Le cadastre des patrimoines devient une réalité: le fisc saura combien d’argent vous possédez
Que sait le fisc de votre argent et de vos investissements? Beaucoup, voire énormément. «Le cadastre des patrimoines existe déjà de facto à 80 %», explique Michel Maus, professeur de droit fiscal. «Et bientôt, ce sera 100 %.»
Il y a dix ans, un article paru dans les pages du magazine flamand Knack présentait interviewait Paul Huybrechts, alors président de la Fédération flamande des investisseurs. Ce dernier discernait les prémices d’un cadastre des patrimoines.
«À la Banque nationale, on met en place le Point de Contact Central (PCC)», déclarait Paul Huybrechts début 2014, « une base de données dont les médias ont à peine parlé. En 2011, une loi a été adoptée stipulant que le PCC centraliserait toutes les informations sur les comptes et les contrats détenus auprès des banques. L’année dernière, le ministre des Finances, Koen Geens (CD&V), a concrétisé ce projet, et le 1er mai, il devient opérationnel. Dès ce moment, tous les comptes bancaires, contrats de crédit, contrats de gestion de patrimoine et de conseil en investissement seront connus et centralisés à la Banque nationale. L’accès à ces données reste limité: elles ne peuvent être utilisées que pour faciliter la détection de la fraude. C’est, bien sûr, difficilement contestable, mais je vois dans le PCC une préfiguration d’un cadastre des patrimoines.»
Aujourd’hui, nous y sommes. Le PCC contient désormais bien plus que les seuls numéros des comptes bancaires et contrats financiers. Depuis 2022, cette base de données inclut également les soldes des comptes, c’est-à-dire la différence entre les revenus et les dépenses, ainsi que les montants des contrats d’investissement et des assurances-vie. Les institutions financières sont tenues de transmettre ces données deux fois par an, à la fin juin et à la fin décembre. Toutes ces informations sont conservées pendant dix ans.
Dans la dernière «supernote» du formateur Bart De Wever (N-VA), il est mentionné que les comptes liés aux cryptomonnaies, tels que ceux gérant des actifs numériques comme le bitcoin, doivent également être déclarés au PCC.
Dans la «supernote» de Bart De Wever, il est indiqué qu’«un cadre juridique sera créé pour le data mining du PCC», ce qui signifie que toutes ces données pourront être analysées afin d’en extraire des informations utiles.
Au départ, seul le fisc avait accès au PCC pour lutter contre la fraude fiscale. Cependant, depuis l’été 2020, d’autres acteurs, comme les notaires, la police (sur mandat judiciaire) et les juges d’instruction peuvent également consulter cette base de données sous certaines conditions. Bientôt, l’Institut national d’assurance maladie-invalidité (INAMI) pourra également y accéder. Dans la «supernote» de Bart De Wever, il est précisé qu’«un cadre juridique sera créé pour le data mining du PCC», permettant ainsi de rechercher et d’analyser toutes ces données afin d’en extraire des informations exploitables.
Taxe sur la fortune
Le PCC est ainsi devenu un élément clé dans la création d’un véritable cadastre des patrimoines. Une fois ce cadastre établi, il ne reste qu’un pas à franchir pour instaurer un impôt sur le patrimoine, parfois appelé «taxe sur les riches» ou «taxe des millionnaires». Une telle taxe peut prendre différentes formes, mais son principe fondamental repose sur la notion de patrimoine: tout ce qu’un ménage possède.
Un impôt sur le patrimoine à proprement parler est prélevé directement sur la valeur des biens, sans tenir compte des revenus qu’ils génèrent. Pour illustrer, si vous possédez un pommier, une taxe sur le patrimoine consisterait à couper une ou plusieurs branches de cet arbre.
Dans d’autres propositions, il est plutôt question d’un impôt sur les gains du patrimoine: seuls les bénéfices générés par les biens sont taxés. Dans ce cas, l’arbre reste intact, mais l’Etat prélève, en fonction de la récolte, quelques kilos de pommes. Le problème avec un impôt sur les gains du patrimoine réside dans sa complexité: il faut calculer, chaque année, pour chaque individu, le bénéfice exact réalisé. Ce processus peut s’avérer lourd et fastidieux.
L’alternative porte le nom d’impôt sur le rendement présumé du patrimoine. Dans ce système, le bénéfice réel généré par vos biens n’a plus d’importance: le fisc part simplement du principe que vous obtenez un rendement fixe. Si vos gains réels dépassent ce rendement présumé, cela joue en votre faveur. En revanche, si vos gains sont inférieurs à ce rendement, vous y perdez. En d’autres termes, peu importe la quantité de pommes produites par votre pommier: vous devez remettre à l’État un nombre prédéterminé de pommes, fixé à l’avance.
À la recherche de fonds
Le plat pays dispose déjà de nombreuses formes d’imposition sur le patrimoine. Cependant, la demande pour une taxe sur le patrimoine ou les gains patrimoniaux revient régulièrement avec insistance. Certains défendent cette idée comme un moyen de freiner la concentration croissante des richesses. Par ailleurs, lorsque l’on évoque une réduction des charges fiscales élevées qui pèsent sur le travail, les regards se tournent souvent vers les grandes fortunes pour compenser cette baisse.
De plus, la mauvaise situation des finances publiques et les défis majeurs qui se profilent à l’avenir (comme le financement accru de la lutte contre le réchauffement climatique, la défense ou encore les retraites) renforcent les arguments en faveur d’une taxation sur le patrimoine ou les gains patrimoniaux.
Cadastre des patrimoines
Pour mettre en œuvre un tel impôt, il est indispensable de disposer d’une vue d’ensemble du patrimoine de chaque ménage, ce qui nécessite un cadastre des patrimoines. Une fois ce cadastre établi, il pourrait également être utilisé à d’autres fins, par exemple en liant l’octroi de subventions publiques à la situation patrimoniale des bénéficiaires.
Avec un cadastre des patrimoines, les subventions publiques pourraient être conditionnées au niveau de patrimoine des bénéficiaires.
Une telle liaison existe déjà aujourd’hui. Ceux qui souhaitent obtenir un logement social doivent passer par une vérification de leurs revenus, de leurs ressources et de leur propriété immobilière. En d’autres termes, une personne possédant déjà une maison à l’étranger n’est pas éligible pour un logement social. Il y a quelques semaines, il a également été révélé que les personnes aisées seront de moins en moins ou plus du tout éligibles aux primes de rénovation flamandes. Ceux qui vivent de leurs investissements et de leurs rentes ne recevront plus de subventions. Grâce à une vue d’ensemble sur tous les revenus, y compris ceux provenant du patrimoine, l’Etat pourrait ainsi mener une politique sociale plus juste, selon certains.
L’idée d’un cadastre des patrimoines suscite toujours une grande excitation chez de nombreux Belges, mais aussi au sein des partis politiques. «Et pourtant, aujourd’hui, l’État et le fisc disposent déjà de nombreuses informations sur les revenus et le patrimoine des Belges», explique le professeur de droit fiscal Michel Maus. Car chacun fournit déjà de manière spontanée une grande quantité de données. D’autres informations sont transmises automatiquement à la Belgique par des administrations étrangères. Et il y a aussi les données que nous devons fournir sur demande du fisc. «Le cadastre des patrimoines existe déjà de facto à 80%, affirme Maus. Et, bientôt, il sera à 100%.»
Comptes bancaires belges
De nombreuses informations concernant les revenus doivent être communiquées spontanément au fisc. Par exemple, il est nécessaire de déclarer ses revenus annuels dans sa déclaration d’impôt des personnes physiques. De nos jours, ces informations sont transmises par l’employeur via les fiches fiscales bien connues.
Celles et ceux qui possèdent un livret d’épargne ou qui investissent dans des actions, des obligations ou des fonds d’investissement auprès d’une banque belge, paient en principe une «précompte mobilier libératoire»: soit une taxe sur les intérêts et les dividendes à l’institution financière, qui reverse ensuite cette somme à l’Etat. Les banques ne partagent pas d’informations concernant les clients individuels, telles que les numéros de comptes ou les noms. Le précompte mobilier est «libératoire»: il ne faut pas déclarer ces revenus dans sa déclaration d’impôt. Par conséquent, le fisc n’a pas connaissance des revenus issus de l’épargne et des investissements, bien que ces informations figurent dans le PCC.
Trois observations doivent être faites à ce sujet :
1. Celles et ceux qui possèdent plusieurs livrets d’épargne dans différentes banques et dont les intérêts générés dépassent l’exonération de 1.020 euros en 2024, doivent déclarer ces intérêts. Ces derniers seront alors connus du fisc. Dans la déclaration d’impôt de 2023, 2.615 Belges ont déclaré de tels intérêts.
2. Pour celles et ceux qui possèdent des actions dans un compte d’une institution financière belge, la taxe sur les dividendes est automatiquement prélevée. Depuis 2018, il est possible de récupérer une partie de cette taxe (actuellement jusqu’à 240 euros) via les impôts. Pour ce faire, il faut indiquer le montant du précompte mobilier sur sa déclaration fiscale et fournir les documents nécessaires au fisc. Ce dernier saura alors qui possède des actions. Environ 600.000 Belges ont récupéré le précompte mobilier sur les dividendes l’année dernière.
3. Dans la dernière «supernote» du formateur Bart De Wever, il est précisé que le précompte mobilier libératoire sera maintenu, mais que, à l’avenir, il faudra néanmoins déclarer ces revenus dans sa déclaration. Le fisc en connaîtra donc avec certitude le montant.
Comptes bancaires étrangers
Dans la déclaration d’impôt des personnes physiques, il est également nécessaire d’indiquer un compte bancaire ou une assurance-vie à l’étranger. Le fisc souhaite savoir dans quel pays ces comptes se trouvent, mais ne demande pas quel montant y figure. En réalité, il dispose déjà de ces informations, car depuis 2017, plus de 100 pays échangent automatiquement les données relatives aux comptes bancaires et contrats d’assurance à des fins fiscales. Cela inclut les soldes des comptes ainsi que les revenus générés.
Si l’institution financière étrangère ne prélève pas de taxes sur les revenus générés par ces comptes (ce qui est généralement le cas), il faut déclarer les revenus imposables soi-même dans sa déclaration d’impôt. Pour l’exercice 2023, 378.652 foyers belges ont indiqué qu’ils possédaient un compte à l’étranger, et 64.165 foyers belges avaient une assurance étrangère.
Secret bancaire belge
Michel Maus remarque: «Il est remarquable que le fisc belge dispose de plus d’informations sur vos avoirs à l’étranger que sur vos avoirs bancaires et d’assurance en Belgique. Il reçoit automatiquement toutes les données détaillées concernant vos comptes étrangers, mais pas celles concernant vos comptes belges. Il n’y a accès que si des indices de fraude sont présents. Cette situation est-elle viable dans un Europe où la circulation des capitaux est libre?»
Le secret bancaire belge finira tôt ou tard par disparaître.
«La levée du secret bancaire belge permettrait de résoudre ce problème, et c’est une question de temps avant que cela n’arrive», poursuit Michel Maus. «Je ne comprends pas pourquoi certains partis politiques continuent de s’y opposer, sauf si l’on veut empêcher que le fisc pose des questions sur l’origine des fonds sur les comptes. Mais cette opposition n’est pas tenable. Il est tout de même juste que chacun paie les impôts convenus, non?»
Le fisc peut d’ailleurs, dans certains cas, enquêter sur l’origine des fonds. Cela a notamment été le cas lorsqu’il a découvert que la famille de l’homme politique Karel De Gucht, membre du Open VLD, avait acheté une villa en Toscane via une société. L’Inspection spéciale des impôts (ISI) s’est interrogée sur la provenance des fonds ayant servi à l’achat de cette villa. Lorsque l’on a découvert que cet achat avait été financé par la vente d’un paquet d’actions, le fisc a lancé un redressement fiscal. Après plusieurs procédures judiciaires, cette imposition a été annulée.
De plus, le fisc transfère de plus en plus souvent la responsabilité de l’enquête sur l’origine de grosses sommes d’argent aux banques. Lorsqu’une somme d’argent anormalement élevée est déposée sur un compte, la banque est légalement obligée de demander d’où provient cet argent et à quoi il est destiné. Ensuite, la banque peut, sans le consentement du client, transmettre un dossier à la Cellule de Traitement des Informations Financières, l’unité anti-blanchiment.
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Immobilier
Pour la plupart des Belges, leur résidence principale représente la majeure partie de leur patrimoine. La valeur du logement familial n’a pas à être déclarée dans la déclaration d’impôt des personnes physiques, mais une taxe régionale, appelée précompte immobilier, est due chaque année. Celle-ci est basée sur le revenu cadastral ou le revenu fictif qui serait perçu annuellement en cas de location du bien.
Le problème réside dans le fait que ce revenu cadastral est souvent obsolète et ne correspond pas à la réalité du marché. Cependant, il existe une base de données dans laquelle les notaires doivent enregistrer toutes les ventes de biens immobiliers. À partir de ces informations, la valeur réelle des propriétés pourrait être déterminée assez rapidement.
Les biens immobiliers loués en Belgique doivent être déclarés dans la déclaration d’impôt des personnes physiques. Les revenus réels de la location ne sont pas imposés, le calcul se base sur le revenu cadastral. Il serait pourtant facile pour l’Etat de connaître les revenus réels de la location, car en Belgique, il existe une obligation d’enregistrer les contrats de location pour des appartements, maisons, chambres d’étudiants, résidences secondaires, etc.
Les propriétaire d’une maison, d’un appartement ou d’un terrain à l’étranger doivent déclarer la «valeur normale de vente actuelle» de ce bien immobilier dans leur déclaration fiscale. Grâce à l’échange automatique de données entre les pays de l’UE, le fisc sait également quand un bien immobilier à l’étranger est acheté ou vendu par un Belge.
Supposons la location d’une maison via Airbnb: le fisc en a connaissance, car depuis 2023, les opérateurs de plateformes numériques doivent transmettre les revenus générés. À partir de 2026, cette règle s’appliquera également aux plateformes de cryptomonnaies. Le fisc sera alors au courant des investissements de tout un chacun, par exemple dans des bitcoins.
Sociétés et art
Selon la législation européenne en matière de lutte contre le blanchiment d’argent, toutes les entreprises et ASBL sont tenues de enregistrer leurs bénéficiaires effectifs via le registre UBO (« Ultimate Beneficial Owners »). Toute personne détenant plus de 25% des actions ou des droits de vote d’une société doit le signaler dans ce registre, qui est librement accessible aux autorités.
Concernant la valeur de votre collection d’art, celle-ci pourrait être estimée en fonction des polices d’assurance que vous avez souscrites pour ces œuvres.
Cependant, la situation est différente pour d’autres objets de valeur comme les œuvres d’art, les bijoux, les voitures anciennes, etc. À l’heure actuelle, personne ne sait réellement combien ces biens contribuent au patrimoine. Cependant, pour déterminer leur valeur, les autorités pourraient se baser sur les polices d’assurance souscrites pour ces objets précieux. Cette démarche se fait déjà lors de successions, lorsque l’Etat demande parfois aux compagnies d’assurance de préciser la valeur assurée d’une œuvre d’art.
Successions et donations
«Il y a un moment dans la vie où une photo de votre patrimoine est prise , indique Michel Maus. Et c’est au moment du décès. Les banques doivent alors transmettre toutes les informations financières et le contenu des coffres-forts, l’immobilier est réévalué, et ainsi de suite. Tout cela pour déterminer aussi précisément que possible la valeur de la succession et des droits de succession dus. L’Etat obtient donc une image très claire d’un patrimoine à ce moment-là.»
«Les donations notariées sont également enregistrées, poursuit Michel Maus. Cela concerne toujours l’immobilier et, souvent, les donations d’argent. Seules les donations en espèces, remises directement, échappent à la surveillance de l’État.»
Conclusion: le cadastre des patrimoines, c’est pour bientôt
En réalité, les autorités et le fisc savent déjà énormément de choses sur le patrimoine des Belges. Selon Michel Maus: «De plus en plus de mesures sont prises pour plus de transparence et la création d’un cadastre des patrimoines. Le secret bancaire belge représente encore un obstacle aujourd’hui, mais il finira tôt ou tard par disparaître. Actuellement, les données sont encore enregistrées de manière éparse, mais il est simple de les regrouper dans le CAP.»
«Pour qu’on puisse vraiment parler d’un cadastre des patrimoines, il faudrait que votre patrimoine soit réévalué chaque année, continue l’expert. Cela ne poserait pas de problème pour les informations détenues par les institutions financières: les banques effectuent déjà ce travail pour le fisc. Un problème plus important serait la valeur des biens immobiliers, qui devrait être déterminée chaque année. Mais grâce à l’intelligence artificielle, cela devient plus facile. Je suis donc convaincu que le cadastre des patrimoines sera bientôt une réalité.»
Enfin, il convient de rappeler que l’objectif d’une taxe sur le patrimoine (ou la plus-value) est de faire en sorte que les Belges possédant un patrimoine important paient davantage d’impôts. Parmi les dix Belges les plus riches figurant sur le site Derijkstebelgen, trois échappent déjà à cette taxation en raison de leur résidence à l’étranger : Eric Wittouck vit à Monaco, Alexandre Van Damme en Suisse et la famille De Mévius à Londres. La question est de savoir si ce nombre augmentera après l’introduction de cette taxe sur les patrimoines ou les plus-values.
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