La famille Fagneray, un succès wallon à Knokke
Sans expérience de l’Horeca, une famille namuroise s’est fait une place au soleil de Knokke. En moins de cinq ans, les Fagneray y ont ouvert quatre établissements, dont la brasserie de L’Orangerie.
Impossible de passer à côté. Sur la place Van Bunnen, à Knokke, les devantures des établissements liés à L’Orangerie occupent un emplacement de choix. Il y a la brasserie mère, ouverte en 2017, le restaurant spécialisé dans les viandes et les produits de la mer, inauguré deux ans plus tard, mais aussi le lounge bar et le salon-glacier, qui datent de 2020. Un miniempire bâti en moins de cinq ans par une famille namuroise qui ne connaissait rien à l’Horeca.
Les Fagneray ont démarré à quatre, les parents et deux de leurs enfants, dans un rez-de-chaussée vide et ont petit à petit racheté les locaux voisins pour accueillir désormais jusqu’à cent mille clients par an! «On a beaucoup modernisé les enseignes reprises, mais on a tenu à garder le personnel à chaque fois», se félicite Lucas, le fils de la famille. Une fidélité totale à des valeurs, à un projet et à leur maman, Cathy, disparue à l’été 2019. Si elle semblait plus triste, voire un peu déprimée depuis plusieurs semaines, elle restait très active au restaurant, dynamique et souriante. Fin juillet, quinze jours après le mariage de sa fille aînée auquel ni elle ni son mari et ses deux autres enfants n’ont été invités, elle a choisi de mettre fin à ses jours. «Ça a été aussi dur qu’inattendu», se souvient son fils, le ton grave. «Le personnel de L’Orangerie a été incroyable et a proposé de tout gérer alors que nous organisions les funérailles à Namur, mais nous n’avons eu droit qu’à une seule semaine de deuil avant de nous remettre au travail.» De retour à Knokke, Lucas, sa sœur Elise et son père Jean-Luc partagent une souffrance insondable dès qu’ils jettent un œil sur la quatrième place du bureau, désormais vide, tout en se sentant investis d’une mission. Celle de poursuivre cette entreprise qui a tant compté aux yeux de leur mère et épouse.
Chimiste de formation, Cathy a aidé son mari à ses débuts en tant que boulanger. Même s’ils se reconvertiront respectivement en professeure de science et comptable à la naissance de leurs enfants, ils chercheront longtemps à retravailler ensemble. Et avec leur progéniture. «Nous nous sommes toujours très bien entendus et nous étions vraiment complémentaires: ma sœur Elise et ma mère aimaient cuisiner l’une avec l’autre et j’avais l’habitude d’aider mon père à rénover des appartements. En 2017, alors qu’Elise était infirmière et moi en fin de secondaire, on a décidé de monter un projet en commun.»
Brasserie «à la papa»
Rapidement surgit l’idée d’ouvrir un restaurant. Lucas occupera le poste de barman, sa sœur sera serveuse, Cathy cuisinière et Jean-Luc pâtissier. Une fois installés à Knokke, dans un bâtiment face à la mer et doté de verrières – d’où le nom de L’Orangerie –, les Namurois prennent en charge tous les travaux pendant des mois. «Je venais d’entamer des études en comptabilité. Je devais constamment faire des allers-retours, c’était un rythme de vie un peu particulier.» La langue fut une autre difficulté. Au début, il arrive même que le cadet demande aux clients de parler français. Une attitude «absolument pas commerciale» qui en fait fuir quelques-uns… et réjouit pas mal de concurrents. «Se faire une place dans le paysage knokkois n’a pas été facile. Toutes proportions gardées, ces petits Wallons qui venaient gratter les miettes à la côte flamande, c’était aussi mal vu que Marc Coucke qui débarque à Durbuy. Un restaurateur est même venu nous dire que l’on ne tiendrait pas.»
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Heureusement, L’Orangerie convainc rapidement son petit monde avec ses plats de brasserie et ses tartes «à la papa.» Après quelques mois, agencer un bureau et dégager du temps pour traiter l’administratif devient indispensable. Alors, le quatuor engage du personnel «parfaitement bilingue» tandis que Lucas et sa sœur se partagent le rôle de chef d’équipe. «J’avais 18 ans et je devais déjà gérer une vingtaine de personnes, dont plusieurs quadragénaires qui avaient une sacrée expérience. Je me souviens de certains regards, du genre: “Hé petit kéké, du calme!” Il a fallu que je montre les dents à deux ou trois reprises pour me faire respecter. Je n’avais pas le choix: sur une bonne journée, on devait déjà assumer entre 1 000 et 1 500 couverts.»
Le succès est donc au rendez-vous… contrairement à Valentine. Avec le temps, la sœur aînée de Lucas, qui a dès le départ décidé de ne pas faire partie de l’aventure, s’éloigne du reste du clan. Des tensions naissent progressivement et prennent plus d’ampleur après le 15 août 2018, quand la jeune femme se sent mal accueillie à L’Orangerie, Lucas justifiant le manque de disponibilité des autres membres de la famille par la forte affluence. «S’est-elle sentie abandonnée? Etait-ce de la jalousie? Toujours est-il que la situation n’est pas allée en s’améliorant. Pour mon père, Elise et moi, il ne s’agissait que d’une dispute et d’une distance qui s’installait, mais pour ma mère, c’était un vrai tourment.» Sa famille aura beau insister sur la réussite du projet qu’ils avaient toujours rêvé de mener, Cathy ne parviendra jamais à surmonter le conflit avec son aînée. Au point de mettre fin à ses jours.
Cinq mois après le drame, la foudre tombe à nouveau sur la famille Fagneray lorsque Jean-Luc se voit diagnostiquer un cancer. Il est opéré juste avant le premier confinement, qu’il traverse à l’hôpital. Lucas réalise alors que tout, à L’Orangerie, est au nom de son père. «On a vraiment pensé à arrêter. Heureusement, il a bien réagi aux traitements et, aujourd’hui, le cancer n’est plus présent. Papa nous a depuis cédé l’entreprise, à Elise et moi. Nous sommes devenus propriétaires de la marque, pour faciliter la transmission.»
Il est vrai que les Fagneray emploient aujourd’hui une soixantaine de personnes, pour un chiffre d’affaires annuel de plus de trois millions d’euros. «Au printemps 2020, quand on a dû fermer à cause du Covid, toutes nos liquidités ont fondu comme neige au soleil. Mais nous avons continué à réaliser des travaux parce qu’on savait que, le jour où on rouvrirait, il serait essentiel de faire bloc.»
Produits wallons
Le choix de s’établir à la côte découle d’une longue tradition familiale. Cathy et Jean-Luc y étaient des habitués et Lucas a passé pratiquement toutes ses vacances, ainsi que certains Noëls, dans un appartement à Blankenberge, à deux pas de la gare, du parc récréatif Léopold et de cette légendaire cabine de plage blanche où il rangeait ses jouets. L’endroit rêvé pour le gamin puis, plus tard, pour l’ado, qui s’offre plusieurs séjours plus festifs entre amis. «Nous sommes restés très attachés à la côte belge, mes parents se voyaient même y vivre une fois retraités. Blankenberge était une station à la hauteur de nos moyens, même si on aimait aller se promener ailleurs. Je connais d’ailleurs mieux Bruges que Namur. J’ai toujours apprécié ces villes où tout est ouvert toute la journée et le week-end, contrairement à beaucoup d’endroits en Wallonie. Maman, elle, aimait particulièrement le charme de Knokke et ses villas qui se distinguent des grands immeubles des autres villes côtières.»
Au moment de lancer leur activité en 2017, les Fagneray n’hésitent donc pas longtemps. Le bâtiment qu’ils loueront doit se trouver dans cette région qu’ils affectionnent tant et où se rendent des milliers de touristes en fin de semaine et les jours fériés. C’est une construction neuve de la place Van Bunnen qui rencontre leurs attentes. Le rez-de-chaussée est alors momentanément occupé par un supermarché, du sable et des transats traînent partout à l’intérieur, mais la situation est trop idéale pour passer à côté, d’autant que le propriétaire des lieux est un brasseur. «Le lendemain, nous sommes allés discuter du projet dans les dunes. On a débouché une bouteille et on s’est dit qu’on allait le faire. Comme on ne voulait pas de dettes, on a pris beaucoup de risques: il a fallu revendre les quatre appartements que l’on possédait et mettre notre maison en garantie.»
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Influencés par la réputation «prout-ma-chère» de Knokke, Lucas et les siens s’essaient dans un premier temps à la cuisine semi-gastronomique et aux pâtisseries «un peu trop recherchées». Trois mois après l’ouverture, ils revoient leurs plans et ajoutent steak, boulettes et petite restauration à la carte. «Nous nous sommes rendu compte que plus on revenait à nos fondamentaux, plus les gens appréciaient. Aujourd’hui, on met en avant un maximum de produits wallons, pour amener une petite touche du sud au nord.» Les frites et tous les produits laitiers utilisés dans la confection des gaufres et des crêpes proviennent de Liège. La viande de Bois-de-Villers, parce qu’un jour, Lucas est allé acheter un saucisson dans ce village namurois et qu’il est tombé sous le charme des produits du boucher. «Quand je lui ai parlé des tonnes de viande que l’on vendait par an, le patron est devenu fou et on a scellé un accord. Je préfère quand ça se passe ainsi plutôt que dans des salons où on s’esquinte à trouver la meilleure offre sans être certain qu’elle convienne vraiment. Notre boucher ne livre pas jusqu’à Knokke, il faut donc gérer le transport, mais c’est le prix à payer pour conserver cette garantie à la fois locale et de qualité.» Pour que le projet cher à Cathy garde toute son authenticité.
Sa plus grosse claque
«Le jour où maman a décidé de mettre fin à ses jours.»
Son mantra
«Si tu essaies, tu as une chance de perdre. Si tu n’essaies pas, tu as déjà perdu.»
Son plus gros risque
«Lancer le premier restaurant à la côte et changer mes plans en faisant des études de compta, mieux adaptées à ce projet.»
Dates clés
2002 «Mes parents achètent un appartement à Blankenberge, où l’on passe ensuite toutes nos vacances.»
2016 «Je me mets officiellement en couple avec Odile, qui est aujourd’hui ma femme.»
2017 «Le jour de l’ouverture de L’Orangerie fut un vrai carnage: on n’a pas de numéro de table, pas de monnaie, pas assez de personnel…»
2019 «L’année du décès de ma maman et du diagnostic du cancer de mon papa.»
2021 «La réouverture des commerces nous permet de sortir la tête hors de l’eau financièrement.»
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