«Des évolutions spectaculaires arrivent»: comment vos supermarchés mijotent discrètement la technologie du 22e siècle
Caddie intelligent, promotion basée sur l’IA, expérience client connectée: les supermarchés belges mettent la gomme sur les nouvelles technologies. Si certaines sont déjà visibles par le client, d’autres se cachent encore dans les centres logistiques, ou restent au stade d’études internes. Mais toutes visent les mêmes buts: améliorer le service client et l’efficacité (officiellement) et réduire les vols (moins officiellement) «dévastateurs pour le secteur».
Les supermarchés sont en pleine phase d’exploration. Cà et là, ils expérimentent, fouillent, comparent, et tentent de déterminer comment intégrer des technologies plus ou moins révolutionnaires dans leurs offres à la clientèle. Mais entre les innovations séduisantes sur papier et celles réellement appliquées sur le terrain, le ratio reste très faible. Surtout, les enseignes appuient sur la pédale de frein lorsqu’une technologie risque d’exclure une partie de la clientèle, ou de bousculer ses habitudes.
Supermarchés: Colruyt en tête de gondole
Les tests miniatures, en revanche, fleurissent davantage. Dans cet exercice, Colruyt est certainement l’enseigne qui communique le plus sur le sujet. Dernière éclosion en date, un caddie intelligent, «Smart Cart», qui a été testé dans le magasin de Hal. Ce dernier scanne le produit en 3D, son code barre, et pèse son poids. Un croisement de différentes technologies presque infaillible pour identifier l’achat placé dans le panier.
L’essai s’est déroulé en petit comité: seuls les membres du personnel ont été invités à tester la nouveauté. Selon Colruyt, les internes ont apprécié l’expérience: 92% d’entre eux ont déclaré qu’ils souhaiteraient utiliser le caddie intelligent à l’avenir, s’ils en avaient le choix. Parmi les avantages visés par la technologie, «le fait de ne plus devoir faire la queue à la caisse, le gain de temps en général, la liste de courses à l’écran qui est automatiquement cochée et la vue d’ensemble sur le montant total provisoire de ses achats», énumère Eva Biltereyst, porte-parole. L’enseigne reste toutefois critique sur ce premier jet. «Pour un client qui vient faire ses courses hebdomadaires, le modèle du caddie actuel est encore trop petit.»
Supermarchés: un large rayon d’essais
De cet essai concluant, le supermarché a enclenché la phase suivante, avec un test grandeur nature et de vrais clients, cette fois. «Nous travaillons en coulisses sur un caddie qui intègre des améliorations par rapport au test précédent.» Le timing de cette nouvelle étape n’est pas encore connu, «au plus tôt dans le courant de l’année prochaine», prédit le groupe.
La généralisation du caddie intelligent est un but assumé par Colruyt. «Nous en avons clairement l’ambition, en priorisant d’abord certains magasins. Il est évident que le système ne sera jamais destiné à tous nos clients. C’est pourquoi des caisses classiques resteront disponibles», précise Eva Biltereyst.
Nous avons l’ambition de généraliser le caddie intelligent dans l’ensemble de nos supermarchés.
Eva Biltereyst
Porte-parole de Colruyt
L’enseigne n’en est pas à son coup d’essai. Ces derniers mois, elle a enchaîné les expériences. Notamment avec l’«easy check out», un système de caisse innovant doté d’une intelligence artificielle, «qui accélère de 20% le passage en caisse.» Il est actuellement présent dans vingt magasins, et sera généralisé courant 2025-2026, assure-t-on. Le distributeur teste en parallèle un compteur de personnes à l’entrée de ses magasins, en préservant leur anonymat. «L’objectif est de pouvoir estimer l’affluence et d’établir l’emploi du temps des collaborateurs en conséquence.» Et ce n’est pas tout: l’année dernière, le groupe lançait aussi le «product finder», une technologie cette fois destinée aux collaborateurs, qui leur permettrait d’économiser jusqu’à une heure et demie par jour lors du réassort en rayons.
«Colruyt est le distributeur belge chez lequel l’investissement dans les technologies est le plus visible pour le client, remarque Pierre-Alexandre Billiet, économiste, expert en retail et CEO de Gondola. Ce sont eux qui testent le plus en magasin. Ils sont d’ailleurs les premiers à avoir inauguré un supermarché sans personnel en ville. (NDLR: via leur marque Okay).»
Pour Albert Heijn et la plupart des autres distributeurs, les avancées sont aussi réelles, mais souvent moins visibles (robotisation dans les centres logistiques, commandes à l’aide de l’IA…). Les nouveaux entrepôts de Ahold Delhaize, par exemple, intègrent eux aussi des outils totalement robotisés. «Là-bas, on est déjà au 22e siècle», s’étonne Pierre-Alexandre Billiet.
Supermarchés: le consommateur n’est pas encore prêt pour toute la technologie
Beaucoup de distributeurs n’osent cependant pas encore confronter le consommateur avec ces nouvelles technologies. «La technologie est prête, le consommateur belge ne l’est pas encore, résume le CEO de Gondola. Colruyt a l’avantage d’avoir l’expérience en magasin la plus flexible et dispose d’une latitude qui lui permet de réaliser davantage de tests. Le consommateur ne vient pas chez eux pour une expérience « agréable » en magasin, mais pour les prix bas et l’efficacité», estime le spécialiste.
Dans un magasin, le consommateur ne veut pas avoir l’impression d’être le rouage d’une machine.
Pierre-Alexandre Billiet
CEO de Gondola
En substance, les enseignes tentent de gagner en efficacité tout en maintenant un service humain. «Le risque qui guette les magasins, c’est leur disparition progressive au profit de l’e-commerce.» En temps de crise, les références changeantes posent un réel souci au consommateur. A tel point que Jumbo ait par exemple réinstauré une kletscassa, c’est-à-dire une caisse où l’on peut papoter avec le personnel. «Si l’efficacité se révèle absolument nécessaire en-dehors du magasin (logistique, achat), à l’intérieur de magasin, le consommateur recherche toujours ses points de référence, et souhaite parfois prendre son temps. Il ne veut pas avoir la sensation d’être le rouage d’une machine», analyse Pierre-Alexandre Billiet.
La technologie pour contrer le vol
L’intérêt grandissant des supermarchés envers la technologie n’est pas qu’une question d’expérience client et d’efficacité. Elle est surtout un rempart indispensable pour contrer l’explosion des vols en magasin. «Aujourd’hui, les vols induisent des baisses de marges massives et catastrophiques pour la grande distribution, indique l’expert en retail. Ce n’est donc pas tant l’expérience client qui est au centre de la réflexion – même si cette explication est mise en avant pour le grand public –, mais plutôt «l’expérience actionnariale» pour limiter la perte des bénéfices. Pour les enseignes, l’investissement technologique pour réduire les vols est devenu une obligation économique», juge-t-il.
Pour les enseignes, l’investissement technologique pour réduire les vols est devenu une obligation économique.
Pierre-Alexandre Billiet
CEO de Gondola
Par exemple, la marge d’un supermarché sur un produit tourne autour de 2% net, en moyenne. Si un produit est volé, l’enseigne doit en revendre 50 pour couvrir le coût du vol. Pour les produits chers (alcools, cigarettes, parfums, hygiène corporelle), un seul vol est une petite catastrophe, car ils sont vendus en moins grande quantité. «Pour le vol d’un parfum à 20 euros, le supermarché doit vendre l’équivalent de 1.000 euros en alimentation pour compenser la perte».
La rentabilité de l’investissement en technologies tient donc moins dans l’efficacité, que dans l’effet anti-vol. Autrement dit, la lutte contre le vol décide les investissements en technologie.
Delhaize cache bien son jeu
Chez Delhaize, l’IA est intégrée au fonctionnement de l’entreprise, «mais davantage pour le transport et la logistique, précise Roel Dekelver, porte-parole. Le groupe Ahold Delhaize réalise une grande quantité d’études internes. A moyen terme, nous verrons les nouveautés qui sont implémentables.»
Pas d’accélération clinquante annoncée, donc. Le Wifi gratuit dans le magasin, une application connectée, ou le home delivery font partie des dernières évolutions en date. L’enseigne compte aussi davantage lier ses réductions aux produits sains (au nutri-score A et B). «Des évolutions spectaculaires vont arriver, c’est une certitude, mais on ne peut pas encore les annoncer. Le développement d’un caddie intelligent ne fait pas partie des idées en cours de test», exclut cependant Roel Dekelver.
Des évolutions spectaculaires vont arriver, c’est une certitude, mais on ne peut pas encore les annoncer.
Roel Dekelver
Porte-parole de Delhaize
Delhaize dit rester très attentif aux pratiques émergeant à l’étranger. «Mais beaucoup de projets sont testés puis annulés. 95% des tests ne débouchent pas sur un système fixe dans les magasins, chiffre Roel Dekelver. Souvent, les essais paraissent très chouettes d’un point de vue technologique, mais ils ne facilitent pas toujours la vie des clients.» L’enseigne se contente donc de réflexions internes. «On a certaines choses dans le pipeline, mais on ne peut pas encore les dévoiler. Parfois, on constate qu’une technologie marche, mais qu’il serait hâtif de la lancer sur le terrain.»
Carrefour: l’IA pour gérer les ristournes
Chez Carrefour Belgique, deux projets qui utilisent l’IA ont été lancés cette année. Un système d’intelligence artificielle est utilisé pour gérer les ristournes sur les dates de péremption, dans tous les magasins intégrés (41 hypermarchés et 43 Carrefour Market). L’enseigne applique une démarque sur les produits qui approchent de leur date de péremption (visible via des étiquettes jaunes) depuis de nombreuses années. Jusqu’à présent, la réduction oscillait entre 30 et 50%, de façon fixe.
Désormais, le distributeur a développé, avec un partenaire externe, une démarche «plus intelligente», qui adapte précisément les remises en fonction du type de produit, de la quantité de produit restante, et du volume de ventes moyen. «L’outil est mis à jour en temps réel et s’adapte selon une multitude de données, explique Siryn Stambouli, porte-parole. Il permet de gagner en efficacité et met l’accent sur les produits qui se vendent moins.» Et donc, si l’intelligence artificielle sait qu’un yaourt à la fraise est rarement vendu au moment où il devrait l’être, elle l’intègre dans les références à surveiller. En revanche, les références qui se vendent à un rythme soutenu ne sont pas ciblées.
Un système d’intelligence artificielle est mis en place pour mieux gérer les promotions sur les produits proches de leur date de péremption.
Siryn Stambouli
Porte-parole de Carrefour
Actuellement, dix magasins pilotes surveillent tous les produits afin d’établir une moyenne. Le volume de vente d’une référence est relativement identique, peu importe la localisation géographique du magasin. Objectif du processus guidé par l’IA chez Carrefour: «réduire les pertes financières et le gaspillage alimentaire», dit Siryn Stambouli. Et donc, là aussi, la rentabilité est au cœur de la démarche.
A l’hypermarché d’Auderghem, un autre test grandeur nature voit le jour. Les personnes malvoyantes peuvent s’y repérer et consulter les produits de façon auditive, via un QR code et une application. Elles sont habituées à utiliser leur smartphone de cette manière. Le but est ainsi de leur permettre de réaliser des achats de façon autonome. «Carrefour est le premier retailer et Belgique et en Europe à avoir développé un tel système», se félicite la porte-parole.
Le caddie intelligent n’est par contre pas dans les plans du distributeur. «Ce n’est pas spécialement en réflexion. La technologie est parfois moins visible par le client, mais elle est beaucoup utilisée pour améliorer notre propre travail.»
Aldi: la météo pour prévoir les stocks
Chez le discounter Aldi, on dit vouloir introduire la technologie «uniquement lorsqu’elle apporte une valeur ajoutée et qu’elle s’inscrit dans le cadre du principe discount, avec des processus simples et efficaces.»
Par exemple, Aldi Nord (qui représente huit pays européens) a mis en place une solution intelligente et automatisée pour la prévision et le réapprovisionnement des magasins. «Cet outil d’IA prédit au mieux la demande des clients en utilisant des informations supplémentaires telles que les datas de ventes, les promotions ou même les conditions météorologiques, explique Dieter Snoeck, porte-parole. De cette façon, nous coordonnons les volumes commandés aussi précisément que possible, au bon moment et au bon endroit, et assurons un meilleur approvisionnement afin d’éviter le gaspillage.»
Un outil d’IA prédit au mieux la demande des clients en utilisant des informations supplémentaires telles que les datas de ventes, les promotions, ou même les conditions météorologiques.
Dieter Snoeck
Porte-parole d’Aldi
Par ailleurs, Aldi dit miser, en Belgique, sur l’expérience d’achat physique. «Nous investissons dans un nouvel aménagement de nos points de vente qui mise sur les produits frais. Concrètement, nous agençons nos magasins de manière à ce que nos produits frais se retrouvent à l’avant du magasin. Vu que les produits frais figurent en haut de la plupart des listes de courses. Avec nos 440 magasins en Belgique, il s’agit d’un exercice à grande échelle.»
Le groupe Aldi Nord teste actuellement aux Pays-Bas plusieurs technologies de caisse qui peuvent rendre le passage en caisse encore plus facile et plus rapide. «L’objectif est de faire une idée globale de ce que pourrait être la caisse du futur.»
Lidl: la chasse aux caddies volés
Lidl a récemment inauguré des caisses automatiques (self-scan) dans deux de ses magasins. L’enseigne s’était auparavant gardée de mettre en place l’innovation, pourtant implémentée chez ses concurrents. Mais la technologie s’était souvent révélée incompatible avec les pratiques propres au discounter. «Aujourd’hui, on remarque que le consommateur accorde beaucoup d’importance à un temps d’attente réduit aux caisses. D’ici 2028, Lidl a la volonté d’équiper progressivement ses 300 magasins en Belgique de caisses automatiques», vise Julien Wathieu, porte-parole. Les magasins avec le plus d’affluence (dans les grandes villes) seront priorisés.
En outre, le supermarché équipe actuellement certains magasins de gatekeeper et d’aimants placés sous les caddies. Un portique de sécurité est installé à la sortie du parking, afin d’éviter les vols de caddies, visiblement fréquents. Quant à la logistique, l’enseigne dit pour l’instant s’en tenir à des «technologies classiques».
Des magasins hyperconnectés?
De par sa nature, le secteur de l’alimentaire ne peut donc pas se permettre des évolutions trop brutales, à l’instar du magasin ultra-connecté d’Amazon Go.
«Cette technologie fonctionne relativement bien, mais elle demande des investissements énormes, car tous les produits présents dans le magasins sont connectés à haute vitesse, observe Pierre-Alexandre Billiet. Pour l’alimentaire, le concept est moins pertinent, mais d’autres secteurs, comme l’habillement, pourraient s’en inspirer. Avec moins de rotation, moins de produits mais à plus haute valeur, le concept fait sens. Or, un grand supermarché détient en moyenne 20.000 produits différents en magasin.»
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