Grogne des agriculteurs: «A la caisse, on ne paie pas le prix juste pour les produits alimentaires»
Les fermiers n’ont aucune raison de s’en prendre à la grande distribution, estime Pierre-Alexandre Billiet, le patron de Gondola. Car le sort de ces deux clans d’acteurs est intimement lié.
En bloquant Bruxelles et d’autres lieux stratégiques du pays le 1er février, avec un millier de tracteurs et autant de tonnes de fumier, les agriculteurs ont opté pour la démonstration de force. Ils ont arraché des concessions de la part des autorités européennes réunies ce jour-là en Conseil dans la capitale, mais aussi des gouvernements fédéral et régionaux. Sur le recadrage des importations de produits agricoles venus de l’Ukraine. Sur la simplification administrative tant réclamée. Sur la fin de la jachère annuelle imposée à 4% des terres. Ils ont aussi obtenu des promesses. Mais les agriculteurs ne sont pas dupes: ils attendent leur concrétisation. Si les annonces politiques faites en ce début février ne sont pas suivies d’effet, ils reviendront. Et bloqueront à nouveau Bruxelles, Anvers, Zeebruges, certains postes-frontières et quelques centres de distribution liés aux grandes enseignes commerciales. Un nouveau Conseil européen de l’agriculture est programmé le 26 février. Les ministres sont attendus au tournant.
« Le secteur agroalimentaire est bien parti pour se casser la figure également ».
En s’en prenant à la grande distribution, et en particulier aux centres de distribution, «les agriculteurs font fausse route, estime Pierre-Alexandre Billiet, économiste et patron de Gondola, la plateforme d’information sur la distribution alimentaire, parce que les deux secteurs sont interdépendants. Il faut donc unir les forces pour obtenir, simultanément, que des changements s’opèrent du côté des consommateurs, des industriels et du gouvernement. Le consommateur doit être guidé par le gouvernement pour acheter mieux, par exemple avec des incitants fiscaux, tandis que l’industrie agroalimentaire, la grande distribution et le secteur agricole doivent s’engager vers une hausse de la qualité des produits. Sans cette simultanéité, ça ne marchera pas. L’interventionnisme de l’Etat doit être doux, au contraire de ce qu’on observe en France. Parce que si, par exemple, les prix minimaux des produits alimentaires augmentent sur décision du gouvernement, les consommateurs s’approvisionneront ailleurs. Cet interventionnisme-là ne fonctionne pas. Il faut passer à une nouvelle consommation qui ne soit plus basée sur les volumes produits et opter pour une consommation saine: du blé, des œufs, du miel ou tout autre produit agricole qui corresponde à des normes en matière de santé et de qualité. En la matière, il y a beaucoup à faire.
Pourquoi?
Parce qu’aujourd’hui, on ne paie pas le vrai prix de l’alimentation. Les externalités négatives de l’alimentation sont collectivisées et ses bénéfices sont individualisés. Je prends un exemple fictif. Partons d’une pomme vendue un euro. Si on veut compenser les externalités négatives de sa production, c’est-à-dire toutes les conséquences négatives de cette culture industrialisée, elle devrait se vendre entre deux et quatre euros. Ce que le consommateur n’acceptera pas. Or, actuellement, le client ne paie certes pas ce prix-là à la caisse mais lui et toute la population le paient à travers les frais de santé publique. Je rappelle qu’un Belge sur deux est en surpoids. Si des mesures sont prises uniquement pour augmenter le pouvoir d’achat des gens, de manière à ce qu’ils continuent à consommer des produits alimentaires vendus plus cher, on fait fausse route. Les produits agricoles doivent aller vers plus de qualité, dans une perspective de durabilité. L’érosion catastrophique des sols à laquelle nous sommes confrontés provoque l’appauvrissement de certains produits agricoles, en minéraux et en sélénium notamment. Cet appauvrissement des sols est le résultat d’une agriculture industrialisée et intensive. Donc, encore une fois, si le but est de continuer à se gaver, mais à prix plus élevés, de produits qui ne sont pas nécessairement bons pour la santé ni pour la planète, on accélérera le déclin de la société de consommation et le déclin de l’agriculture aussi. Pousser ce modèle encore plus loin ne sert à rien. Il faut revenir un peu en arrière, arrêter de vendre des volumes et vendre plus de qualité.
Pour augmenter ses marges, la grande distribution parie pourtant sur l’augmentation des volumes vendus, non?
En effet, elle vend du volume, un produit gratuit pour un acheté, des paquets gonflés gratuitement de 30%, etc. Pour changer de modèle et passer à la vente de produits de qualité, il faut viser une durabilité saine, qui passe par le respect de la biodiversité et d’une production locale. Une grande partie du monde agricole, qui parle aujourd’hui le langage d’une consommation et d’une distribution industrialisées, a, paradoxalement, tout intérêt à changer de paradigme. C’est d’ailleurs aussi dans l’intérêt du consommateur, du gouvernement, confronté à d’importants coûts de santé publique, et des entreprises. Dans la grande distribution, la rentabilité est de moins de 1%. Dans l’agroalimentaire, elle tourne autour de 2,5%. Quant au retour sur actifs des fermes, selon plusieurs études réalisées aux Etats-Unis, il est carrément négatif sur à peu près trente ans. Ce long détour pour expliquer pourquoi la grande distribution ne doit absolument pas être prise pour cible. Elle est le bras prolongé de l’agriculture qui s’est intensifiée et industrialisée. La tenir pour responsable de la situation actuelle des agriculteurs a un côté incompréhensible. Bloquer la grande distribution prouve surtout sa force. Le jour où elle s’arrête, il ne faudra pas 24 heures pour que la Belgique ne puisse plus se nourrir.
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Dans cette crise, on a le sentiment que chacun cherche un responsable, qui change au fil des jours: d’abord l’Europe, puis l’Ukraine, puis le gouvernement, puis l’écologie, puis la grande distribution. Personne n’ose vraiment pointer les consommateurs de peur de se les mettre à dos. Chercher à tout prix un coupable a-t-il du sens dans le contexte actuel?
Il y a dans tout ce discours quelque chose de très hypocrite. Car nous y sommes tous pour quelque chose. Le fait de rejeter sans cesse la faute sur d’autres prouve bien que l’on est en crise. Et tant que cela durera, il n’y aura pas de prise de conscience des enjeux fondamentaux. Etymologiquement, le mot grec «krisis» signifie «choix à poser». Aujourd’hui, il faut choisir entre rester dans une agriculture industrialisée et intensifiée – 70% des fermes ont disparu entre 1980 et 2019 – ou basculer vers autre chose. Parce que le vrai problème, c’est la surconsommation, nourrie par une surproduction. Celle-ci est exportée, en vertu d’accords de commerce internationaux. Mais en exportant notre surproduction de lait lyophilisé, par exemple, on déstabilise les marchés locaux en Afrique! Le discours éthique tenu par des cultivateurs – «Ce que je fais, c’est bien parce que j’ai les deux bottes dans la boue» – ne tient pas la route. Nous sommes tous interdépendants. On peut, certes, comprendre le discours émotionnel de certains agriculteurs, mais la marge est sous pression dans la totalité de la chaîne.
La grande distribution, qui a connu ces derniers mois plusieurs fermetures et divers plans de restructuration en Belgique, a-t-elle conscience qu’elle a aussi quelque chose à gagner dans le changement de paradigme que vous prônez?
Oui. Au cours de l’hiver dernier, nous avons proposé un projet au comité ministériel restreint pour travailler en ce sens. Je peux vous garantir qu’il y a des engagements très forts de la part de la grande distribution, qui est consciente qu’elle aussi a besoin de solutions différentes pour survivre.
Ne serait-il pas opportun d’avoir un discours plus clair à l’égard du consommateur?
Si. Le consommateur ignore qu’il paie le prix de ce modèle économique, et à quelle hauteur. Mais il le paie, par des taxes, à travers les soins publics, la santé, mais aussi les effets de la durabilité. Il faut oser parler vrai au consommateur et lui dire que le coût réel des produits alimentaires est deux à quatre fois supérieur au prix à la caisse: les produits bon marché coûtent, en réalité, excessivement cher. Il vaudrait mieux assurer une réelle rémunération à tous les acteurs de la chaîne, avec un prix plus juste pour des produits plus qualitatifs. Parce qu’on nous dit que nos produits agricoles répondent aux normes. Certes, mais on oublie de dire que ces normes sont minimales. Autrement dit, si un produit descend sous ces seuils, il devient carrément toxique. Nos normes de qualité ne devraient pas être minimales et punissables mais beaucoup plus ambitieuses et donc créatrices de valeur. On peut y parvenir en Belgique. L’Afsca (Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire) est une référence mondiale. Le savoir-faire agricole belge est exceptionnel. Mais il faut que ces ambitions nouvelles se traduisent par une rémunération juste, qui reflète la vraie valeur des bienfaits d’une bonne alimentation. On ne demande pas de soutien de l’Etat: ça ne sert à rien de redévelopper des subsides pour l’agriculture, pour la grande distribution, ni pour l’industrie agroalimentaire.
« Aujourd’hui, on parle du prix des produits. Demain, on parlera des produits parce qu’ils ne seront plus tous disponibles. »
Sentez-vous le monde politique ouvert à ce changement de fond?
Je pense qu’une solution pour qu’il prenne conscience des enjeux est de le placer devant le fait accompli. Aux Pays-Bas, l’avocat Roger Cox a intenté un procès au gouvernement puis au pétrolier Shell pour les contraindre à réduire leurs émissions de CO2. Des procès de ce registre se gagnent dorénavant, contre des sociétés mais aussi contre des Etats, pris en défaut sur le principe de précaution. Les gouvernements savent que les externalités de l’alimentation ont des conséquences négatives sur la santé des populations et, pourtant, ils ne bougent quasi pas sur cette question. Une autre piste consiste à considérer que l’alimentation est un bien commun et peut, à ce titre, bénéficier d’une responsabilité juridique. Aux Etats-Unis, pays libéral s’il en est, le lac Erié dispose désormais de droits légaux en vertu desquels on peut attaquer en justice les sociétés qui polluent ses eaux. On pourrait imaginer cela pour la mer du Nord, ainsi habilitée à imputer des procès à des pays ou à des sociétés commerciales qui détruisent ses fonds marins. Il est possible aussi pour les gouvernements d’agir sur la fiscalité, incitative ou punitive. A contrario, en faisant de la durabilité une variable d’ajustement, les autorités politiques ne vont pas dans le bon sens.
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Le politique s’appuie sur des arguments économiques, notamment pour justifier l’abandon des 4% de terres qui auraient dû être mises en jachère et ne le seront pas…
Oui, c’est à nouveau l’économique qui prend le dessus. On le comprend parce que c’est une question de survie. Mais le problème, aujourd’hui, c’est l’accompagnement du secteur agricole. Sur ce point, les agriculteurs ont raison: ils ont été très mal accompagnés sur le chemin vers la biodiversité et vers la désindustrialisation, depuis des années. Mais reculer sur les 4% de terres en jachère, c’est catastrophique en matière de biodiversité. Et c’est une des choses pour lesquelles les gouvernements peuvent être mis devant leurs responsabilités. Ici, on va mettre l’agriculture sous perfusion. On apporte une réponse durable à un problème économique. C’est très malsain.
Vous prônez une révolution de modèle globale. En se faisant l’avocat du diable, n’est-ce pas trop demander?
Je ne pense pas. La révolution, nous la vivons maintenant, et ce n’est qu’un début. On parle aujourd’hui des prix de l’alimentation. Mais demain, avec le réchauffement climatique, on parlera de la disponibilité des produits alimentaires parce que leur qualité et leurs volumes seront très fluctuants, dans une réalité géopolitique relativement instable. Dans un contexte climatique qui influencera de plus en plus les récoltes, si les gouvernements viennent chaque fois avec des paramètres d’ajustement temporel, on n’y arrivera pas. Il existe des bribes de solutions partout. Il faut les assembler. Mais ce puzzle doit se construire à plusieurs, gouvernements, acteurs commerciaux et consommateurs joints. Et plus on tarde, plus ça coûtera cher. Le secteur agroalimentaire est bien parti pour se casser la figure également. Du moins, les PME. Faut-il attendre que toute la chaîne aille encore plus mal?
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