
Pourquoi Colruyt Group mise tant sur sa propre application de paiement: «Est-ce le bon combat aujourd’hui?»
Numéro un de la grande distribution en Belgique, Colruyt Group veut inciter davantage de clients à payer leurs courses grâce à la solution de paiement intégrée à son application Xtra. Un positionnement sensé ou dépassé?
Six semaines de concours pour les clients payant leurs achats avec l’application Xtra, par domiciliation. Selon un rapide calcul, Colruyt Group pourrait débourser jusqu’à 360.000 euros pour offrir des courses aux ménages participants. Quelle tactique se cache donc derrière cette opération, uniquement valable dans ses magasins «meilleurs prix»? L’intégration d’une fonction de paiement dans le programme de fidélité Xtra existe depuis 2017 déjà. Celle permettant de payer avec le smartphone, elle, fut lancée voici deux ans. Mais le marché global du paiement mobile s’est considérablement élargi. Entre les solutions des géants de la tech (Google Pay, Apple Pay, Samsung Pay, PayPal…), les applications bancaires et le projet européen Wero, appelé à remplacer Payconiq, l’initiative de Colruyt paraît surprenante. Le groupe est certes numéro un de la grande distribution en Belgique (31,2% de parts de marché, en incluant ses enseignes Okay, Spar et Comarché), mais un petit acteur par rapport à des rivaux internationaux comme Carrefour, Schwarz Group (Lidl) ou Ahold Delhaize. Aucun de ses rivaux directs n’a jugé utile de développer une solution de paiement, au-delà des formules de fidélisation permettant de collecter des points ou des euros.
«Pour un groupe comme Colruyt, les coûts de transaction représentent plusieurs dizaines de millions d’euros par an.»
Pierre-Alexandre Billiet
CEO de Gondola.
Pour Pierre-Alexandre Billiet, économiste et CEO de Gondola, plateforme d’information sur le retail, la clé de compréhension réside dans les coûts de transaction. «Pour un groupe comme Colruyt, ils représentent plusieurs dizaines de millions d’euros par an. Que ce soit à l’échelle d’un petit magasin ou d’une chaîne de commerces, c’est un réel souci, certainement au moment où les marges sont sous pression. Le positionnement de Colruyt en la matière répond donc à des critères à la fois commerciaux (réduire les coûts), stratégiques (intégrer toutes les fonctionnalités dans le programme Xtra) et tactiques (proposer des promotions personnalisées et régler des problèmes avec les sociétés de paiement). On a ici une assez bonne illustration de la vieille devise du groupe, à savoir « ce qu’on sait faire nous-mêmes, on le fait mieux. » A la différence de multinationales cotées en Bourse, qui se focalisent sur quelques grands points stratégiques, Colruyt reste géré comme une société familiale et tente des améliorations de plus petite échelle là où c’est possible.»
4,5 millions
d’interactions mensuelles ont lieu avec la carte ou l’app Xtra. Colruyt Group veut les tripler dans les prochaines années.
Contrôler les coûts des transactions
Contacté par Le Vif, Colruyt Group confirme l’analyse: «Continuer de garantir les prix le plus bas n’est possible que si nous contribuons également à contrôler les coûts des transactions de paiement, qui constituent une grande partie du panier d’achat. Pour ce faire, nous collaborons avec des prestataires de services de paiement expérimentés tels qu’Aera et Digiteal.» Il souligne la volonté de faire de Xtra un «assistant numérique polyvalent», visant, entre autres, à personnaliser l’expérience utilisateur et visibiliser les autres marques ou formules. «L’app a permis à de nombreux clients Collect&Go de découvrir Newpharma pour la première fois, et inversement», se réjouit par exemple le groupe, dénombrant 4,2 millions de clients Xtra et 1,78 million d’utilisateurs de l’application. Toutes fonctionnalités confondues, précise-t-il encore, on dénombre 4,5 millions d’interactions mensuelles avec Xtra. «L’objectif consiste à tripler ce nombre dans les trois années à venir.»
Du côté de l’utilisateur, en revanche, l’opportunité d’opter pour le paiement via Xtra peut paraître limitée, précisément au regard des solutions de paiement existantes. Celles-ci répondent également aux arguments de rapidité et de facilité d’utilisation sur lesquels Colruyt centre sa communication. Pierre-Alexandre Billiet souligne la nécessité d’atteindre une masse critique suffisante, comme ce que fit Belgacom il y a plus de dix ans, en fédérant les quatre plus grandes banques belges autour de Sixdots, une solution de paiement mobile. Certes, celle-ci fut vite éclipsée par l’offensive des géants du numérique. Mais elle eut le mérite de jeter les bases d’un autre règne à l’échelle belge, celui d’Itsme, recentré sur le segment de l’authentification et dont la croissance a doublé en 2024.
«Si Colruyt veut que son application de paiement fonctionne, il devrait l’ouvrir à d’autres distributeurs, suggère l’expert en retail. En Belgique, le pouvoir de décision dans le domaine de la grande distribution est essentiellement détenu par Delhaize, Carrefour, Colruyt et quelques autres dans le non-alimentaire. Partager une application avec des concurrents directs me semble nécessaire, mais ce ne sera pas facile. Ahold Delhaize, par exemple, accepterait difficilement de partager des datas de transaction avec Colruyt.» Dans le petit monde de la grande distribution, il se murmure souvent que Colruyt fait plutôt bande à part. Collaborer avec la concurrence ne ferait, a priori, pas partie de son ADN.
Renforcer la sécurité des données
«Investir dans les paiements, est-ce le bon combat aujourd’hui pour un groupe comme Colruyt?, questionne en outre Pierre-Alexandre Billiet. Le distributeur a beaucoup de chantiers pour l’instant: le retail media (NDLR: une stratégie publicitaire omnicanale et personnalisée), les percées d’Ahold Delhaize, la santé, malgré l’atout de Newpharma, ou le nutriscore.» Le pari de Colruyt en matière de paiement présente cependant un avantage: une fois adopté, le paiement avec Xtra est a priori acquis pour de bon, à moins de s’opposer ultérieurement à la domiciliation qui en résulte. Or, «les transactions évoluent de plus en plus vers les modèles à « trois coins » et à « quatre coins », précise le CEO de Gondola. Ce sont des manières de lier certains produits à une personne et à un type de paiement, comme par exemple des écochèques. Cela nécessite une adaptation en vue de partager davantage d’informations sur ces paiements auprès d’une série d’intervenants, à savoir des émetteurs tels que Pluxee ou Edenred, mais aussi des acteurs de la transaction comme Visa, Mastercard, etc.»
Parmi les arguments avancés, Colruyt Group évoque d’ailleurs «la sécurité renforcée des données reposant sur l’authentification multifactorielle pour les paramètres du profil et les paiements». Dans un tel contexte, il n’est pas insensé d’essayer de reprendre en partie la main sur les paiements mobiles. Même si la réussite ne passera que par une adhésion massive de clients, déjà inondés d’autres solutions en la matière.
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