques, très en vogue, assurent diverses fonctions. Lesquelles?
Au départ, on recense la population d’abord pour des raisons fiscales. Ensuite pour des raisons militaires: il faut savoir combien d’hommes seraient disponibles pour partir à la guerre. La troisième vocation du recensement, oubliée de nos jours, c’est ce que l’on appelle au Moyen Age le miroir du prince: pour glorifier un souverain, on compte le nombre de sujets, de terres ou de têtes de bétail sur lesquels il règne. A partir du XIXe siècle, les statistiques ont été – et sont toujours – un instrument de gouvernement. Elles fournissent des données précises sur la population, enfants, malades, ouvriers, afin de pouvoir planifier la vie sociale et construire des hôpitaux, des routes, des écoles.
Au XIXe siècle, à Paris, on dénombre les pauvres et les prostituées, dans le cadre d’une politique sanitaire. Mais les statistiques alimentent aussi la science économique ou sociologique. Elles permettent, par exemple, d’étudier la répartition des richesses ou les inégalités. C’est donc un outil puissant de connaissance des phénomènes sociaux, économiques, démographiques qui sert la science et, dans la foulée, les gouvernements. C’est à eux, par exemple, qu’il revient de prendre des mesures pour lutter contre l’inégalité de salaires entre hommes et femmes, relevée par les statistiques. Les statistiques ne sont donc pas qu’un outil de connaissance ni qu’un outil de gouvernance: les deux vont de pair.
« Il n’y a pas de chiffrage sans pouvoir. Le chiffre est toujours le fruit d’un rapport de force. »
Olivier Martin
Les chiffres participent à la construction des représentations des sociétés, écrivez-vous. Ils ne sont pas anodins, par exemple, dans la perception que l’on a du chômage…
En effet. Pour déterminer qui entre dans quelle catégorie, notamment en matière de chômage, il faut du pouvoir. Et celui qui le détient en fait ce qu’il veut. En France, une association appelée ACDC (Autres chiffres du chômage) a tenté de construire des chiffres différents du chômage que ceux de l’Etat (NDLR: la FGTB le fait également en Belgique) pour montrer que la réalité du marché de l’emploi est plus complexe que les statistiques officielles. Ces acteurs se sont arrogés le pouvoir de chiffrer et d’interpréter autrement les catégories de chômeurs. Ce faisant, ils se servaient de ces chiffres comme d’un outil d’émancipation.
A contrario, si un pouvoir veut artificiellement faire baisser les chiffres du chômage, il le peut. Il existe heureusement des contre-pouvoirs, comme les syndicats où le Bureau international du travail, qui fixe la définition du chômage. Mais il reste une marge de manœuvre aux Etats.
Les chiffres évaluatifs, qui vont de pair avec une forme de compétition, sont-ils à vos yeux le reflet d’une société néolibérale?
Oui. Ce type de chiffres génère forcément une compétition, ne fût-ce qu’à l’égard de soi-même, dans un souci de faire toujours mieux. Dès lors que nous avons la main sur ces chiffres de performance, ils doivent, par vocation, faire réagir et introduisent au moins un regard réflexif sur soi. Ces chiffres participent de la philosophie néolibérale où tout est marché, compétition, comparaison, où rien n’est jamais acquis et où il faut sans cesse se remettre en cause. On compare donc les hôtels, les administrations, les écoles… Dans une approche néolibérale, il n’y a pas de valeur absolue mais uniquement des valeurs comparatives. Il faut des instruments de mesure pour comparer la qualité des «produits», quitte à ce que le produit soit une université.
A ce propos, le classement de Shanghai, qui classe les universités mondiales, pourrait ne pas être exempt de critiques. Pourtant, il fait autorité. Pourquoi?
On sait certes comment ce classement est élaboré mais on ne sait pas au juste ce qu’il mesure: la notoriété des établissements? Leur qualité? Leur attractivité? Il n’est pas si facile à interpréter. Malgré cela, souvent sur injonction des gouvernements, tous les acteurs de l’enseignement se sont autosaisis de cet instrument et se sont alignés sur lui. C’est comme une sorte de métronome, dont on ne connaît pas très bien la pulsation, mais sur lequel tout le monde doit se calquer. Il y a là un côté absurde, mais c’est la puissance du chiffre.
Sortir de ce système est très compliqué. C’est comme pour le PIB (produit intérieur brut), qui ne mesure que la production de richesse sans prendre aucunement en compte son impact éco- logique. En matière d’environnement, cet indice est catastrophique. On devrait en changer aujourd’hui. Mais il faudrait pour cela que tout le monde s’en sépare en même temps.
Mesurer la qualité d’un service d’urgences hospitalières au temps que l’on passe dans la salle d’attente ne dit rien de la qualité des soins. Si l’on s’en tient strictement à eux, les chiffres évaluatifs ne mènent-ils pas parfois à une dégradation de la qualité du service?
Il n’est pas pertinent de se focaliser sur un seul indicateur, unidimensionnel: cela a des effets catastrophiques, dans les écoles ou les hôpitaux. Les chiffres incarnent des choix qui doivent être remis en discussion. Ils ne peuvent pas résumer une activité humaine, nécessairement complexe. Il faut les faire descendre de leur piédestal. Alors soit on refuse les indicateurs, mais c’est très difficile parce que tout le système les réclame. Je n’y crois pas beaucoup à court terme. Soit on multiplie les indicateurs alternatifs complémentaires pour qualifier une activité.
Il devient alors beaucoup plus compliqué de la juger. Mais ça prend du temps et c’est coûteux. C’est toutefois une réponse possible et indispensable pour construire une résistance face à ces indicateurs qui, encore une fois, ne constituent pas une vérité absolue. Malgré l’injonction à la quantification générale, il est essentiel de désamorcer et secouer le pouvoir des chiffres. Il ne faut pas baisser les bras et savoir résister, même si ce n’est pas facile. Il y a des luttes à mener.
(1) Chiffre, par Olivier Martin, Anamosa (coll. Le mot est faible), 96 p.
Bio express
1966 Naissance, le 28 août, à Saint-Etienne, en France.
1990 Obtient son diplôme d’ingénieur économiste-statisticien à l’Ecole nationale de la statistique et de l’administration économique (Ensae).
1996 Doctorat de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess, Paris) en mathématiques et sciences sociales.
2008 Professeur de sociologie à l’Université Paris-Cité.
2020 Publie L’Empire des Chiffres. Une sociologie de la quantification (Armand Colin).
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