Pourquoi le PIB est une drogue dont il faut se sevrer
Indicateur de croissance, le produit intérieur brut s’est rendu incontournable pour la prise de décisions publiques cruciales. Un juriste de l’UCLouvain propose de réduire cette dépendance, grâce au droit.
Depuis trois quarts de siècle, le produit intérieur brut (PIB) est omniprésent et omnipotent. Que ce soit pour délimiter un budget, définir une politique monétaire, accorder des subventions ou une aide au développement, calculer un déficit public et lui imposer un redressement. Il est au cœur des politiques européennes. Les candidats aux élections s’en emparent pour vanter leur programme ou jauger celui de leurs concurrents. On le surnomme, à tort ou à raison, le «nombre le plus puissant du monde». Tous les Etats, à l’exception de la Corée du Nord, produisent une comptabilité nationale dont il est l’agrégat.
Son idéologie ne fait aucun doute puisqu’il renvoie à l’idée d’une croissance économique sans fin assimilée au progrès et au bien-être. Au début des années 1930, ses pères fondateurs, en particulier l’économiste américain Simon Kuznets, étaient conscients de cette assimilation risquée à la croissance. Ils voulaient l’éviter, mais ont malgré tout succombé à la tentation. Et lorsqu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, à la faveur du plan Marshall, les organisations internationales naissantes, comme l’ONU et l’OCDE, ont permis sa large diffusion, le «mal» était fait.
Aujourd’hui, le PIB est de plus en plus remis en cause, parce que s’il jauge le niveau d’activité économique, il ne renseigne ni sur le degré d’inégalités sociales ni sur l’état de l’environnement. Depuis des années, d’autres indicateurs ont vu le jour, mais aucun ne parvient à le détrôner, au point de susciter une certaine lassitude. Et si le droit était la solution pour venir à bout de cet «à quoi bon»? C’est la thèse développée par Norman Vander Putten, chargé de recherches au FNRS et professeur invité à l’UCLouvain Saint-Louis (1).
Un nombre à repenser
Le PIB ne serait pas un instrument de mesure neutre, mais politique?
Tous les grands nombres qui nous gouvernent sont le fruit de choix et de conventions plus ou moins politisés. Le PIB en fait partie. Dans son histoire, on a constaté des approches pour tenter de le modifier, en se demandant s’il ne fallait pas comptabiliser les dommages à l’environnement, par exemple. Il y a une dizaine d’années, le trafic de drogues et la prostitution ont été intégrés dans son calcul puisque Eurostat a exigé des Etats membres de l’Union européenne de prendre en compte les activités illicites dans le PIB. Ce dernier est bien un nombre construit, ce qui suppose des choix faits à un moment donné et qui peuvent donc être repensés.
«Les nombres sont partout et peuvent avoir beaucoup plus d’impact que des lois.»
De manière générale, les nombres sont devenus des outils pour gouverner. Mais comment expliquer le caractère indétrônable du PIB malgré les critiques qu’il suscite?
En 2015, le juriste français Alain Supiot a appelé cela «la gouvernance par les nombres», à côté de la gouvernance par les lois. Pensons aux classements des universités, aux niveaux de dette publique jugés acceptables, aux agences de notation… Les nombres sont partout et peuvent avoir beaucoup plus d’impact que des lois. Quant au PIB, il s’est généralisé après la Seconde Guerre mondiale lorsque les Etats-Unis ont imposé une comptabilité nationale aux Etats auxquels ils accordaient les fonds du plan Marshall. Puis, l’Europe a beaucoup contribué à sa montée en puissance, avec Eurostat chargée de contrôler sa correcte élaboration. Aujourd’hui, il est une boussole de nos politiques publiques mais aussi un instrument administratif largement utilisé pour déterminer, entre autres, l’attribution de grosses enveloppes comme les fonds de cohésion européens ou l’aide au développement. Simon Kuznets se retournerait dans sa tombe s’il voyait à quel point le PIB est devenu central, car lorsqu’il a remis son rapport au Congrès américain, en 1932, il a déclaré qu’on ne pouvait en aucun cas déduire que le PIB était un indicateur de bien-être de la nation.
Peut-on dire qu’il y a une vraie addiction au PIB dont on ne peut se défaire?
Beaucoup d’économistes utilisent cette terminologie de dépendance. Le PIB serait une drogue et la croissance un labyrinthe dont on ne parvient pas à sortir. On est accroc au PIB par habitude ou par idéologie, mais aussi par commodité parce qu’il permet de financer les pensions, de lever plus de fonds, de rembourser la dette, de créer des emplois… Il existe énormément de points de dépendance réglementaires qui rendent le sevrage difficile. C’est aussi un moteur de réélection: il est plus facile pour les politiques de promettre d’agrandir le gâteau global du PIB, donc les allocations sociales ou le financement de la santé, que de poser la question de la redistribution des richesses.
Cette dépendance n’est-elle pas renforcée par le droit qui entoure le PIB de nombreuses normes?
Absolument. Que ce soit via les comptes nationaux, le droit général des statistiques, le Système européen des comptes nationaux et régionaux européen (SEC), le droit rend le PIB incontournable. Sans parler des gardiens du temple: Eurostat, l’Institut des comptes nationaux, la Banque nationale, le Bureau du Plan… Il existe toute une architecture juridique derrière les nombres qui nous gouvernent, avec des normes de diffusion et de contrôle. C’est ce qu’on appelle le droit de la quantification. Vous savez, il existe un règlement européen de 500 pages sur la manière correcte de calculer le PIB. Il ne s’agit donc pas seulement d’un indicateur utile, mais d’un indicateur que le droit oblige à utiliser pour toute une série de décisions.
Changer de boussole
Le droit de la quantification s’est étoffé ces dernières années, mais pas seulement autour du PIB.
Vous avez raison. Prenons les émissions de CO2, par exemple. Au départ, il s’agissait d’un objet purement scientifique. Puis petit à petit, on a vu émerger les directives du Giec et un règlement européen pour déterminer la manière de calculer les émissions, avec le contrôle d’Eurostat à la clé qui impose une précision de plus en plus poussée.
Pour les indicateurs alternatifs ou postcroissantiels, le droit est-il aussi développé que pour le PIB?
Pas du tout, et les politiques doivent y être attentifs. Lorsqu’ils élaborent de nouvelles boussoles, ils doivent aller jusqu’au bout de l’initiative, en déterminant les cas où l’indicateur sera utile, si son utilisation aura un caractère contraignant, comment il sera diffusé, à quels intervalles, etc. Il faut qu’il y ait un socle juridique assez solide pour pouvoir aller devant les tribunaux s’il n’est pas suffisamment effectif. Au-delà de ces indications législatives, cela suppose aussi du personnel pour développer, appliquer, contrôler de nouveaux indicateurs, bref une vision à long terme. C’est vrai que remplacer le PIB reste un gros challenge, mais l’échec des nouvelles initiatives n’est pas une fatalité.
«Remplacer le PIB reste un gros challenge, mais l’échec des nouvelles initiatives n’est pas une fatalité.»
Des exemples?
Dans le livre, je m’appesantis sur l’ISADF en Région wallonne, soit l’indicateur synthétique d’accès aux droits fondamentaux qui est directement utilisé pour distribuer une partie des fonds de cohésion européens aux communes. Cela permet à l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (Iweps) de mesurer le niveau de cohésion sociale dans chaque commune. Au début, il y avait une certaine frilosité face à cet indicateur qui quantifie les droits fondamentaux, tout comme on trouvait bizarre, il y a près de 100 ans, de quantifier l’économie. L’ISADF a été, un moment, abandonné à la faveur d’une alternance politique. Mais, aujourd’hui, ça fonctionne. Il y a une base un peu objectivée pour la répartition des fonds et tout le monde semble satisfait, même si l’ISADF est perfectible. On peut aussi prendre l’exemple du PEB. Cet indicateur de performance énergétique des bâtiments, bien qu’imparfait, est déjà utilisé de manière contraignante pour la vente d’un bien ou l’indexation des loyers. Il y a une pression pour l’améliorer. Et c’est ce cycle qui est intéressant.
N’y a-t-il pas tout de même un problème de convergence entre les initiatives sur l’au-delà du PIB?
Oui, et c’est un problème. On a du mal à créer un langage commun pour tous ces indicateurs qui quantifient le développement durable ou le bien-être, qui sont complémentaires au PIB, qui se centrent sur les droits humains… Tous ces courants émergents, qui ont chacun une histoire propre, ne parviennent pas à se réunir sous une bannière commune. Sur le contenu, ils se recouvrent, mais en matière de concept, ils se font en partie concurrence. Le jour où l’Union européenne s’attellera sérieusement à mettre au point un indicateur postcroissantiel, on peut imaginer qu’elle parviendra à les harmoniser. Les progrès de la commission von der Leyen sur les questions environnementales sont, en tout cas, plutôt encourageants.
Les objectifs de développement durable (ODD) adoptés par les 193 Etats de l’ONU ne peuvent-ils pas constituer une alternative sérieuse au PIB?
C’est une voie retenue. Un article dans la revue scientifique Nature Sustainability a montré que les ODD avaient un impact significatif sur les politiques publiques. On a là un langage commun qui permet d’échanger à l’échelon international. Cela dit, la terminologie de développement durable est controversée car, historiquement, elle est associée à l’idée qu’il faut continuer à croître et elle a souvent servi les intérêts de personnes qui cherchaient à retarder l’action environnementale et sociale.
«Les indicateurs sociaux et environnementaux souffrent d’une omerta politique et statistique.»
Les statisticiens à la barre
Finalement, l’émergence d’indicateurs véritablement concurrents du PIB dépend de la volonté politique…
Oui. Je reprends d’ailleurs une expression de l’économiste statisticien Jacky Fayolle quand je parle de sortir de «l’omerta politique et statistique» dont souffrent les indicateurs environnementaux et sociaux. Le souci est que quantifier le capital naturel ou une série d’aspects sociaux n’est pas évident. Cela signifie récolter de nombreuses données, mettre au point des modèles mathématiques, prévoir des ressources humaines et financières pour le faire. De tels indicateurs doivent se penser sur le long terme avec une législation précise et adéquate validée par une assemblée démocratique. Mais cela dit, la formule définitive du PIB ne se trouve dans aucune loi ou arrêté royal qui le définit en Belgique. On applique juste le règlement européen, ce qui pose un souci de constitutionnalité. En réalité, on donne beaucoup de pouvoir aux instituts qui calculent le PIB ou le taux d’endettement du pays.
Peut-on parler de montée en puissance des statisticiens et des comptables dans nos démocraties?
Tout à fait. Depuis 20-30 ans, avec la mise en nombre du monde, les autorités administratives et même non administratives mais indépendantes gagnent du terrain dans nos démocraties. C’est le cas notamment de la Banque centrale européenne et de tous ces régulateurs de réseaux. Il y a tout de même une forte conscience de la part des statisticiens et comptables qui prennent du galon de devoir paraître les plus neutres et objectifs possible.
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Il n’empêche, il existe de fortes tensions entre démocratie et technocratie, non?
Vrai, mais on ne peut imaginer que le Parlement se penche tous les six mois sur une nouvelle formule du PIB pour voir si on doit y intégrer les revenus générés par Google ou pour discuter des effets de la financiarisation de l’économie sur le calcul du PIB. On est obligé de laisser une large marge de manœuvre aux statisticiens, tout en assurant un contrôle démocratique sur leur travail. On va bientôt réviser le système de comptabilité nationale à l’ONU, puis à l’Union européenne. Y aura-t-il une validation démocratique de la manière dont on calculera le nouveau PIB? Ce sera un bon test.
Juridiquement, n’y a-t-il pas une contradiction entre le droit du PIB et celui des indicateurs environnementaux?
Une série d’instruments internationaux et de règlements européens contiennent des objectifs de croissance qui peuvent aller à l’encontre des mesures environnementales. Dès lors, oui, s’il y a une réelle volonté d’aller au-delà du PIB, il faudra cartographier toutes ces occurrences liées au devoir de croissance que l’on retrouve dans les textes légaux pour montrer nos dépendances. C’est le boulot des juristes de donner les bons outils aux politiques qui veulent changer, sans se substituer à eux.
(1) Indicateurs institutionnels et gouvernance par les nombres. Repenser l’au-delà du PIB par le droit de la quantification, par Norman Vander Putten, Presses de l’université Saint-Louis-Bruxelles, 2024, 720 p.Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici