Finances publiques: la Commission européenne lance une procédure de déficit excessif à l’encontre de la Belgique. Une contrainte qui empêchera toute politique budgétaire ambitieuse, selon le chercheur en sciences politiques Jessy Bailly. © BELGAIMAGE

Inquiétante, la dette de la Belgique? «Un Etat ne se gouverne pas, comme on l’entend souvent à droite, en ‘bon père de famille’»

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Pour le chercheur en sciences politiques Jessy Bailly, la Belgique, comme tout Etat-membre poursuivi pour déficit excessif, doit à présent prouver qu’elle maîtrise, en tant qu’Etat, ses finances publiques et sa trajectoire budgétaire. Dès lors, affirme-t-il, il lui est impossible de mener une volonté de politique sociale ambitieuse, qui nécessite d’investir des fonds publics.

Une facture de 25 milliards d’euros, à payer en cinq ans: voilà l’effort que la Commission européenne attend de la part de la Belgique, réprimandée pour l’état de ses finances publiques et son déficit budgétaire excessif la semaine dernière. Le pays n’atteint en effet pas les objectifs fixés par le Pacte de stabilité européen: 3% de PIB maximum de déficit alors que le déficit belge atteint 4,3% et 60% du PIB pour la dette, le taux d’endettement belge s’affichant à 105,2%.

Si la Commission impose indifféremment à tous les Etats-membres en dérapage de revenir dans les clous budgétaires au plus vite, elle propose tout de même des trajectoires «personnalisées» pour y parvenir. La Belgique pourrait donc se voir imposer un effort plus drastique (0,72% du PIB par an) en quatre années ou un effort un rien plus doux (entre 0,42% et 0,59% en fonction des années) de 2025 à 2031, soit sept ans.

L’application d’une stricte orthodoxie budgétaire, qui ne tienne que peu compte du contexte – le vieillissement de la population belge, par exemple – et des enjeux économico-climatiques qui nous attendent, se justifie-t-elle à tout prix ? L’avis de Jessy Bailly, chercheur associé en science politique à Mesopolhis (Sciences Po Aix) et au CEVIPOL (Université Libre de Bruxelles).

Un Etat-membre de l’Union européenne dont la dette augmente, comme la Belgique, est-il forcément en danger ?

Cela dépend des points de vue. La dette est considérée comme une menace par les partisans du libéralisme, et plus spécifiquement de l’ordolibéralisme, qui considèrent que les comptes doivent toujours être à l’équilibre. Le discours assez classique consiste à dire que si la dette du pays augmente fortement, les acteurs financiers vont perdre confiance et acheter moins de titres de la dette à l’avenir. Ce qui va poser un problème de liquidités, qui va lui-même se répercuter sur l’économie réelle.

Pour d’autres orientations politico-économiques comme par exemple les néokeynésiens, la dette publique n’est pas en soi un problème : rappelons que la dette n’est pas un stock, mais des flux. Cela signifie que celles et ceux qui achètent des obligations émises par l’Etat sont remboursés ; simultanément, l’Etat se réendette auprès d’autres acteurs et marchés financiers. C’est pourquoi, malgré la tendance à l’augmentation des dettes publiques des Etats, les investisseurs continuent à avoir confiance dans ces titres de la dette.

Mais en réalité, ce sont les conditions d’endettement qui sont plus importantes : par exemple, pour les néokeynésiens, il est légitime de s’endetter quand les taux d’intérêts sont faibles, voire négatifs, comme ce fut le cas dans les années 2010. Le fait de souhaiter que les comptes soient à l’équilibre n’est pas en soi quelque chose de mal. Mais il faut réinterroger le fait qu’aujourd’hui, la dette publique n’arrête pas de grandir et que cela n’est pas principalement lié à un excès de dépenses publiques.

On a tendance à culpabiliser les responsables politiques en disant qu’ils dépensent trop. Mais l’endettement est lié à d’autres conditions : les gouvernements européens ne cessent de creuser leur manque à gagner fiscal, c’est-à-dire qu’ils mettent en place des niches fiscales, ou encore qu’ils se dépossèdent du levier de la fiscalité pour taxer celles et ceux qui doivent le plus contribuer à l’impôt.

Aujourd’hui, les Etats se financent beaucoup, non plus à partir de l’impôt, mais sur les marchés financiers : c’est ce qu’on appelle la financiarisation de l’action publique. Cette mutation n’est pas neutre : les Etats sont de plus en plus contraints de répondre aux injonctions des acteurs financiers, acteurs politiques à part entière désormais, pour obtenir des prêts.

L’épargne des Belges est, on le sait, très importante. N’est-il pas envisageable de la mobiliser pour résoudre au moins en partie ce problème d’endettement ?

Il est toujours possible d’acheter, comme particulier, des bons à l’Etat, c’est-à-dire des titres de la dette. Toutefois, on est légitimement en droit de se demander s’il faut que l’Etat compte sur l’épargne des citoyens pour se responsabiliser sur le plan budgétaire, ou s’il doit adapter une attitude visant à prendre l’argent où il est, c’est-à-dire auprès des segments les plus riches, en pratiquant une politique fiscale progressive.

En quoi la procédure de déficit excessif lancé par la Commission européenne à l’encontre de la Belgique constitue-t-elle surtout un rappel à l’ordre ?

La procédure de déficit excessif vise à « surveiller et à ne pas punir », pour déformer la formule de Michel Foucault. On sait qu’elle a été activée à de nombreuses reprises, sans jamais véritablement aboutir. Il s’agit d’un avertissement adressé aux Etats, qui n’aboutit que peu sur des sanctions. Mais on sait que la Commission européenne a un moyen de faire pression sur les budgets des Etats-membres, alors même que les Traités européens ne lui reconnaissent pas cette compétence.

Pour un Etat, ce qui compte le plus, ce n’est pas de respecter stricto sensu les critères budgétaires et de dette publique, mais de montrer qu’on est conscient, en tant qu’Etat, qu’il est dangereux de s’endetter à l’excès. Autrement dit, le cadre européen ne permet pas de mener des politiques budgétaires ambitieuses et redistributives. D’autant que, comme on l’a déjà mentionné, de fortes dépenses publiques pourraient être compensées par de fortes politiques fiscales. Mais les Etats ne semblent pas véritablement s’engager dans cette voie-là.

La limitation du déficit à 3% du PIB se fonde-t-elle sur des critères toujours pertinents ?

Absolument pas. On a l’habitude de dire que la limitation du déficit annuel à 3% du PIB et de la dette publique à 60% du PIB sont des critères qui avaient un sens à l’aube des années 1990, lorsqu’ils ont été décidés principalement par l’Allemagne et la France. Peu d’Etats respectent véritablement ces deux critères. Au niveau de l’Union européenne, ce qui compte, c’est de justifier qu’on maîtrise, en tant qu’Etat, ses finances publiques et sa trajectoire budgétaire. Toute volonté de politique sociale ambitieuse, qui nécessite d’investir des fonds publics, peut être réprimandée : on se souvient de l’épisode entre le gouvernement Lega/Movimiento 5 Stelle et la Commission en 2017… (1)

Y a-t-il une manière alternative de penser la dette d’un Etat ou celle-ci est-elle toujours « condamnable » moralement ?

Il faut distinguer les dettes privées et les dettes publiques. Un Etat ne se gouverne pas, comme on a l’habitude de l’entendre dans les discours de droite, en « bon père de famille ». De fait, l’endettement public constitue un intemporel. Considérer que les Etats devraient avoir 0% de déficit, ou de dette, c’est en général considérer que la puissance publique doit être minimale, notamment dans son intervention sociale, auprès des publics les plus précaires et marginalisés.

Lorsque l’on légitime cette rhétorique de la maîtrise budgétaire, on peut soutenir deux visions politiques : une première consistant à dire qu’il ne faut pas trop dépenser, et de fait ne pas investir dans les services publics ; une seconde visant à dire qu’on doit beaucoup dépenser et mener des politiques sociales courageuses, au service de la réduction des inégalités, autant de dépenses compensées par le fait de mener une politique fiscale progressive et ciblant les plus hauts revenus, afin de réduire la dépendance de l’Etat au financement des marchés. Car, on l’a dit, la financiarisation de l’action publique ne peut que soutenir la première vision.

Le lexique de la dette a de fortes connotations morales, quand on pense évidemment que quelqu’un s’endettant doit s’acquitter de ces dettes. Cela fonctionne dans les relations privées, mais pas au niveau du public. On peut d’ailleurs considérer, en renversant la perspective, que l’Etat a une « dette » auprès de ses concitoyens, c’est-à-dire un devoir de leur assurer des bonnes conditions sociales et économiques, afin qu’ils s’épanouissent.

(1) En 2017, la Commission européenne avait reproché à l’exécutif italien, formé de la Ligue (extrême droite) et du Mouvement 5 Étoiles (antisystème) d’avoir présenté un budget avec un déficit de 2,4 % du PIB pour 2019, trois fois supérieur aux prévisions du précèdent gouvernement. Et cela, alors que la dette publique atteignait 132% du PIB.

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