Avec l’euro numérique, bientôt tous fliqués? «L’Etat saura tout sur tout le monde»… mais des avantages sont indéniables
L’euro numérique envisagé par la BCE pourrait faciliter les transactions entre pays, réduire leur coût, et assurer une meilleure traçabilité. Une manière pour la Banque centrale de niveler sa technologie face à l’essor des cryptomonnaies. Mais l’option fait grincer des dents chez les défenseurs des libertés individuelles, car elle induirait une étatisation croissante du circuit monétaire.
L’euro numérique est sur les rails… et le train roule à grande vitesse. Sa locomotive? La puissante BCE, qui compte tracter, avec les banques nationales, les wagons d’une monnaie 100% digitale. «Une monnaie numérique de banque centrale, équivalente aux espèces, mais sous forme électronique, définit la BCE elle-même. L’euro numérique viendrait en complément des billets et pièces et constituerait une solution de paiement supplémentaire.»
La phase préparatoire, qui a débuté en novembre 2023, est toujours en cours. Rien n’est encore adopté, donc, mais la machine est (bien) lancée. «L’euro numérique serait conservé dans un portefeuille électronique placé auprès de votre banque ou d’un intermédiaire public, détaille la BCE. Vous pourriez ainsi effectuer tous vos paiements électroniques habituels (dans les magasins, sur Internet ou entre particuliers) avec votre téléphone ou votre carte, en ligne et hors ligne.»
Euro numérique: rejoindre le train de la blockchain
«L’euro numérique est une manière, pour la BCE, de rejoindre le train de la technologie blockchain afin de répondre à la concurrence des cryptomonnaies, remarque Bertrand Candelon, professeur en finance internationale à l’UCLouvain. Les banques centrales se sont vues obligées de se mettre au niveau des avantages liés aux cryptos, à savoir l’anonymat et la sécurité.»
D’autant plus que les transactions crypto s’effectuent de manière immédiate. Or, avec de la monnaie fiat (NDLR: l’ensemble des monnaies classiques créées par les gouvernements, la monnaie fiduciaire), le laps de temps est plus long. «En clair: plus on décentralise, plus les transferts sont rapides, et moins les risques sont élevés», résume Bertrand Candelon.
Pour l’instant, il existe différents types de MNBC (Monnaie Numérique de Banque Centrale, ou CBDC pour «Central Bank Digital Currency»). Celles-ci permettent toujours une convertibilité entre la monnaie fiduciaire centrale et la monnaie CBDC. «Ce n’est pas quelque chose de purement indépendant, insiste l’économiste. Contrairement au bitcoin, qui est complètement déconnecté, avec un risque plus élevé.» Selon lui, l’euro numérique doit donc plutôt être perçu comme un nouvel outil de gestion monétaire. «Le CBDC et les cryptos utilisent la même technique que la blockchain, mais sont deux choses différentes.»
Euro numérique: modernisme et sécurité
La question est aussi de savoir si aujourd’hui une émission physique des billets reste nécessaire, sachant que l’essentiel de la monnaie est dite scripturale (des écritures bancaires), le cash étant de moins en moins utilisé. «L’idée de créer un euro numérique rejoint l’esprit de la blockchain et sa traçabilité, complète Roland Gillet, professeur d’économie financière à la Sorbonne (Paris 1) et à l’ULB (Solvay). Avec un système sécurisé, plus simple à manipuler que l’actuel. Cette évolution serait une façon d’ajouter du modernisme dans la gestion d’une Banque centrale.»
L’euro numérique peut avoir un impact clair sur la vitesse de circulation de la monnaie.
Bertrand Candelon
(UCLouvain)
Ainsi, l’euro numérique permettrait de faciliter et accélérer des paiements numériques à l’étranger (actuellement, cela peut prendre du temps entre pays), et de diminuer les coûts de transaction (qui augmentent selon le nombre d’intermédiaires). «L’euro numérique peut avoir un impact clair sur la vitesse de circulation de la monnaie et apporte une sorte de garantie automatique des paiements», note Bertrand Candelon.
Une étatisation croissante du circuit monétaire
Pour Roland Gillet, cet argument de fiabilité est positif. En revanche, jouer la carte de la sécurisation «signifie aussi une plus grande emprise des pouvoirs publics, une étatisation croissante dans le circuit monétaire.» Puisque les actionnaires de la BCE sont… les Etats. «Une traçabilité totale où l’Etat saurait tout de tout le monde déteint un côté ‘flicage’ moins réjouissant. Il est impératif de lutter contre le blanchiment, c’est une certitude. Mais le modèle allemand, avec une circulation du cash encore très active, démontre qu’il est possible de laisser le choix du modèle de paiement à la population sans pour autant faire exploser la criminalité financière, grâce à un système exemplatif en termes de dissuasion à la fraude.»
Il ne faut pas que le modernisme et la sécurisation deviennent un prétexte pour avoir un accès direct sur la vie privée de chaque individu.
Roland Gillet
(Sorbonne et ULB)
Ainsi, l’économiste juge cette tendance au cadrage plutôt dérangeante, et plaide pour le maintien des libertés individuelles dans les modes de paiement. «Il ne faut pas que le modernisme et la sécurisation deviennent un prétexte pour avoir un accès direct sur la vie privée de chaque individu. Les Etats ne peuvent pas être à la fois pour et contre le RGPD en fonction du sujet qui les préoccupe.»
D’après Bertrand Candelon, cette perte de liberté est à nuancer «puisque le but des cryptos est l’anonymat et la décentralisation. Or, l’euro numérique restera centralisé. Cela ne change donc pas grand-chose en termes de perte de liberté, puisque la Banque centrale peut déjà regarder dans nos comptes actuellement.»
Un équilibre à trouver
Roland Gillet se dit contre la disparition d’un type de monnaie vers une autre. «Il faut une coexistence. Or, dans l’esprit de certains hommes politiques, l’idée serait d’aller beaucoup plus loin, avec une numérisation totale à terme. Le fléchage financier est déjà fort important en Europe, même avec le cash.»
Pour ne pas déstabiliser le système financier, il faut garder un lien proportionnel entre la fiat et la CBDC.
Bertrand Candelon
(UCLouvain)
Comment cette nouvelle monnaie pourrait se traduire dans la réalité? Via un compte en ligne auprès de la BCE, avec un token crypto, par exemple. Avec lequel il sera possible de réaliser des transactions ou des compensations immédiates entre les différents clients et vendeurs. Cependant, la Banque centrale doit pouvoir jouer sur la masse monétaire, l’augmenter si nécessaire ou la réduire. «Pour ne pas déstabiliser le système financier, il faut garder un lien proportionnel entre la fiat et la CBDC», juge enfin Bertrand Candelon.
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