Kohei Saito, philosophe: «Il faut dépasser le dogme de la croissance»
Economiste et philosophe, Kohei Saito est un marxiste hétérodoxe dont le best-seller, vendu à près d’un demi-million d’exemplaires, vient de paraître en français sous le titre Moins! La décroissance est une philosophie. Rencontre avec le Piketty nippon, puissance mille.
Au Japon, le plus occidental Etat d’Extrême-Orient, acquis aux règles économiques du marché à l’européenne, l’économiste et philosophe Kohei Saito vient jouer l’empêcheur de penser en rond. Diplômé de l’université Humboldt de Berlin et professeur d’économie politique à l’université d’Osaka au Japon, Kohei Saito nous enjoint à tourner le dos à la croissance infinie et indéfinie et de construire, sur la base de coopératives, une sobriété partagée. Ce qu’il appelle le «communisme de décroissance», seul à même, selon lui, de dépasser le capitalisme productiviste, nocif à la planète.
Les Objectifs de développement durable (ODD) sont l’opium du peuple, écrivez-vous. En quoi le sont-ils?
Les 17 Objectifs de développement durable établis par les Etats membres des Nations unies sont très populaires au Japon. Cela m’a frappé. Or, j’estime que c’est un mythe, car cette feuille de route donne l’impression que le consommateur peut lutter contre le réchauffement climatique tout en continuant à consommer comme il a l’habitude de le faire, voire davantage. La formule «opium du peuple» fait bien entendu référence à Karl Marx qui, en son temps, avait parlé de la religion comme étant «l’opium du peuple», c’est-à-dire un moyen d’alléger les souffrances causées par l’injustice de la réalité économique inégalitaire du capitalisme. Je pense que, de manière analogue, les ODD sont la version contemporaine de cet opium du peuple. Car ils proposent d’agir dans un cadre capitaliste de croissance. C’est, d’une certaine manière, une façon de sauver le capitalisme, la croissance et l’économie de marché. D’autre part, le consommateur se sent moins coupable et on alimente ainsi l’autre mythe selon lequel on peut lutter contre le réchauffement climatique par de petites initiatives individuelles tout en continuant à œuvrer pour plus de croissance.
Justement, l’une des cibles récurrentes de votre livre est la croissance. Vous y proposez même un «communisme de décroissance». Alors que généralement, la décroissance est assimilée à un imaginaire de restriction, voire de pénurie et de pauvreté, vous soutenez que la décroissance peut correspondre à la prospérité et à la richesse. De quelle manière?
Quand on parle de décroissance, les gens pensent spontanément à un manque de nourriture, à une vie frugale, austère, voire carrément pauvre. Mais à y voir de plus près, et quand on regarde ce qui se passe un peu partout dans le monde, je pense par exemple aux dérégulations, aux privatisations et à toutes ces mesures qui favorisent la croissance, ce sont précisément ces mesures-là qui provoquent la pauvreté partout dans le monde, y compris chez certaines populations dans les pays occidentaux industrialisés. Aujourd’hui, la pauvreté touche de plus en plus la population de certains pays riches. La décroissance appelle des modifications profondes, je pense particulièrement à la socialisation des outils de production. Lorsqu’on œuvre de manière à ce que toute la population accède aux services publics, la société devient plus abondante, parce que tout le monde a ainsi accès, à égalité, à ces services. De plus, il s’agit, en l’occurrence, d’une forme d’abondance qui n’endommage pas l’environnement, contrairement à l’abondance au sens capitaliste et néolibéral du terme, destructrice et nocive à la planète.
«Communisme de décroissance», les deux mots peuvent paraître antinomiques: le communisme est historiquement productiviste. Dès lors, comment expliquez-vous cette formule?
C’est mon pari dans ce livre. Ma contribution à la décroissance est justement de conjuguer le communisme à la décroissance. En France, on retrouve un ancien et prestigieux courant de pensée de la décroissance; je pense par exemple à Serge Latouche, à André Gorz, et à d’autres penseurs. Sauf que cette pensée de la décroissance ne s’attaque pas aux racines du capitalisme. Certes, ces penseurs critiquent le capitalisme, mais ils renvoient généralement dos à dos capitalisme et socialisme. De plus, on y retrouve, d’une manière sous-jacente, l’idée selon laquelle le marché, finalement, ne serait pas si nocif que cela et qu’il faudrait plutôt le réguler. Or, capitalisme et décroissance sont incompatibles. C’est la raison pour laquelle je déplace l’idée de décroissance d’un cadre capitaliste à un cadre communiste, à savoir dans un cadre qui s’appuie sur la notion du «commun», un communisme décentralisé et démocratique, aux antipodes de l’expérience soviétique.
Plusieurs théoriciens et intellectuels, même s’ils sont favorables à l’idée du communisme, ont fait le choix d’abandonner le mot, estimant qu’il a été abîmé par l’expérience soviétique. Pourquoi choisissez-vous de le garder? N’est-il pas abîmé au Japon?
A vrai dire, les deux termes sont impopulaires au Japon, décroissance et communisme (rires). D’un côté, la décroissance est associée à un imaginaire de pénurie; de l’autre, le communisme reste aujourd’hui encore étroitement lié à l’URSS, au stalinisme, etc. Le problème est que quand on évite de parler de communisme et de décroissance, on se retrouve vite à parler de capitalisme et de croissance. J’estime qu’il ne faut pas renoncer au terme. Du moins, si on le fait, on verse dans une grammaire et un lexique capitaliste. C’est la raison pour laquelle ceux qui essaient de les contourner se retrouvent à employer des formules telles que «investissement vert», «technologie verte», ou autres. Tout ce lexique du «green capitalisme» fait que les affaires continuent tout à fait comme avant, «business as usual» comme on dit.
«“Taxe carbone”, “écotaxe”, le système dominant est créatif pour pondre ce genre de formules.
Que reprochez-vous à ce genre de mesures?
Le capitalisme ne peut pas sauver la planète. On a assisté lors des dernières décennies à une myriade d’initiatives, de négociations et d’accords entre gouvernements, COP, etc. Il est évident qu’on a besoin de quelque chose de différent. Or, je regrette une certaine crainte chez plusieurs intellectuels à pouvoir parler de postcapitalisme ou de décroissance. Je propose ces termes, même s’ils sont controversés, pour clarifier les choses. Au Japon, cela rencontre un indéniable succès. Mon précédent ouvrage y a été vendu à 500.000 exemplaires. Même le mot décroissance n’est plus tabou au Japon. C’est le chemin qu’il faut emprunter, celui de la décroissance, plutôt que de procéder par des demi-mesures; des taxes, aujourd’hui on n’a plus que ça, «taxe carbone», «écotaxe», le système dominant est créatif pour pondre ce genre de formules (rires).
Prenons le cas précis du «Green new deal» qui, malgré les critiques, nourrit beaucoup d’espoir. Que lui reprochez-vous exactement?
Le «New Deal vert» mobilise de considérables moyens financiers et des investissements publics pour promouvoir les énergies renouvelables et les véhicules électriques. Il nourrit l’espoir que la prospérité de l’économie débouchera sur de nouveaux investissements «verts» et bifurquera ainsi sur une économie verte durable. Pour comprendre ce que je lui reproche, il faut avoir à l’esprit que tout cela n’est pas sans évoquer le «New Deal» originel promu par le président américain Franklin Roosevelt (1882 – 1945). Celui-ci avait conçu son «New Deal» comme une réforme pour sauver le capitalisme américain de la Grande Dépression. De la même manière, dans le «Green New Deal», on retrouve l’idée de sauver le capitalisme, ou, du moins, l’économie de marché en la régulant et en y injectant des «investissements verts». Il est aujourd’hui regrettable de voir des politiques progressistes, tels que Bernie Sanders, adhérer à ce «Green new Deal». La raison pour laquelle ce dernier n’est pas à la hauteur des enjeux, c’est qu’il porte au cœur de son logiciel le paramètre de la croissance. On continue de penser dans un cadre de croissance.
Vous êtes critique à l’égard de plusieurs intellectuels de votre propre idéologie, mais l’un d’eux trouve grâce à vos yeux: Thomas Piketty. Pourquoi? Quelles sont les mesures qu’il propose qui vous intéressent?
J’avais lu Le Capital au XXIe siècle lors de sa parution, en 2013, et je ne l’ai pas du tout apprécié. Thomas Piketty s’y montrait comme un socio-démocrate qui critique les inégalités économiques excessives et préconise comme solution une forte fiscalité progressive. Disons qu’il a beaucoup changé depuis. Dans Capitalisme et idéologie, il rompt avec ce «premier Piketty». Il appelle à plusieurs reprises à un dépassement du capitalisme, et sa proposition n’est pas celle d’un capitalisme dompté, mais bel et bien d’un socialisme participatif. Il appelle à taxer les plus riches et ceux qui polluent le plus, à démocratiser le pouvoir dans les conseils d’administration. Rares sont les intellectuels de gauche qui assument des positions aussi radicales.
On pourrait vous objecter qu’il est difficile de défendre une politique de décroissance face à la croissance démographique mondiale. D’ailleurs, la dimension démographique est absente dans votre ouvrage…
Ma réponse est simple: l’endroit où la population croît est le Sud. La croissance démographique n’est pas mondiale. Même la Chine est en train d’inverser la courbe de sa croissance démographique grâce à sa politique démographique restrictive. Or, on sait que la responsabilité du réchauffement climatique a pour cause le mode de vie des populations des pays du Nord, de l’Union européenne, des Etats-Unis, le Japon, etc. Les pays du Sud n’en sont pas responsables. Ceux-ci, au contraire, ont besoin de plus d’écoles, plus d’infrastructures. Mais, comme je vous le disais au début, le développement de ces infrastructures et des services publics ne doit pas rimer avec «croissance». La croissance ne doit pas être un but en soi, comme cela a été longtemps, et aujourd’hui encore, prôné par les Américains. Les Américains ne doivent pas être imités par les Africains; il suffit de les regarder, les Américains ne sont pas heureux (rires). On doit réfléchir à de nouveaux modes de vie, plus désirables, émancipés de l’imaginaire colonialiste. Longtemps, les Etats-Unis ont été érigés comme modèle pour le reste du monde. Cela doit être dépassé. On peut très bien s’inspirer et puiser dans d’autres cultures, présentes et passées.
Contrairement à vous, certains militants écologistes, progressistes au départ (par exemple, en France, le célèbre journaliste militant Hugo Clément), se réjouissent que les partis de droite, voire d’extrême droite, s’emparent de la question climatique. Ils estiment que celle-ci doit toucher tout le monde sans distinction idéologique. Que vous inspire cela?
Il faut partir d’un constat simple et évident: en général, la droite remet en cause le réchauffement climatique, du moins, elle conteste la responsabilité de l’homme. Leur discours consiste à dire «oui, il y a un changement climatique, mais ce n’est pas sûr que l’homme en soit responsable». On est au cœur du négationnisme climatique. Et c’est le discours des populistes de droite, avec quelques variantes, certes. Donald Trump, par exemple, est plus radical et catégorique que Marine Le Pen, qui a lissé son discours sur ce point. Mais le plus important à remarquer, c’est que quand la droite et l’extrême droite parlent de climat, ce n’est en aucun cas pour proposer des changements du modèle économique et social. Ils le font toujours dans une perspective ethnique. On retrouve par exemple la rhétorique selon laquelle il faut protéger «notre terre», ou «notre mère patrie». Mais la question qu’il faut se poser c’est: la protéger de qui? D’une manière implicite, on retrouve là encore leur obsession, à savoir la question des immigrés, ces ennemis imaginaires qui voudraient conquérir notre terre. En somme, ils se servent de la question climatique pour instrumentaliser et amplifier l’antagonisme envers les migrants. Si c’est cela dont se réjouissent les «progressistes» que vous évoquez dans votre question, je préfère garder mes distances.
Vous appelez de vos vœux un société «X». De quoi s’agit-il?
En effet. Je ne m’en tiens pas au constat et à la critique de la société capitaliste de marché. Je propose une «société X», basée sur le développement spontané de pratiques démocratiques d’entraide. Une telle société future serait juste et durable. Cette option X, c’est le communisme de décroissance, qu’il faut absolument viser.
Vous proposez également de réhabiliter l’idée de «commun» telle qu’elle a été prônée par Marx. Quelles en sont les vertus?
Pour être plus précis, il est plus juste de parler des «communs» plutôt que du «commun». Les communs sont la clé pour ouvrir une «troisième voie» en opposition aussi bien au néolibéralisme qu’aux nationalisations et à l’étatisme soviétiques. En d’autres termes, il ne s’agit pas de tout transformer en marchandise, comme le souhaitent les fondamentalistes du marché, ni de tout nationaliser, comme dans le cas du socialisme de type soviétique. La voie des «communs» propose une gestion démocratique par les usagers des choses que l’on peut qualifier de «biens publics» telles que l’eau, l’électricité, le logement, les soins ou l’éducation.
A propos, plusieurs intellectuels essaient de réfléchir à d’autres indices de richesse que le produit intérieur brut (PIB). Auriez-vous des idées en ce sens?
C’est l’indice fétiche du système néolibéral. Par ailleurs, je fais remarquer au passage que le PIB du Japon baisse. Le pays est en récession. Cela dit, le principal biais de cet indice est qu’il est purement quantitatif et fait abstraction de la qualité de vie de la population. Des critères comme la «vie bonne», le sentiment de vivre en sécurité et avoir un emploi «sécurisé», ne sont pas pris en compte par le PIB. Ce n’est pas une utopie ou une chimère que de dire que la «vie bonne» ou la «vie heureuse» doivent être les véritables indices de richesse des Etats. Il faut s’atteler à bâtir de nouveaux critères. D’ailleurs, Nicolas Sarkozy, au temps de sa présidence, avait demandé à l’économiste Joseph Stiglitz d’élaborer de nouveaux critères. Cette tâche doit être reprise au sérieux par les intellectuels de gauche et en particulier les philosophes. C’est d’ailleurs leur rôle historique dans la société que de créer de nouveaux concepts, de nouveaux critères, etc. C’est quelque chose qu’on a perdu ces derniers temps, je le regrette.
«Il suffit que 3,5% d’une population s’engage dans un mouvement social, de façon non violente, pour que la société en question change.»
Vous appelez à «confronter le capitalisme par toutes nos forces». Par quels moyens? Par de la désobéissance civile, comme le prône l’intellectuel et militant suédois Andreas Malm?
Je regarde de près et avec intérêt les mouvements de désobéissance civile en Europe et en France. Je pense par exemple à Extinction Rebellion et Les Soulèvements de la Terre. Andreas Malm, de son côté, prône des méthodes de désobéissance civile plus radicales, qui confinent parfois à la violence. Ces mouvements de désobéissance civile rencontrent un certain succès en Europe, mais la culture politique est différente au Japon. Si vous prônez ce genre d’action, peu de personnes seraient susceptibles de vous suivre. Mais cela n’est pas une raison de baisser les bras ou de désespérer. C’est pourquoi je parle dans le livre de la «loi des 3,5%» pour changer les choses.
En quoi consiste cette «loi des 3,5%»?
Je m’appuie sur les recherches d’Erica Chenoweth, professeure à Harvard, qui a démontré qu’il suffit que 3,5% d’une population s’engage dans un mouvement social, de manière déterminée mais non violente, pour que la société en question change. A priori, ça paraît invraisemblable. Mais elle donne plusieurs exemples: on retrouve ces 3,5% dans le mouvement People Power, qui a renversé la dictature de Marcos aux Philippines, en 1986, ou encore dans la révolution des Roses, en 2003, qui a contraint le président géorgien à démissionner. Je songe aussi à ces exemples de «microrebellions» quand, dans une classe, deux élèves sur 50 se lèvent avec courage et réclament des changements, ils peuvent faire bouger les choses. Ce chiffre est encourageant. Ces 3,5% semblent suffisants pour changer la société. J’ai conclu le livre sur cette loi pour donner de l’espoir. Néanmoins, j’en profite pour dissiper tout malentendu: je ne crois pas en une avant-garde révolutionnaire, éclairée, comme le théorisait Lénine, par exemple. Mon modèle c’est plutôt le changement par des coopératives, le communisme local, etc. Ces expériences créent des sensibilités nouvelles, de nouveaux désirs, de nouveaux modes de vie. Car oui, on a aussi besoin de changer nos désirs et nos imaginaires.
Vous appelez à éviter la «fin de l’histoire»? Partagez-vous la célèbre thèse du philosophe libéral Francis Fukuyama?
Francis Fukuyama estime que la démocratie et le capitalisme sont la meilleure combinaison pour la planète. Pour ma part, j’estime que si on continue dans cette voie, ce sera là la véritable fin de l’histoire. Car tout simplement, il n’y aura pas d’humanité en vie sur cette planète. Ce que je dis là est à peine exagéré. Il faut éviter cette voie à tout prix. Pour ce faire, il faut être créatif, défier le capitalisme, penser et repenser le féminisme, le décolonialisme, etc.
Pensez-vous qu’on assiste ces derniers temps à une sorte d’accélération de l’histoire?
Dans un certain sens oui, ne serait-ce qu’en raison de la puissance des nouvelles technologies. Le problème est que ces technologies, en tout cas l’usage qu’on en fait, n’ont pas tenu leur promesse de liberté. On ne devient pas forcément plus libre en utilisant ces nouvelles technologies. La politique de décroissance que je défends va de pair avec une décélération, un ralentissement de nos modes de vie. Faire plus lentement, faire moins, mais faire mieux. Quand on accélère, par définition on va plus vite et ce, dans toutes les dimensions de notre existence: on rédige ses e-mails plus vite, on mange plus vite, etc. On ne peut pas accélérer à l’infini. On doit reconnaître des limites. Or, l’un des angles morts du capitalisme c’est qu’il nie la notion de limites, car il prône la compétition sans limites. Reconnaître les limites peut nous apporter énormément de choses: plus de temps libre, plus de qualité, une vie plus remplie.
Bio express
1987
Naissance, à Tokyo.
2012
Master en philosophie à l’université libre de Berlin.
2015
Doctorat à l’université Humboldt de Berlin.
2017
Parution de son premier ouvrage majeur, Karl Marx’s Ecosocialism: Capital, Nature, and the Unfinished Critique of Political Economy (La Nature contre le capital, Syllepse, 2021, en français).
2018
Lauréat du prestigieux prix marxiste Isaac et Tamara Deutscher.
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