Compteur eau
Le compteur d'eau: instrument essentiel pour "routiniser" la transaction entre le vendeur du service d'eau et l'acheteur.

Le prix de l’eau augmente en 2023: « L’eau ne peut être un bien de marché comme un autre » (entretien)

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

En 2023, le prix de l’eau augmentera de quelque 6,5 % en Région wallonne. La distribution de cet or bleu est étroitement liée à l’histoire des compteurs, aujourd’hui plus que centenaires. Un outil capital, y compris dans les relations entre habitants, rappelle Bernard Barraqué, directeur de recherches émérite au CNRS.

Historiquement, la fontaine à la maison, pour ceux qui en avaient les moyens, fut la première forme de fourniture d’eau. L’eau coulait alors en continu. D’où l’expression « avoir l’eau courante ». A l’extérieur, les fontaines publiques coulaient elles aussi sans arrêt. Souvent, des lavoirs ou des abreuvoirs étaient installés à proximité pour limiter le gaspillage d’eau et celle qui n’était pas prélevée retournait à la nature, raconte Bernard Barraqué.

Les premiers robinets arrêtant le flux continu de l’eau datent sans doute des années 1830,en Angleterre. A partir de là, tout le rapport à l’eau est modifié…

Oui. Tout a changé avec l’invention des tuyaux étanches qui ont permis à l’eau, mise sous pression, de monter aux étages des bâtiments. C’était également un progrès sur le plan sanitaire car les eaux parasites étaient ainsi empêchées d’entrer dans les tuyaux et de contaminer l’eau potable. Avec l’installation des premiers robinets – vers 1870 à Paris –, on commence à inventer d’autres formes d’abonnement au service d’eau : dans la capitale française, par exemple, les premiers abonnements privés consistent en un forfait annuel. Puis on imagine un abonnement à la jauge : on calibre le filet d’eau qui coule en permanence et qui remplit une citerne dans laquelle on se sert. De cette façon, on perd déjà beaucoup moins d’eau. Au début du XXe siècle, l’abonnement à la jauge fait place à l’abonnement facturé au volume et les premiers compteurs sont installés. On peut supposer que cette pratique se développe de la même manière en Belgique.

Les premiers compteurs étaient-ils fiables ?

Ils étaient peu précis. Par conséquent, pour éviter la contestation systématique des factures et parce que ces appareils coûtaient cher à l’unité, on installait plutôt un seul compteur à l’entrée des immeubles à appartements multiples, qui ne sont pas encore des copropriétés. Il revenait aux propriétaires de répercuter la facture commune sur leurs différents locataires. Les critères appliqués pour calculer le montant dû par chaque usager étaient soit le nombre d’habitants par logement, soit la surface occupée, ce qui partait du présupposé, pas toujours correct, que plus un logement était grand, plus il comptait d’habitants. Il y avait des contestations, mais la modicité des charges d’eau a fini par emporter une adhésion générale.

Entre les deux guerres, on voit  apparaître sur les façades de petites plaques émaillées  portant les mots « Eau et gaz à tous les étages ». En Europe occidentale, pays du Commonwealth exceptés, l’eau est un bien de club et non un bien commun, dites-vous. Quelle distinction faites-vous entre les deux ?

Un bien commun est un bien dont on ne peut exclure personne mais pour lequel des rivalités peuvent apparaître entre des usagers qui n’en font pas tous le même usage. Il faut donc qu’ils s’accordent. C’est souvent le cas des ressources en eau. A l’inverse, un bien de club, comme l’est l’eau du robinet en France et en Belgique, est un bien assuré comme un service public, garant de qualité et de continuité, que nul n’est obligé d’acheter. Si on choisit d’en acquérir, on accepte de payer le même prix que tout le monde. On peut toutefois, dans ce cadre-là, imaginer des solutions qui permettront d’alléger la facture de ceux qui ont des difficultés à les payer. Par exemple en offrant les premiers mètres cubes ou en les vendant à prix réduit. C’est le cas en Wallonie. J’ajoute que la Belgique présente un certain retard dans la transposition de la directive européenne de 1991 sur l’égouttage et l’épuration des eaux. Il lui faut donc consentir des investissements douloureux, qui font augmenter la facture.

Un système de distribution d’eau économiquement efficace, soucieux d’améliorer ses performances environnementales et garant de la justice sociale n’est pas possible

Bernard Barraqué

Directeur de recherches émérite au CNRS

Existe-t-il un tarif idéal de l’eau, qui concilie les objectifs d’efficacité et de justice sociale ?

Le prix de l’eau intègre une part importante de coûts fixes : au moins 80 % du montant proviennent de l’amortissement des investissements. Donc, si la consommation d’eau diminue, le prix unitaire doit augmenter pour équilibrer les coûts et les recettes, comme l’exige la logique du coût vérité en Belgique. C’est un premier problème. Le deuxième, c’est que les familles pauvres ne consomment pas beaucoup moins d’eau que les familles riches. Dès lors, si l’on applique une tarification par tranches croissantes, celle-ci aura certes un petit impact sur ceux qui gaspillent l’eau mais elle touchera surtout les familles nombreuses les plus précaires, qui verront leur facture augmenter en raison de leur importante consommation. On dit qu’une tarification par tranches croissantes concilie la lutte contre le gaspillage et la redistributivité sociale, mais ce n’est pas sûr. C’est beaucoup plus compliqué que ça. Pour assurer une justice sociale, il ne faut pas chercher à la combiner à l’efficacité mais la traiter à part, en créant par exemple un chèque-eau qui aide les plus fragiles à payer, sans réduire le tarif à la baisse pour les plus pauvres.

Il n’est donc pas possible de fixer un tarif de l’eau qui réponde à la fois aux questions environnementale, économique et d’équité ?

Disposer d’un système de distribution d’eau économiquement efficace, soucieux d’améliorer ses performances environnementales et garant de la justice sociale n’est pas possible. Il faut un arbitrage. On ne peut pas résoudre tous les problèmes à la fois. Si, par exemple, on cherche à faire payer davantage les gros consommateurs industriels, ceux-ci pourraient quitter le service public et procéder à leurs propres forages, qui leur coûteraient moins cher. Conséquence : les recettes du service public fondraient. C’est une spirale infernale.

Aujourd’hui encore, des logements ne sont pas équipés de compteurs d’eau individuels en Grande-Bretagne, en Irlande, au Canada. Pourquoi ?

Historiquement, au Royaume-Uni et plus globalement dans le Commonwealth, l’accès à l’eau pour les particuliers est considéré comme un bien commun, c’est-à-dire que les coûts du service de distribution de l’eau sont globalisés et répercutés sur les familles qui les financent par les impôts locaux, calculés en fonction de la valeur locative de leur maison. En Grande-Bretagne, les usagers avaient confiance dans ce modèle et, d’ailleurs, la consommation d’eau n’est pas tellement plus importante qu’en France ou en Belgique, pays équipés de compteurs. En revanche, en l’absence de compteurs, il est impossible de localiser les fuites dans des réseaux vétustes.

Alors Première ministre, Margaret Thatcher a privatisé les services d’eau et a décidé qu’en 2000, les compteurs seraient généralisés dans le pays. Pourquoi cela a-t-il provoqué une vague d’hostilité ?

Parce que les Britanniques, toujours dans la culture de l’eau comme bien commun, n’en voulaient pas. Actuellement, environ 60 % des ménages du Royaume-Uni disposent d’un compteur. Les propriétaires de piscine y ont été contraints. Le solde de la facture d’eau globale retombe donc sur ceux qui n’ont pas de compteur et qui finissent par payer des charges annuelles plus élevées que les autres. Avec une conséquence négative directe pour les compagnies privatisées en charge de la distribution d’eau : un taux d’impayés beaucoup plus élevé qu’ailleurs en Europe. Les gens refusent de payer, estimant que le service n’est pas correct. La privatisation a créé un système en tension entre tous. Cela correspond bien à une logique de marché.

La Belgique doit consentir à des investissements douloureux sur l’égouttage et l’épuration des eaux. Conséquence: la facture augmente

La question du compteur ne peut s’envisager sans celle de la confiance. Si on mesure les quantités d’eau prélevées, c’est que l’on veut être sûr de disposer d’informations crédibles et fondées…

En effet. Si le compteur est fiable, il devient un instrument essentiel pour « routiniser » la transaction entre le vendeur et l’acheteur. A priori, on fait confiance aux compteurs. Or, ils ne sont pas toujours justes, même s’ils le sont plus qu’il y a un siècle. Quand il n’y a pas de compteur, il existe une forme de confiance dans la gestion en commun de l’eau. Mais quand un immeuble à plusieurs appartements est équipé d’un compteur collectif, certains occupants contestent la part de facture qui leur est envoyée par le gérant. Ils estiment payer pour des voisins gaspilleurs. Cette perte de confiance explique qu’ils réclament alors un compteur individuel.

Les compteurs ne sont pas toujours justes, même s’ils le sont plus qu’il y a un siècle.

Les relevés de compteurs peuvent désormais se faire à distance, juste en passant devant les logements. Quels sont les avantages ?

Outre la facilité de relevé, puisqu’il n’est plus nécessaire d’accéder aux logements, ce système permet de traquer les événements anormaux, comme une consommation qui augmente d’un coup ou qui s’arrête brutalement.

Pourquoi le compteur est-il rejeté par la population de certains pays en développement ?

Pour les mêmes raisons qu’en Europe avant-guerre. Il faut deux ou trois générations pour comprendre que pour avoir de l’eau qui sort d’un robinet, chez soi, il faut payer. Dans les pays en développement, comme les services publics sont peu fiables et intermittents, l’eau reste considérée comme une ressource qui doit être gratuite pour les usages domestiques. Ce qui pose problème, parce que cela provoque des pénuries. Mais les usagers ne veulent pas d’une tarification de cette eau devenue rare : ils préfèrent trouver des solutions en commun, au niveau inframunicipal, qui sont souvent efficaces.

Faut-il encourager les gens à récupérer l’eau de pluie ?

Diverses études montrent qu’à ce niveau, cette eau revient très cher, bien plus en moyenne que l’eau du réseau public.

Y a-t-il un risque que l’eau devienne un bien comme un autre, aux mains du marché ?

En Europe, il est hors de question que l’on fasse de l’eau un bien de marché. Il n’y a d’ailleurs aucun risque en ce moment.

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