«Personne ne devrait posséder plus de 10 millions d’euros»: faut-il limiter la fortune personnelle?
Le débat sur les inégalités au sein de la société s’intensifie et de plus en plus d’experts proposent des pistes pour tenter d’y remédier. Parmi celles-ci, la limitation de la fortune personnelle.
Le phénomène est connu des experts en écologie scientifique: des perturbations régulières apportées à un écosystème l’amènent à plus de résilience face aux changements. Mais qu’en est-il des sociétés humaines? Une équipe d’anthropologues et d’archéologues s’est penchée sur la question et leurs conclusions, fondées sur les enseignements de seize études couvrant une période de 30.000 ans à l’échelon mondial, indiquent qu’un processus identique y est à l’oeuvre. Leurs travaux, publiés dans la revue Nature, montrent cependant que lorsque le bouleversement est sévère, il faut souvent des centaines d’années pour revenir à une nouvelle forme d’équilibre. Un exemple parmi d’autres: l’effondrement des populations indiennes d’Amérique suite à l’arrivée des colons européens.
Moins d’enfants
Il n’est d’ailleurs pas rare que les experts s’intéressent au passé pour tirer des conclusions sur le présent et éventuellement sur l’avenir. C’est le cas de l’économiste américain Oded Galor, dont le livre The Journey of Humanity (2022) cherche à comprendre les origines de la richesse et pourquoi elle ne conduit pas au bien-être universel. Pour Oded Galor, l’explication réside dans l’interaction complexe entre l’homme, l’éducation et la technologie. Pendant des siècles, les gains obtenus grâce aux innovations technologiques ont été «consommés» par une population en croissance. Mais, à partir de la fin du XVIIIe siècle, de subtils changements apparaissent et le progrès engendre une amélioration constante du niveau de vie. Les familles commencent à avoir moins d’enfants, ce qui permet de consacrer davantage d’attention à l’éducation. A la clé, plus de ressources, réparties entre moins de personnes. Lorsque ces changements sont renforcés par des systèmes politiques qui garantissent une meilleure protection de la propriété privée et stimulent l’entrepreneuriat, la société fait alors un grand bond en avant. Oded Galor a également intégré des éléments géographiques à son analyse. Pour lui, le modèle linéaire des rivières navigables en Chine aurait favorisé un système politique centralisé alors que le réseau fluvial tentaculaire européen aurait débouché sur plus de divisions politiques en Europe, avec davantage de guerres et d’autres formes de concurrence, ce qui aurait favorisé l’innovation.
Un taux de pauvreté similaire
Mais les travaux d’Oded Galor ne font pas l’unanimité parmi les historiens, dont Wouter Ryckbosch, enseignant et chercheur en histoire culturelle, sociale et urbanistique à la VUB. Si les systèmes politiques favorisant l’accumulation de richesses contribuaient efficacement au bien-être, pourquoi ne sont-il pas davantage répandus, s’interroge-t-il? Dans un essai publié dans la revue Karakter, il avance que les historiens, contrairement aux économistes et aux géographes, prêtent beaucoup plus d’attention aux «petits éléments intervenant dans un processus historique». Selon lui, le passé ne peut être réduit à un modèle unidimensionnel et imparfait du présent; les sociétés prémodernes, avance-t-il, étaient simplement organisées différemment. Et d’avancer des chiffres indiquant que, contrairement à ce que prétend Galor, il n’est pas vrai que la grande majorité de la population était pauvre au Moyen Age. En réalité, affirme-t-il, le taux de pauvreté serait proportionnellement similaire à celui d’aujourd’hui.
Violence et harcèlement
Wouter Ryckbosch plaide donc pour une étude approfondie sur «les nombreux millénaires sans croissance qui ont précédé la révolution industrielle», afin de savoir si la décroissance aboutirait à «plus de justice, de durabilité et de bien-être». Une question fondamentale à l’heure où de plus en plus d’intellectuels et d’acteurs de la vie civile se mobilisent contre ce qu’ils considèrent comme une répartition inique des ressources.
Une analyse publiée l’année dernière dans les Proceedings of the National Academy of Sciences révèle que dans les pays dits développés, le degré d’inégalité entre les individus détermine largement la sécurité et la qualité de vie au sein d’une société. Plus l’inégalité est marquée, comme aux Etats-Unis par exemple, plus on observe de violence, d’incarcérations, de consommation de drogues, de grossesses chez les adolescentes et d’autres indicateurs de stress et de dysfonctionnements. Les meurtres et autres comportements violents sont proportionnellement onze fois plus fréquents aux Etats-Unis qu’en Norvège, pays présentant le plus faible niveau d’inégalité parmi sa population.
«Pourquoi le monde ne peut pas se permettre les riches», un essai récemment paru dans Nature, avance également que l’inégalité est désastreuse pour la viabilité d’une société. Même les plus fortunés tireraient avantage d’un système dans lequel la richesse serait plafonnée et l’argent redistribué pour développer la société, car cela la rendrait plus sûre. Cependant, on constate aujourd’hui que les super-riches continuent de s’enrichir. Les pauvres sont certes moins pauvres qu’auparavant, mais l’écart avec les plus nantis continue de s’accroître.
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L’inégalité renforce la violence et le harcèlement (y compris à l’école), souvent provoqués par le sentiment de ne pas être respecté, d’être lésé par le système. Dans les sociétés inégalitaires, le consumérisme est stimulé, souvent via des campagnes publicitaires pour des produits bon marché et nocifs pour la santé, car cela donne aux plus démunis l’impression de vivre aussi bien que les riches. La réduction des inégalités est la condition principale pour un modèle sociétal plus humain et plus respectueux de l’environnement.
Dans les sociétés inégalitaires, le consumérisme est stimulé.
Pratiques immorales
La réflexion autour de la richesse ne date pas d’hier. La Bible l’évoque, et le philosophe grec Aristote louait les cités s’efforçant de limiter les inégalités pour promouvoir la stabilité. En 1942, le président américain Franklin D. Roosevelt préconisait que le revenu annuel soit plafonné à ce qui équivaudrait aujourd’hui à 441.000 euros, avec un taux d’imposition de 70% sur les revenus les plus élevés. Sa proposition n’a pas été suivie d’effet –à l’heure actuelle, le 1% des Américains les plus riches possède autant que les 90% les plus «pauvres», et le taux maximal d’imposition est d’à peine 37%.
La philosophe et économiste belgo-néerlandaise Ingrid Robeyns invite les gouvernements à plancher sur un projet du même ordre. Dans Limitarianism: The Case against Extreme Wealth (2024), elle fixe comme règle de base que personne ne devrait posséder plus de 10 millions d’euros chez nous –dans les pays plus pauvres, ce serait moins. L’idée fondamentale derrière ce précepte est que l’extrême richesse est «souvent liée à des pratiques immorales ou criminelles», telles que l’évasion fiscale. Si le recours aux paradis fiscaux n’était pas illégal, il serait «en tout cas contraire à l’éthique». De plus, les super-riches transmettent généralement leur fortune à la génération suivante, qui peut alors continuer de faire fructifier ses acquis et accumuler encore davantage de biens.
Par ailleurs, soutient l’économiste, les processus démocratiques sont sapés par le «pouvoir politique disproportionné des magnats des médias, des riches fondateurs d’organisations philanthropiques et des grands donateurs de partis politiques», qui renforcent ainsi leur position. Le système américain en est l’un des exemples flagrants.
Décroissance, le sujet qui fâche
Des pistes de solutions pour lutter contre les inégalités existent déjà. Parmi elles, la fin des paradis fiscaux. Ou le plafonnement des successions –Ingrid Robeyns propose de limiter le montant total dont une personne peut hériter au cours de sa vie à 200.000 euros. Elle plaide également en faveur d’une forme d’impôt sur le patrimoine: «Il y a tant de bien à faire avec l’argent qui dépasse la limite de richesse proposée. Cela pourrait servir à résoudre des problèmes collectifs, tel le réchauffement climatique.»
Vient ensuite la question épineuse de la décroissance économique, un concept critiqué car il va à l’encontre de ce que beaucoup considèrent comme le moteur du progrès, mais dont certaines propositions pourraient être creusées.
«Il y a tant de bien à faire avec l’argent qui dépasse la limite de richesse proposée.»
Ainsi en est-il du démantèlement des secteurs nuisibles à l’environnement, tels ceux des combustibles fossiles, de l’élevage industriel, de la fast fashion… Autre tabou: le marché immobilier, qui ne devrait plus être une machine à générer de l’argent mais devrait viser à «considérer le logement comme un besoin fondamental plutôt que comme une opportunité de faire du profit». Limiter la durée du travail, tant sur le plan de l’âge du départ à la retraite que sur celui du nombre d’heures prestées, pourrait également s’inscrire dans une perspective de décroissance.
Mais quelle est la probabilité de voir ces propositions adoptées dans un modèle dévoué au maintien du statu quo? Ce ne sera pas une mince affaire, a fortiori dans des systèmes politiques polarisés présentant peu de marge de manœuvre et où les dirigeants sont enclins à ne pas prendre en compte les recommandations des scientifiques. Il faudra sans doute beaucoup de temps avant qu’une nouvelle crise majeure se produise, qui amène à repenser le système. Et bien que les catastrophes puissent rendre les humains plus résilients et leur permettent de tirer des leçons, il peut s’écouler des centaines d’années avant qu’ils ne s’en remettent complètement…
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