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Les conditions des concessions attribuées à l’époque au Trilogiport, visiblement sujettes à interprétation, seraient dans les faits particulièrement favorables au transport par camion, ce qui est contraire à l’ambition initiale de soulager le trafic routier. © BELGAIMAGE

Liège Trilogiport: ces contrats opaques qui avantagent le transport par camions (info Le Vif)

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Censée soulager le trafic routier grâce à un report modal vers la voie d’eau et le rail, la plateforme logistique du Trilogiport fait au contraire la part belle aux camions, qui ne paieraient (presque) rien pour le tonnage transporté par rapport à d’autres sites.

En tout, le site a déjà coûté plus de 50 millions d’euros aux pouvoirs publics, par l’entremise du Plan Marshall de la Wallonie, des Fonds européens, du Plan de relance wallon et du Plan national pour la reprise et la résilience (PNRR). Présenté comme le berceau wallon d’une logistique multimodale mêlant la voie d’eau, la route et le rail, le Liège Trilogiport étend ses 120 hectares le long du Canal Albert, dans la commune d’Oupeye. Envisagée dès 2003, inaugurée en 2015 et agrandie depuis lors, la plateforme accueille quatre concessionnaires: DP World, qui occupe le terminal à conteneurs, les sociétés de transport Jost group et Weerts Supply Chain, et enfin Warehouses De Pauw, qui y met en location des halls logistiques. En parallèle, la Wallonie investit dans le rehaussement de quatre ponts du Canal Albert, afin de permettre la venue au Trilogiport de bateaux à quatre couches de conteneurs, dès 2027. Un projet dans les cartons depuis des années, mais qui avait pris du retard.

Que ce soit en matière de création d’emplois directs ou de capacité transportée, la trajectoire du Trilogiport est avant tout une histoire de promesses souvent reportées: à l’avenir, entend-on depuis des années, il y aura davantage d’emplois à l’hectare et de transport fluvial. Il est vrai que l’activité logistique nécessite d’occuper de vastes espaces, et que son déploiement prend du temps. Il est tout aussi vrai que les investissements se poursuivent bel et bien sur le Trilogiport, afin d’en étendre la voilure. Cependant, la portée de sa multimodalité et ses retombées économiques font régulièrement l’objet de critiques de la part de responsables politiques, voire d’experts de l’aménagement du territoire, navrés de constater que la plateforme ressemble un peu trop à une arrière-salle du transport par camion, à faible valeur ajoutée.

Dans la continuité de l’enquête du Vif sur les nombreux dysfonctionnements du Port autonome de Liège (PAL), gestionnaire de 33 sites dont le Trilogiport, il apparaît que les contrats de concession qui y ont été signés dès 2008 avantagent le transport par camion. En 2022, dans le cadre de nouveaux investissements wallons dans le Trilogiport, le ministre de la Mobilité et des Infrastructures, Philippe Henry (Ecolo), rappelait cette ambition de la Wallonie pour les prochaines années: faire passer la part modale du transport routier, en tonnes.km, de 82% en 2017 à 75% en 2030… Notamment grâce à un report modal vers le rail ou la voie d’eau.

Des modalités trop vagues

Or, il semblerait que, dans la pratique et selon plusieurs sources consultées, les concessionnaires occupant Liège Trilogiport ne paieraient (pratiquement) rien pour leurs activités routières, en raison des modalités trop vagues des contrats de l’époque, encore sujettes à interprétation. Contrairement à tous les autres, les concessionnaires du Trilogiport n’encoderaient ainsi pas leurs tonnages routiers dans le logiciel interne du PAL, Trafpal, celui qui permet précisément de fixer le montant de la redevance due au Port. Dans ses rapports annuels, le Port précise qu’un tarif général de 0,0868 euro est dû par tonne manipulée pour les opérations par camions sur ses différents sites. D’après les informations récoltées, les contrats de concession du Trilogiport ne prévoient pas noir sur blanc d’exemption de redevance sur ces activités. Toutefois, ceux-ci seraient particulièrement favorables au transport routier, alors que la Région comme le PAL promettaient exactement l’inverse.

«Le port n’a aucune maîtrise réelle sur les chiffres du tonnage routier au Trilogiport: c’est incroyable mais tristement vrai.»

Au stade actuel, Le Vif n’a pas pu consulter ces contrats de concession, logiquement confidentiels. Visiblement, ce n’est que récemment que la nouvelle direction du PAL, en place depuis mars 2023, aurait découvert leurs largesses au Trilogiport, par ailleurs évoquées dans une réunion de service. Par le passé, le PAL a déjà refusé de communiquer lesdites conditions au conseil d’administration, affirme un ancien membre. La seule bribe d’information qui a déjà filtré concerne l’article 5 des concessions, en vertu duquel l’utilisation effective de la voie d’eau ne serait assortie d’aucune obligation quant au volume transporté par bateau. Une telle disposition accentuerait d’autant plus le règne du transport routier au Trilogiport, ce que corroborent de récents chiffres. En 2023, le tonnage transitant au Trilogiport s’élèverait à 500.000 tonnes par la voie d’eau, contre 1,5 million de tonnes par camion… D’après plusieurs sources de premier plan, ce dernier chiffre n’est en outre basé que sur le bon vouloir des sociétés concernées, puisqu’elles ne doivent pas encoder officiellement leur tonnage dans le logiciel du PAL. «Le port n’a aucune maîtrise réelle sur les chiffres du tonnage routier: c’est incroyable mais tristement vrai», y déplore-t-on.

Contactés par Le Vif le 23 mai dernier, le directeur général ad interim du Port, Yves Demeffe, et le président du conseil d’administration, Willy Demeyer (PS), n’ont pas répondu aux questions portant sur les conditions des activités logistiques au Trilogiport. De son côté, le ministre de tutelle, Philippe Henry, avait avancé une autre grille de lecture: «Il existe des avantages financiers pour les entreprises qui souhaitent s’installer sur les terrains du Port autonome, à condition qu’elles utilisent le transport par la voie d’eau dans le cadre de leurs activités logistiques. […] Ces conditions n’excluent pas le recours au transport par route, qui est complémentaire au transport fluvial et ferroviaire, mais le tonnage transporté doit être inférieur à celui reporté sur le fluvial. Cependant, il existe, dans le chef du Port, des difficultés dans la mise en œuvre de cette condition, de sorte que certains transporteurs continuent à utiliser majoritairement le transport routier tout en bénéficiant des réductions de charges financières. Le cœur du problème réside dans le respect effectif de cette condition, qui est en cours d’étude par le conseil d’administration.» Les avantages financiers dont il est ici question ne semblent toutefois pas concerner les conditions des concessions évoquées plus haut.

Pendant des années, la quête de concessionnaires au Trilogiport ne fut pas simple. En 2007, les terrains firent l’objet d’un appel à projets. Un groupement d’intérêt économique composé du PAL, du Port d’Anvers et de la Spi, l’intercommunale en charge du développement de la région liégeoise, reçut neuf candidatures. Le PAL se montra-t-il trop généreux envers les entreprises, à l’époque, afin de garantir une occupation du site qui tardait à se confirmer? C’est la conviction de plusieurs observateurs avisés du dossier, estimant que dans les faits, la plateforme n’est résolument pas «trimodale» (ni près de le devenir), ne serait-ce qu’en raison de la part dérisoire du rail.

Le camion reste roi

Lors de l’inauguration du Trilogiport, en novembre 2015, le gouvernement wallon annonçait un potentiel de trois à quatre millions de tonnes de marchandises acheminées par bateau ou par train, soit «l’équivalent de plus de 150.000 camions qui ne transiteront plus sur les routes entre Anvers et Liège. En reportant ce transport vers la voie d’eau et le rail, c’est la mobilité, la sécurité routière et l’environnement qui en ressortiront gagnants», promettait-il à l’époque. Dans un document «questions-réponses» de 2011, le PAL indiquait de son côté que son conseil d’administration veillerait à «identifier, en partenariat avec les concessionnaires, les entreprises à haute valeur ajoutée avec un réel potentiel de création d’emplois. Ces entreprises devront utiliser prioritairement la voie d’eau et/ou le rail pour l’acheminement de leurs marchandises.»

Plus de huit ans après son inauguration, le Trilogiport reste bel et bien inféodé à un transport routier qui, comble de l’affaire, se verrait même avantagé dans les modalités contractuelles de ses concessions. Ce qui pose au minimum question quant au manque à gagner pour le Port, mais aussi quant au bon usage des copieux subsides déjà engloutis.

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