L’intervention continue de la Banque centrale européenne (ici, son siège, à Francfort) n’a eu aucune réelle influence sur les taux pratiqués par les grandes banques belges. © getty images

Paul De Grauwe, économiste: « Les banques n’ont jamais fait autant de profits » (entretien)

Thierry Fiorilli
Thierry Fiorilli Journaliste

Pour le très libéral Paul De Grauwe, le secteur bancaire belge ne risque aucune déstabilisation si les taux d’intérêt sur les comptes d’épargne augmentent. Mais les grandes banques profitent de la situation actuelle, refusant une vraie concurrence. L’Etat doit donc intervenir.

En un an, par étapes et au vu de l’inflation galopante, la Banque centrale européenne (BCE) a relevé ses taux d’intérêt directeurs de – 0,5% à 3,25%, et on attendait une nouvelle hausse ce jeudi. Mais l’épargnant, lui, ne bénéficie pas de taux plus élevés sur les montants confiés aux grandes banques belges. Pourtant, estime Paul De Grauwe, économiste et ancien élu Open VLD, la crise bancaire que provoquerait une hausse des taux d’intérêt sur les comptes d’épargne est «une fable». Les grandes enseignes étant liées par «une entente tacite», une guerre des taux est très peu probable. C’est au gouvernement à forcer le secteur, estime le professeur à la London School of Economics et professeur émérite à la KU Leuven. Mais «en aura-t-il l’audace?».

Si nous avions un système où les banques se faisaient concurrence, elles auraient déjà augmenté le taux.

Les intérêts sur l’argent que prêtent les grandes banques belges a augmenté mais ceux sur l’argent que l’épargnant dépose chez elles ne croît pas. Pourquoi ce paradoxe?

Les deux sont liés. Quand le taux d’intérêt de la BCE est haussé, en principe tous les autres taux d’intérêt montent aussi: c’est le cas des taux d’intérêt sur la dette d’Etat (les obligations émises par le Trésor belge sont aujourd’hui à près de 3%), des taux hypothécaires, des autres taux que les banques appliquent, pour les crédits aux entreprises par exemple. Tous augmentent dès lors que la BCE relève les siens, qui sont en fait des taux pour les prêts à très court terme.

Pourtant, en Belgique, les taux sur les dépôts d’épargne n’augmentent que très peu ou pas du tout…

Les banques essaient de les maintenir à un niveau bas. Selon l’argument que beaucoup des prêts qu’elles ont accordés dans le passé le sont à taux fixe pour de longues périodes – ainsi, pour les prêts hypothécaires, des taux à vingt ans. Par conséquent, une grande partie de ces prêts hypothécaires ont été établis il y a quelques années. Dès lors, le taux d’intérêt sur ces prêts hypothécaires restent très bas, parce qu’ils ont été fixés à une période où les taux étaient bas, et les banques ne peuvent pas les augmenter. Elles prétendent ne pas pouvoir hausser le taux d’intérêt sur les dépôts d’épargne parce qu’elles ne peuvent hausser en même temps les taux d’intérêt sur les crédits à long terme. Elles ne peuvent le faire que sur les nouveaux crédits hypothécaires, dont les taux peuvent être plus élevés puisque la BCE a relevé les siens.

Argument recevable?

Pas du tout. D’abord, parce que cette situation n’affecte qu’une partie de la totalité du portefeuille des banques. Ensuite, parce qu’elles détiennent des dépôts considérables, dans leur Banque nationale, et sur lesquels elles perçoivent maintenant un taux d’intérêt de 3,25%, décidé par la BCE. Et ça, ça compense leur problème sur les crédits à long terme puisque ce sont des dépôts très liquides dont les taux d’intérêt augmentent immédiatement chaque fois que la BCE décide d’une hausse. Si elle choisit d’encore augmenter ces taux, à 3,5% disons, les banques obtiendront dès lors et à nouveau un montant considérable de revenus, qui seront sans risque puisqu’ils sont détenus à la Banque nationale de Belgique. Enfin, parce que, normalement, que font les bonnes banques lorsqu’elles sont exposées à un risque? Elles essaient de se couvrir contre ce risque. En fait, elles sont même obligées de le faire. Concrètement, les banques qui détiennent des crédits à long terme devaient savoir que les taux d’intérêt pourraient augmenter ; elles devaient donc prendre une assurance contre le risque d’une hausse de ces taux d’intérêt. Et c’est la Banque nationale de Belgique qui, comme superviseur du système bancaire, doit les obliger à se couvrir. En affirmant risquer des pertes si elles augmentent le taux d’intérêt sur les dépôts d’épargne, à cause des crédits à long terme aux taux d’intérêt très bas, elles admettent qu’elles ne sont pas couvertes contre les risques et qu’elles sont en défaut, comme la Banque nationale. Personnellement, je pense qu’elles se sont couvertes mais ont lancé ce mythe qu’elles accuseront des pertes énormes si elles relèvent leur taux d’intérêt sur les dépôts d’épargne. En plus, quand on voit les profits records qu’elles ont enregistrés l’année passée, année où le taux d’intérêt commençait à augmenter…

Le ministre des Finances, Vincent Van Peteghem, aurait-il peur des banques?
Le ministre des Finances, Vincent Van Peteghem, aurait-il peur des banques? © belgaimage

L’instabilité bancaire, qu’elles avancent comme risque, ne tient donc pas?

C’est une fable. Elles essaient d’installer la peur, la panique. Alors qu’elles n’ont jamais fait autant de profits.

Il faut donc une loi qui contraint les banques à relever leur taux d’intérêt sur l’épargne?

Je pense que c’est la bonne solution. Si nous avions un système bancaire qui fonctionnait comme un marché concurrentiel, donc où les banques se faisaient concurrence, il n’y aurait aucune raison d’intervenir: elles auraient déjà augmenté le taux sur le carnet d’épargne. L’une d’elles aurait commencé et les autres auraient suivi. Malheureusement, il y a très peu de concurrence dans le système bancaire belge: il existe, entre les grandes banques, une sorte d’entente tacite. Elles se comprennent très bien. Le fait est qu’elles contrôlent une grande partie du marché bancaire en Belgique et, comme souvent, lorsqu’il y a trop de concentration, il y a peu de concurrence. C’est pour ça qu’on voit que ce sont les petites banques qui, elles, relèvent leurs taux d’intérêt sur les comptes d’épargne. Par contre, les grandes maintiennent le taux d’intérêt à un niveau bas sans se faire concurrence. Avec une concurrence, il y aurait eu un taux d’intérêt plus élevé sur l’épargne. Dès lors, il faut intervenir. Imposer une situation qui ressemble à la concurrence.

Ce qui signifie qu’il n’y aura pas de guerre des taux de sitôt?

Il n’y en aura pas. Bien sûr, il y a la pression actuelle et Belfius a bougé, mais avec une augmentation tout à fait ridicule: pas sur les comptes qu’on a déjà mais uniquement sur la nouvelle épargne et de façon minimale, bien moindre que ce qu’elle fait sur les taux hypothécaires. Je crois que l’Etat doit intervenir.

En même temps, on constate que, traditionnellement, l’épargnant belge ne change guère de banque. Selon Febelfin, la fédération bancaire, seulement 93 000 Belges l’année dernière, pour 17 millions de compte à vue et de comptes d’épargne réglementés en Belgique…

C’est vrai qu’il y a très peu de mobilité dans cette partie du marché bancaire, qu’il y a un certain conservatisme. Une peur, aussi, d’investir dans d’autres moyens d’épargne considérés comme plus risqués. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas hausser les taux d’intérêt. Les banques exploitent cette situation à leur profit, c’est clair. Mais pourquoi le ministre des Finances ne sort-il pas un prêt-citoyen, comme Yves Leterme l’a fait en 2011, pour attirer l’épargne ou faire pression sur les banques? A l’époque, ces emprunts à long terme (trois ans, cinq ans, huit ans), permettant à l’Etat de se financer, rapportaient de 3,50% à 4,20%.

Le compte E-Depo ne suffit pas? Logé à la Caisse des dépôts et consignations du SPF Finances, il a eu un rendement jusqu’à 3,1% avant d’être plafonné à 2,50%…

C’est un instrument mais je prônerais plutôt celui du prêt-citoyen. C’est un mode d’investissement très sûr, où il y a très peu de risque – ce n’est pas plus risqué qu’un compte d’épargne – et qui avait suscité un réel engouement populaire. Pourquoi ne pas faire pareil aujourd’hui? Je pense que c’est par peur des banques, qui avertissent que si on les touche, il y aura une crise bancaire terrible. Ce qui est faux. En émettant un prêt-citoyen, l’Etat pousserait les banques à hausser les taux d’intérêt. Parce qu’elles auraient peur à leur tour. Maintenant, ce sont les politiques qui ont peur des banques.

Comment voyez-vous les choses évoluer, sachant que la campagne électorale en vue des élections de 2024 démarre cet automne?

C’est difficile de faire des prévisions, d’autant qu’il y a encore beaucoup d’inconnues, notamment l’évolution des taux de la Banque centrale européenne et l’évolution de l’inflation. Si l’inflation continue de diminuer, il n’y a aucune raison pour la Banque centrale européenne de hausser le taux d’intérêt, donc l’urgence aura tendance à diminuer. En revanche, si la BCE augmente à nouveau ses taux, il y aura davantage de pression sur le système bancaire, pour qu’il hausse à son tour les taux d’intérêt. Tout dépendra aussi de la volonté politique. On a une coalition très faible, qui n’ose pas prendre de décisions et qui est composée de partis qui s’opposent, dont certains, représentant les intérêts du système bancaire, essaient de tout bloquer. C’est la force des banques, qui sont en quelque sorte infiltrées dans le système politique. Bref, la question essentielle est, finalement: «Ce gouvernement aura-t-il l’audace de forcer les banques à hausser les taux d’intérêt?» A vrai dire, j’ai l’impression que le scénario où rien ne se passe est celui qui pourrait bien se produire. J’espère que non mais je ne l’exclus pas du tout.

93 000

Belges seulement ont changé de banque en 2022, pour 17 millions de comptes à vue et de comptes d’épargne.

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