Pourquoi Liège continue de s’appauvrir et sa périphérie de s’enrichir
La Cité ardente, c’est, en résumé, un centre et deux couronnes périphériques. Quelles sont leurs caractéristiques, leur histoire, leur population, leur réalité, leur évolution, leurs perspectives? Radioscopie sous forme de «match». Amical, bien sûr.
La Ville, ses 69,39 km2 et quelque 200.000 habitants, ou l’aire urbaine, ses 797 km2 et quelque 627.000 âmes? Les lieux-dits (Coronmeuse, Féronstrée, Fond Pirette, les Terrasses…) ou les quartiers (le Laveu, le Thier-à-Liège, Outremeuse, Amercœur…)? Les sections (Bressoux-Droixhe, Angleur, Wandre…) ou les communes de l’agglomération (Herstal, Seraing, Flémalle, Grâce-Hollogne…)? Autant de spécificités de Liège. Auxquelles on doit ajouter «rive gauche ou rive droite?» pour son centre, «première ou deuxième couronne?» pour sa périphérie et «plateaux ou vallée ?» pour ses alentours. Bref, on peut découper la Cité ardente en trois grandes entités (la ville et ses deux périphéries) et si on les oppose, on n’échappe pas à des matchs dans le match. Coup d’envoi.
1. La rive gauche vs la rive droite
C’est là où s’élève le palais des princes-evêques, sur la place Saint-Lambert, qu’on a découvert les premières traces locales d’activités humaines, dès la préhistoire. Là que trônait une villa romaine, dès le Ier siècle de notre ère. Là que s’est épanoui un petit bourg, dès le haut Moyen Age. Là qu’est transféré l’évêché de Maastricht, autour de 700. Là que s’est créée Liège. Sur cette rive gauche de la Meuse. «Sur ce que certains nomment un « cône de déjection », c’est-à-dire une surface en contre-haut, pour éviter les inondations de la plaine en contre-bas, précise Bernadette Mérenne-Schoumaker, professeure honoraire au département de géographie de l’ULiège. En réalité, Liège, à l’origine, était une série d’îles, au milieu de plusieurs ramifications de la Meuse, d’où les rues Vinâve d’Ile ou Pont d’Ile, par exemple. La plus importante était celle où se trouvait le palais des princes-évêques.»
La force est rive gauche
La spécialiste en géographie économique rappelle que, «dans les villes traversées par un fleuve, on a toujours une rive forte. Généralement, il s’agit de la rive historique». A Liège, c’est donc la gauche. Qui englobe aujourd’hui le Centre, Cointe, les Guillemins, le Laveu, Saint-Léonard, Saint-Laurent, Sainte-Marguerite, Sainte-Walburge et le Thier-à-Liège, entourés des communes d’Ans, Grâce-Hollogne, Herstal, Saint-Nicolas, Seraing, Flémalle, Saint-Georges-sur-Meuse, Donceel, Fexhe-le-Haut-Clocher…
Au fil du temps, on a bâti des ponts jusqu’à la rive droite, où l’on a créé des activités et développé un habitat qui regroupe le Sart Tilman, Outremeuse, Amercœur, le Longdoz, Vennes-Fétinne, entourés des sections de Wandre, Bressoux-Droixhe, Jupille, Chênée, Grivegnée et Angleur. Mais la rive gauche est restée le centre nerveux de la Cité ardente. «On y trouve son pouvoir administratif, judiciaire et religieux, énumère Bernadette Mérenne-Schoumaker, la plupart des bureaux et de l’offre culturelle, avec l’Opéra, le conservatoire, les musées, les cinémas et les théâtres, sauf ceux de marionnettes, situés rive droite, en Outremeuse.»
Les grands travaux, à travers l’histoire liégeoise, n’ont fait que conforter ce statut de favorite. Comme ceux, entre les années 1950 et 1970, destinés à «inscrire la ville dans la modernité, en aménageant des voies rapides, en urbanisant les quais, en multipliant les hauts immeubles à appartements le long des grands boulevards, en détruisant les maisons de maître ou en les transformant en appartements ou en kots pour étudiants.» Liège est défigurée «mais ces immeubles répondent alors à une vraie demande, d’une population plutôt aisée. Ce qui confirmera le centre, surtout rive gauche, dans son niveau de vie plus élevé que celui de la rive droite et de la périphérie, comme Seraing ou Herstal».
L’inexorable déclin
Jusqu’aux années 1970 à 1980, intervient Jean-Marie Halleux, professeur ordinaire au département de géographie de l’ULiège et spécialiste de l’application des mécanismes économiques et immobiliers aux problématiques territoriales, «Liège, comme la plupart des grandes villes, concentrait les populations aisées. Globalement, plus on s’éloignait des centres urbains, moins on était aisé. Le modèle se retourne complètement avec la périurbanisation de la bourgeoise urbaine, à partir des années 1970 à 1980. Depuis lors, en moyenne, les populations des villes se paupérisent et les populations des périphéries s’enrichissent. En fait, lorsque les familles de la classe moyenne se stabilisent, elles quittent le milieu urbain, insuffisamment attractif. Pour les jeunes adultes, le milieu urbain convient bien, mais nettement moins pour les familles avec enfants. D’où ce mouvement de sortie, de la ville vers la périphérie, rendu possible par le relâchement des contraintes de mobilité et la banalisation de la voiture.»
«C’est rive gauche qu’on trouve le pouvoir administratif, judiciaire et religieux, la plupart des bureaux et de l’offre culturelle.»
Bernadette Mérenne-Schoumaker, professeure honoraire au département de géographie de l’ULiège.
Logique donc, reprend Bernadette Mérenne-Schoumaker, que «cette paupérisation progressive du centre, la succession des gros chantiers, sur des décennies, le développement de grands centres commerciaux en périphérie, l’accessibilité de moins en moins aisée et le passage au parking payant aient vidé commercialement l’hypercentre». Sa rive gauche n’y échappe pas, «les deux grands complexes commerciaux, Médiacité et Belle-Ile, ayant été ancrés rive droite, bien qu’ils visent des publics différents: plus populaire pour le premier, plutôt issu du plateau sud ou venant de plus loin pour le second».
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L’impact du tram et des grands travaux
Quelle sera l’influence du tram, dont la mise en service commerciale devrait démarrer au plus tard le 31 janvier 2025, sur cet état de fait? Légère, selon Jean-Marie Halleux: «L’objectif est d’abord de faciliter l’accès au centre, sans utiliser la voiture, depuis les périphéries et pas, a priori, de mieux desservir les habitants de la ville centrale. Si cela avait été le cas, on aurait choisi un tracé passant par la rive droite, où il y a énormément de population. Mais le tramway est une avancée significative, améliorant l’espace public et donc la qualité de vie.» Sans pour autant, aux yeux de Bernadette Mérenne-Schoumaker, «corriger le déséquilibre entre les deux rives, puisque celle de gauche sera encore plus attractive pour un certain nombre de fonctions et d’activités. Culturelles notamment, alors qu’elles attirent déjà, depuis longtemps, un public qui vient même de Bruxelles, Maastricht ou Aix-la-Chapelle. Pour qui a les moyens aussi, puisque bureaux et logements y sont nettement plus chers (lire par ailleurs).»
Et la kyrielle de gros projets qui ont transformé Liège ces 25 dernières années? «Ils ont longtemps privilégié les activités de bureau et de service public plutôt que l’habitat, résume la professeure honoraire. Mais aujourd’hui, le focus est mis sur le logement, social ou de standing. Souvent par la démolition du bâti existant, sur lequel on reconstruit, et peu par rénovation. Que ce soit rive gauche ou rive droite, cette dernière ayant des atouts, notamment avec ses grands espaces verts, davantage sur les plateaux périphériques que dans la plaine. Comme au Sart Tilman, où s’est installée l’université, à l’origine rive gauche.»
Ce qui n’a pas été sans conséquences pour le cœur de Liège: ce transfert, qui remonte à la fin des années 1960, «a accentué les problèmes de mobilité pour les étudiants et a contribué à dévitaliser les parties plus centrales, relève Jean-Marie Halleux. La ville serait plus attractive et sans doute moins paupérisée si l’ULiège s’était implantée à proximité du centre plutôt qu’à dix kilomètres, sur le plateau forestier. Il y a d’ailleurs une volonté de l’université de réintégrer le plus possible les espaces plus centraux. Cette évolution est positive, comme la construction du tramway, comme tout ce qui peut renforcer la qualité du centre-ville.»
2. Le centre vs la périphérie
Selon le Schéma de développement territorial pour l’arrondissement de Liège (SDTA), terminé en 2017, la périphérie liégeoise se répartit en deux grandes zones. La première couronne, qui englobe sept communes: Ans, Herstal, Seraing, Saint-Nicolas, Beyne-Heusay, Fléron et Chaudfontaine. Et la deuxième couronne, formée des seize autres communes – outre la Ville de Liège – de l’arrondissement: Awans, Aywaille, Bassenge, Blegny, Comblain-au-Pont, Dalhem, Esneux, Flémalle, Grâce-Hollogne, Juprelle, Neupré, Oupeye, Soumagne, Sprimont, Trooz et Visé.
C’est à partir du XIXe siècle que la première couronne se développe. «L’industrie s’y installe, détaille Bernadette Mérenne-Schoumaker, parce que c’est impossible dans la ville, qui lui est préexistante. Elle choisit la rive droite, beaucoup moins occupée, la partie sud, vers Sclessin, Jemeppe, etc., ou la zone vers Seraing. Dans la plaine, parce qu’elle a besoin d’eau, entraînant l’apparition de cités ouvrières et d’habitat populaire individuel, proches des usines mais aux tissus différents: à Seraing, l’industrie (sidérurgique) est lourde, occupe tout l’espace dans la plaine et contraint l’habitat à monter progressivement sur le plateau, alors qu’à Herstal, l’industrie (armement), plus ancienne, demande des infrastructures plus légères et se mélange à l’habitat. La question des rénovations et réhabilitations urbanistiques, plus tard, s’y est donc posée différemment.»
Ces années-là marquent les premières extensions périphériques. D’abord dans la plaine «puis, à partir de 1850, sur les plateaux; en fait, dès qu’on a pu y accéder par de tramways, tout en gardant accès à l’eau, grâce à la construction de châteaux d’eau». Le déclin industriel, dès les années 1970 ou 1980, touche essentiellement l’industrie lourde, donc la plaine alluviale et ses habitants. «Mais entre-temps se sont installés sur les plateaux des parcs d’activités économiques, principalement au nord. En matière de revenu, la situation de ceux qui y résident s’améliore donc, celle des habitants du centre-ville se détériorant petit à petit. Dans le même temps, les départs pour un lieu plus vert, comme Chaudfontaine, Esneux ou Ans, s’amorcent, accélérant la paupérisation de « la vieille partie » de la Cité ardente: Liège et la vallée.»
«Depuis 60 ans, la partie centrale de Liège représente une part décroissante de la population.»
Jean-Marie Halleux, professeur ordinaire au département de géographie de l’ULiège.
La force est dans la deuxième couronne
C’est plutôt à partir des années 1960 que la deuxième couronne se développe, avec la périurbanisation et l’étalement urbain. Selon les chiffres du Schéma de développement territorial pour l’arrondissement de Liège, en 1961, 41% de la population habitait sur l’actuel territoire de la Ville, 32% dans la première couronne et 27% dans la deuxième. Cinquante ans plus tard, en 2011, les chiffres passent à respectivement 32%, 33% et 35%. Jean-Marie Halleux constate que l’évolution se poursuit: «En 2023, nous étions à 31%, 33% et 36%. La partie centrale représente donc une part décroissante de la population. En revanche, la zone périurbaine, plus attractive, continue de se renforcer.»
De même, indique le SDTA, les hectares bâtis se sont accrus entre 2004 et 2014 de plus de 10 %, alors que la population n’a augmenté dans ce laps de temps que de 5%. «Cela nous renvoie à l’étalement urbain, insiste Jean-Marie Halleux: la population s’installe de plus en plus dans la deuxième couronne, voire dans une troisième aujourd’hui, hors de l’arrondissement. Dans ces périphéries, on trouve principalement des maisons avec des jardins et de grandes parcelles. En conséquence, il y a de plus en plus de surfaces occupées par l’urbanisation.»
Le contraste est encore plus flagrant si l’on compare les revenus moyens par habitant: « En 2012, les revenus moyens de la ville de Liège et celui de la première couronne représentaient respectivement 84% et 88% de celui de la deuxième couronne. Et les déclarations de 2021 (revenus 2020) indiquent qu’on est descendu à 81% pour Liège et à 85% pour la première couronne. Cela montre que la ville centrale continue de s’appauvrir, que les ségrégations se renforcent. Si les familles en ont les moyens, elles continuent de quitter les parties centrales de l’agglomération, qui sont souvent insuffisamment attractives.»
L’impact du tram et des grands travaux
Le tramway peut-il changer la donne? Pas sûr. Pour Jean-Marie Halleux, «il est initialement une réponse à un problème de transport – la saturation du système bus, en particulier sur l’axe Guillemins-Saint-Lambert. La volonté de profiter de cet investissement pour améliorer la qualité de l’espace urbain est arrivée ensuite. Pour y parvenir, il serait utile de doter la rive droite, notamment, d’une nouvelle ligne de tram ou d’autres systèmes de transport structurants.» Cela dit, «l’amélioration des transports collectifs va dans le sens des grands objectifs de l’aménagement du territoire, à commencer par la limitation de l’étalement urbain et de l’artificialisation des sols».
Dans ce cadre, Liège vient justement de se doter, mi-février, d’un schéma stratégique communal, nommé Projet de territoire et élaboré pour, notamment, «répondre au défi démographique par une répartition équilibrée centre-périphérie des 45.000 nouveaux logements nécessaires en 2035», reconstruire «la ville sur la ville» et aménager «dix liaisons qualitatives entre vallée et plateaux». Tous les matchs ne sont pas encore pliés.
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