Les gîtes et résidences secondaires contribuent à raréfier l’offre de logements dans certaines communes et compliquent l’accès à la propriété ou à la location. © Photo News

Les gîtes et résidences secondaires envahissent-ils votre commune? «A un moment donné, on va devoir limiter» (carte interactive)

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

En seulement quatre ans, la capacité des gîtes et résidences secondaires a encore augmenté de 12% en Wallonie, et même de plus de 100% dans certaines communes, selon une récente étude. Les entités rurales tentent de mettre des parades en place.

Ils pourraient loger des familles, des couples de jeunes travailleurs ou des personnes isolées, mais servent, dans les faits, de secondes résidences ou d’hébergements touristiques. Dans les campagnes et les villes wallonnes, des milliers de biens immobiliers potentiellement résidentiels échappent à cette destination première. L’habitat non permanent (HNP), comme le qualifie la littérature scientifique, désigne l’ensemble des maisons ou appartements privatisés pour des séjours touristiques réguliers de courte durée ou servant de résidence secondaire. L’appellation exclut donc les hôtels, villages de vacances ou campings, précisément conçus à des fins touristiques. De même, elle n’intègre pas les chambres d’hôtes, puisque l’habitant occupe toujours le bien en question.

Combien d’hébergements se voient détournés de la sorte d’un usage résidentiel, et en quoi est-ce ou non un problème? Comment le phénomène, jusqu’ici peu chiffré, a-t-il évolué ces dernières années? Et quels sont les potentiels conflits qui en résultent dans les nombreuses communes rurales de Wallonie, où habitants et élus locaux voient affluer des touristes chaque année? C’est ce qu’ont voulu comprendre cinq chercheurs de l’Institut de gestion de l’environnement et d’aménagement du territoire (Igeat) de l’ULB, à travers une note de recherche publiée en avril dernier, dans le cadre de la Conférence permanente du développement territorial (CPDT). Après une année visant à dresser un premier état des lieux dans la Wallonie rurale, ils partent à présent à la rencontre d’hébergeurs, d’administrations communales et d’habitants, pour recueillir leurs impressions et affiner le constat.

Une estimation inédite

Quantifier le nombre de biens répondant aux critères de l’habitat non permanent n’est pas une sinécure. «Nous avons travaillé sur des ordres de grandeur et leur évolution dans le temps, davantage que sur des valeurs absolues, expose Christian Dessouroux, chercheur à l’Igeat-ULB et coauteur de la note de recherche. Certaines bases de données ne sont en effet pas complètes ou à jour et, une fois recoupées avec d’autres, des doublons apparaissent.» Les scientifiques ont en outre exclu de leur périmètre de recherche les biens situés à proximité immédiate de villages de vacances ou de camping, puisque ces zones se prêtent spécifiquement à l’hébergement touristique. Leurs estimations finales s’appuient sur trois bases de données: les chiffres du cadastre, afin d’identifier les résidences secondaires; ceux du Commissariat général au tourisme (CGT) de la Wallonie, recensant les gîtes et meublés de vacances à l’appellation protégée; les données d’AirDNA, une société privée compilant les hébergements répertoriés sur les sites d’Airbnb et Vrbo-HomeAway (groupe Expedia).

Verdict: entre 2019 et 2023, les capacités d’hébergement dans des habitats non permanents ont augmenté de 12% à l’échelle de la Wallonie (voir la carte ci-dessous), avec de biens plus grandes variations dans les communes. Si le phénomène n’épargne pas quelques grandes villes (+76% à Charleroi, +49% à Namur), l’étude de la CPDT se focalise sur la Wallonie rurale (+10%), qu’on retrouve essentiellement au sud du sillon Sambre et Meuse (principalement dans les Ardennes et la Famenne), mais aussi au nord du Hainaut et à la frontière entre les provinces du Brabant wallon et de Liège. «Dans les zones urbaines, le phénomène est déjà bien documenté et assez différent, souligne Christian Dessouroux. Ce n’est pas parce qu’une ville est très visitée qu’elle devient une destination spécialisée dans le tourisme, contrairement à bon nombre de communes rurales.» Ainsi, des entités telles que Durbuy, La Roche-en-Ardenne, Vresse-sur-Semois ou Bouillon affichent une capacité d’habitat non permanent nettement supérieure à celles des trois grandes villes wallonnes.

De cette étude se dégagent trois grandes tendances. Une première catégorie de communes regroupe celles où la capacité de biens relevant de l’habitat non permanent, même si elle est toujours importante sur le territoire, tend à se stabiliser (+4% à Rendeux, + 6% à Viroinval…), voire à décliner: c’est le cas de Durbuy (-2% entre 2019 et 2023), Somme-Leuze (-19%), Stoumont (-10%), Stavelot (-4%), Malmedy (-5%). «Cette baisse pourrait être attribuée à une saturation du marché local et à une certaine déconcentration de l’offre, confirmée par le fait que de nombreuses communes périphériques à ces centres touristiques enregistrent des augmentations appréciables de leur offre d’hébergement», décryptent les chercheurs. Une deuxième catégorie laisse apparaître des destinations où la pression de l’habitat non permanent, déjà présente en 2019, s’est encore significativement accentuée en seulement quatre ans. C’est notamment le cas de Vresse-sur-Semois et La Roche-en-Ardenne (+11%), Vielsalm (+20%), Rochefort (+31%) ou encore Beauraing (+32%) et Couvin (+23%). Enfin, il reste les communes moins touristiques, où l’évolution à la hausse ou à la baisse importe peu, vu leur faible nombre de résidences secondaires et de gîtes en tout genre. Ainsi, la commune de Baelen affiche une progression record de 529% entre 2019 et 2023. Mais elle ne compte qu’une septantaine de biens assimilés à l’habitat non permanent et présente une intensité touristique presque nulle (voir la carte ci-dessous).

En 2022-2023, plus de 6.300 biens auraient été retirés du marché résidentiel pour servir d’hébergement touristique ou de résidence secondaire, soit une hausse de 52% en quatre ans.

Pour les experts comme pour les élus locaux, la conquête de l’habitat non permanent est due à deux grands facteurs. Un: quand il est régulièrement occupé, un bien proposant des séjours de courte durée génère plus de rentrées financières à son propriétaire qu’un bail de résidence permanente. Deux: l’essor des plateformes de location en ligne a facilité la possibilité de le consacrer à de tels séjours. L’Igeat a fait les comptes: en recensant les maisons et appartements disponibles au moins 120 jours et loués 60 jours par an sur les plateformes en ligne (chiffres AirDNA), plus de 6.300 biens auraient été retirés du marché résidentiel en Wallonie en 2022-2023. Malgré le frein imposé par les «années Covid», cela représente une hausse de 52% par rapport à la période 2018-2019 (et même de 100% dans le Hainaut).

«Avec le Covid, nous avons assisté à une explosion des demandes pour la création de gîtes.»

Dans bien des cas, la concentration de gîtes et de résidences secondaires témoigne de l’attractivité touristique d’une sous-région. «Soyons de bon compte: nous sommes heureux d’avoir des gîtes de qualité sur notre territoire, témoigne Guy Gilloteaux (MR), bourgmestre de La Roche-en-Ardenne, fleuron du tourisme dans la vallée de l’Ourthe. L’engouement pour ces derniers illustre aussi une évolution des attentes de la part des touristes. Jusqu’en 2015 environ, beaucoup se contentaient d’un meublé sommaire pour leur séjour. Par la suite, l’offre a connu un bond qualitatif, qui nous est venu des communes voisines de Rendeux, Tenneville, etc. Et puis, avec le Covid, nous avons assisté à une explosion des demandes pour la création de gîtes. Il nous fallait impérativement la réguler, mais nous n’avions aucune prise sur ce phénomène.»

A l’instar d’autres communes touristiques, La Roche-en-Ardenne a ainsi plaidé pour qu’un cadre régional voit le jour. Un message entendu par le ministre de l’Aménagement du territoire, Willy Borsus (MR), puisque depuis le 30 janvier 2023, tout hébergement touristique aménagé dans une habitation existante requiert un permis d’urbanisme –hormis les maisons d’hôtes comptant moins de six chambres. «Par ailleurs, à La Roche, nous n’acceptons plus que les aménagements de gîtes de maximum six personnes et moyennant la présence du gestionnaire à moins de dix kilomètres, sauf en zone de loisir», poursuit Guy Gilloteaux.

Conflits, nuisances et villages fantômes

Car l’habitat non permanent peut devenir la source de nombreuses difficultés, tant pour les habitants que pour les pouvoirs locaux. Dans certaines communes, il contribue à raréfier l’offre de logements sur le marché résidentiel de longue durée, à augmenter leurs prix, et donc à compliquer l’accès à la propriété ou à la location. Dans d’autres entités, c’est la cohabitation entre les locaux et les touristes qui cristallise les tensions et les conflits: problèmes de mobilité ou de stationnement, nuisances sonores, entreposage inadapté des déchets… Plus largement, des élus locaux s’inquiètent de voir peu à peu apparaître des villages fantômes, une fois le brouhaha de la haute saison passé, où les multiples effets positifs de l’attractivité touristique (pour l’Horeca, la culture, l’image de la commune…) ne suffisent plus à compenser la perte de ménages actifs, tout aussi indispensables pour la vie et les finances communales.

Où s’arrêtera l’escalade de l’habitat non permanent? Si cette question taraude de plus en plus d’élus, «leur réponse n’est pas uniforme, nuance Lucas Onan, coauteur de l’étude de la CPDT. Il y a des régions touristiques qui parviennent à trouver naturellement un point d’équilibre, d’autres où le sentiment de dépossession de la part de la population est assez fort et, enfin, des communes où les politiques sont demandeurs de voir arriver davantage d’hébergements non permanents, parce qu’ils y voient des retombées positives

Pour le bourgmestre de Couvin, Claudy Noiret (Les Engagés), l’augmentation du nombre de gîtes nécessite une politique sur le long terme. «Quand je vois le nombre de demandes qui nous parviennent, on devra limiter les gîtes à un moment donné. L’attractivité est bien là. Mais les hébergeurs qui viennent de Bruxelles, de Flandre ou des Pays-Bas ne font pas nécessairement vivre l’intérêt économique d’une région. Mon rêve serait qu’au-delà du parc national dans lequel nous nous situons, Couvin puisse aussi renouer avec son attractivité industrielle passée.»

«Il est temps de remettre de l’ordre. Pour les habitants, mais aussi par respect pour ceux qui viennent découvrir notre région.»

A Beauraing, où la capacité d’hébergements non permanents a grimpé de 32% en quatre ans, la commune a publié un guide à l’attention des gestionnaires de gîte(s), afin d’édicter ses propres règles. «On demande des espaces de rangement et de stationnement, une surface extérieure de minimum 100 mètres carrés, on refuse les gîtes de mitoyenneté, énumère le bourgmestre, Marc Lejeune (Les Engagés). Avec tous les problèmes qui surviennent, je me retrouve à gérer les gros gîtes durant le week-end. Récemment, j’ai reçu une demande pour un hébergement de douze personnes dont les gestionnaires habitent loin: je sais déjà que cela créera des problèmes. Je suis aussi personnellement harcelé par une personne qui veut à tout prix faire fermer un gîte. Ailleurs, un hébergeur souhaite qu’une salle avoisinante n’organise aucun événement quand il accueille des touristes… Il est temps de remettre de l’ordre. Pour les habitants, mais aussi par respect pour les personnes qui viennent découvrir notre région.»

Dans la grande majorité des cas, l’entente entre les hébergeurs et les communes se passe bien, tempèrent les élus contactés. Mais la tendance à la hausse de l’habitat non permanent soulève bon nombre de questions en matière d’utilisation des sols, à l’heure où le Schéma de développement territorial (SDT) de la Wallonie, définitivement adopté fin avril, veut mettre fin à l’étalement urbain et densifier les lieux de vie existants. «Avec les nouvelles règles mises en place, on devrait assister à un écrémage parmi les gîtes dans les prochaines années», entrevoit le bourgmestre de La Roche-en-Ardenne.

«Les communes touristiques se distinguent des autres communes rurales par un niveau de revenus plus bas, une croissance démographique plus modeste et une population plus âgée, concluent de leur côté les chercheurs de l’Igeat. Le territoire où s’implante l’habitat non permanent est donc globalement plus vulnérable que les régions avoisinantes. De plus, une part importante de la gestion de ces développements touristiques repose sur les communes, des institutions souvent en déficit de ressources et de main-d’œuvre en milieu rural, et par conséquent peu outillées pour faire face à des phénomènes qui s’articulent à une échelle territoriale étendue.» Si la frénésie des réservations sur les plateformes en ligne ne semble pas s’estomper, les vannes permissives des communes, elles, se ferment donc peu à peu, à l’heure où la rationalisation du bâti et des sols frappe désormais à la porte des gîtes et résidences secondaires.

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