Paul De Grauwe, économiste: «Personne ne devrait hériter de plus de 10 millions»
Selon un nouveau rapport d’Oxfam, près de quatre milliardaires supplémentaires apparaissent chaque semaine sur cette planète. Paul De Grauwe, professeur d’économie, reconnaît le problème: «Il y a trop de gens avec trop d’argent. Surtout maintenant que l’on constate que ces personnes l’utilisent pour s’introduire dans le processus démocratique.»
Les riches deviennent de plus en plus riches à un rythme de plus en plus rapide. C’est, en résumé, la conclusion de Takers Not Makers, un rapport publié à dessein au moment de l’investiture de Donald Trump comme président des Etats-Unis.
La relation de Trump avec l’homme le plus riche du monde, Elon Musk, illustre clairement, selon Oxfam, à quel point une richesse extrême peut être nocive. Et Musk n’est pas le seul. Oxfam cite également le milliardaire français Vincent Bolloré, l’homme d’affaires qui finance CNews, et tente ainsi de favoriser l’extrême droite.
Musk et Bolloré ne sont évidemment pas les premiers à essayer de transformer leur pouvoir financier en pouvoir politique. Ce qui est plus surprenant dans ce rapport, c’est le rythme auquel les riches deviennent plus riches. En Belgique, selon Oxfam, six nouveaux milliardaires ont vu le jour l’année dernière. Oxfam corrige sa prévision précédente selon laquelle ce siècle accueillera son premier billionnaire (avec une fortune de 1.000 milliards): ce ne sera pas un seul, mais cinq.
«Que le nombre de super-riches augmente rapidement ne me surprend pas», déclare Paul De Grauwe, professeur d’économie à la London School of Economics. «Ce phénomène s’explique par le développement d’une bulle sur le marché des actions des entreprises de haute technologie. Nous avons déjà connu une bulle similaire avec les entreprises internet. Les propriétaires de ces entreprises voient, bien sûr, leur fortune augmenter soudainement de manière spectaculaire sous la forme d’actions. C’est ce que nous observons actuellement avec les propriétaires d’entreprises de haute technologie.»
Mais Paul De Grauwe estime que cette croissance de leur richesse ne se maintiendra pas à ce rythme. «Les bulles ont tendance à éclater à un moment donné. Tesla est un exemple typique de ce genre de bulle. A un moment, la valeur boursière de Tesla était supérieure à celle de toutes les entreprises automobiles réunies, y compris les chinoises. Puis arrive le moment où l’on comprend que cela est impossible, et une correction survient. Une partie de cette correction a déjà eu lieu et se poursuivra. La même chose se produira pour de nombreuses autres entreprises de haute technologie qui sont actuellement surévaluées. Aujourd’hui, tout le monde est euphorique. Jusqu’à ce que quelqu’un dise: l’enthousiasme est excessif. C’est alors que la bulle éclate.»
Les bulles ont tendance à éclater à un moment donné. Tesla est un exemple typique de ce genre de bulle.
Paul De Grauwe
Oxfam prévoit que cette planète comptera bientôt cinq billionnaires.
Paul De Grauwe: J’en doute. Il n’est pas judicieux d’extrapoler les tendances actuelles pour prédire l’avenir. Mais cela ne veut pas dire que je suis en désaccord avec l’affirmation de base d’Oxfam. Il y a trop de gens avec trop d’argent, surtout maintenant que nous constatons que cet argent est utilisé pour s’introduire dans le processus démocratique.
C’est notamment pour cette raison que la philosophe politique Ingrid Robeyns plaide pour une sorte de plafond de richesse fixé à 10 millions d’euros.
Je suis d’accord avec son point de vue selon lequel l’accumulation de richesse doit être contenue. Une autre question est de savoir si l’instrument qu’elle propose est le bon. Je ne pense pas. Comment allez-vous exactement imposer un tel plafond? Que feriez-vous si les actions d’une entreprise atteignent soudainement une valeur d’un milliard? Dire que cette valeur ne peut pas être atteinte? Je ne vois pas comment cela pourrait fonctionner. Ce que vous pouvez faire, en revanche, c’est imposer une taxe. Prenons un exemple: si une personne possède un milliard d’euros, nous pourrions – je dis cela à titre indicatif – prélever 3 % chaque année, de sorte que le rendement net de ce patrimoine diminue. Parce que c’est cela que vous voulez atteindre: que la croissance de cette richesse soit moins marquée. C’est le problème aujourd’hui: la croissance du patrimoine est supérieure à la croissance de notre produit intérieur brut. En conséquence, le poids de la richesse dans ce que nous produisons chaque année augmente chaque année. Nous devons y mettre un frein.»
«Marc Coucke ne représenterait rien sans un système éducatif qui a formé à la fois lui-même et ses employés.
Paul De Grauwe
L’entrepreneur Marc Coucke a un jour déclaré que le fait de ne pas avoir à payer d’impôts sur la vente de son entreprise Omega Pharma était une bonne chose. Selon lui, il pouvait mieux investir cet argent dans de nouvelles entreprises «plutôt que de le jeter dans le gouffre inefficace et sans fond du gouvernement belge».
Marc Coucke ne représenterait rien sans un système éducatif qui a formé à la fois lui-même et ses employés. Il ne pourrait rien accomplir à Durbuy sans infrastructures. Sans ce gouvernement belge, il n’y aurait pas de soins de santé, et pendant la pandémie, tout le système économique se serait effondré. Mais ces gens-là n’y pensent pas; tout est grâce à eux. Bien sûr, le gouvernement est parfois inefficace et susceptible de corruption. Mais je peux également citer des exemples d’entreprises privées où la corruption, l’inefficacité et l’intérêt personnel ont causé de graves problèmes.
Un autre chiffre marquant du rapport: 79 % de la richesse des milliardaires belges est héritée.
Il est vrai que la plupart des milliardaires belges doivent leur fortune à un héritage. Cela m’a encore frappé lorsque j’ai consulté la liste des Cent Belges les plus riches de Ludwig Verduyn. On y trouve à peine des self-made men.
Imposez tout ce qui dépasse 10 millions. Personne ne devrait commencer la vie avec plus de 10 millions.
Paul De Grauwe
Les héritages doivent-ils être plus lourdement taxés?
Oui. Cette question nous confronte évidemment à un dilemme moral, dans lequel deux principes s’opposent. Le premier principe est que tout le monde doit avoir les mêmes chances de départ. Une personne qui hérite d’un milliard a, bien sûr, infiniment plus de possibilités que quelqu’un qui n’hérite de rien. Mais il existe également un deuxième principe, tout aussi légitime: les parents veulent prendre soin de leurs enfants. Si vous appliquez strictement le premier principe, vous entrez en conflit avec le second. C’est pourquoi je dis: il est acceptable que les enfants héritent d’une maison de leurs parents. Ne touchez pas au premier million, commencez à taxer de manière progressive seulement à partir de ce montant. Et en même temps, imposez tout ce qui dépasse 10 millions. Personne ne devrait commencer la vie avec plus de 10 millions.
Le rapport d’Oxfam affirme que la pauvreté a à peine diminué depuis 1990.
Ce n’est pas correct. A l’échelle mondiale, le nombre de personnes vivant avec moins de 2 dollars par jour a considérablement diminué. En revanche, le groupe de ceux qui disposent d’un peu plus n’a pratiquement pas diminué, voire pas du tout.
Certains économistes affirment que la richesse contribue à éradiquer la pauvreté dans le monde.
C’est l’idée de l’économie du ruissellement (trickle-down economy). De riches entrepreneurs réalisent des choses fantastiques, ce qui stimule la productivité et introduit de nouvelles technologies qui profitent à l’humanité. C’est correct, à condition d’évoluer dans un environnement de concurrence loyale. Mais lorsqu’ils accèdent au pouvoir, comme aux Etats-Unis, qu’ils dépouillent l’Etat et s’attribuent des contrats pour s’enrichir, il ne reste évidemment pas grand-chose pour le reste de l’humanité. Regardez aussi ces milliardaires russes. La richesse des oligarques n’a pas amélioré la condition de l’homme ordinaire en Russie. Bien au contraire.
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