La réforme de l’indexation est l’une des équations complexes que devra résoudre la future coalition fédérale. © BELGAIMAGE

Indexation automatique des salaires: voici les 7 options (imparfaites) qui s’offrent au futur gouvernement

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

L’essentiel

• L’indexation automatique des salaires en Belgique est dans le viseur du futur gouvernement fédéral.
• Cette mesure est bénéfique pour le pouvoir d’achat des travailleurs, mais difficile à supporter pour les entreprises.
• Outre la Belgique, seuls trois pays appliquent encore un système formel d’indexation des salaires.
• Pour réformer le système, différentes options sont envisagées, telles que la suppression de l’indexation, le plafonnement de la hausse annuelle ou une réforme ciblée.
• Les économistes soulignent la complexité de la question et la nécessité de trouver un équilibre entre le pouvoir d’achat et la compétitivité.

Bénéfique pour le pouvoir d’achat mais jugée néfaste pour la compétitivité en cas de choc, l’indexation automatique des salaires est dans le viseur du futur gouvernement fédéral. Mais certaines pistes sont particulièrement farfelues, décodent les économistes.

Peut-on avoir le beurre de la compétitivité et l’argent du beurre pour les travailleurs? C’est l’une des équations les plus complexes à résoudre quand l’inflation s’envole. Mesurée sur la base de l’indice des prix à la consommation harmonisé, celle-ci avait atteint 10,3% en 2022 en Belgique, avec un pic à 11,2% en octobre. Depuis le début des mesures de cet indice, en 1996, jamais elle n’avait été aussi élevée sur une base annuelle, résumait un rapport de l’Observatoire des prix du SPF Economie. En vertu de l’indexation automatique des salaires, dont la périodicité varie selon la commission paritaire, les employeurs ont dû passer à la caisse au prorata de l’évolution de l’indice santé (excluant les produits du tabac, les boissons alcoolisées, les carburants routiers…). Une hausse évidemment bénéfique pour le pouvoir d’achat des travailleurs, mais particulièrement difficile à digérer pour les nombreuses entreprises qui ne peuvent faire évoluer leurs recettes en conséquence.

Entre 2021 et 2023, le coût de la main-d’œuvre pour une heure prestée dans le secteur privé est ainsi passé de 41 à 47,1 euros en Belgique, soit une hausse de près de 15%, selon les chiffres d’Eurostat. C’est plus que dans nos quatre pays voisins (14% aux Pays-Bas, 11% en Allemagne et au Luxembourg et 7% en France). Hormis la Belgique, seuls trois autres pays appliquent encore formellement une indexation des salaires: le Luxembourg, Malte et Chypre, même si cette dernière a déjà bloqué ce système par le passé. Ailleurs, les revalorisations font généralement l’objet de négociations collectives entre les syndicats et les secteurs ou employeurs, ce qui peut attiser le conflit social et différer l’hypothétique ajustement du pouvoir d’achat.

Bref, aucun système n’est parfait. En cas d’inflation élevée, l’indexation fait peser l’intégralité du poids de l’appauvrissement du revenu national sur les employeurs. Elle constitue le reliquat d’un système autrefois plébiscité par de nombreux pays, mais finalement abandonné à la suite des chocs pétroliers de 1973 à 1979. «Et il est impensable qu’un petit pays comme le nôtre puisse convaincre l’Europe d’y revenir», précise d’emblée Bruno Colmant, économiste et membre de l’Académie royale de Belgique.

Dans son mémorandum de fin 2023, la Fédération des entreprises de Belgique (FEB) plaidait pour la suppression de l’indexation d’ici à 2030. De son côté, le futur gouvernement fédéral entend a minima la réformer. Révision de l’indice santé, indexation du salaire net au lieu du brut quand l’inflation dépasse 4%, proposition attendue des partenaires sociaux pour fin 2026… Telles seraient les pistes évoquées dans la note du formateur, Bart De Wever (N-VA). Mais en l’absence d’accord sur la question, sept options restent envisageables. Sont-elles pour autant sensées et réalisables? Les réponses de trois économistes.

L’automaticité de l’indexation des salaires a le grand avantage de gommer le risque de conflit social, estiment les économistes. © GETTY IMAGES

1. Supprimer: une menace pour le pouvoir d’achat et le climat social

La suppression pure et simple de l’indexation automatique des salaires n’apparaît pas comme une piste envisageable à court terme, tant celle-ci constitue «l’un des plus grands tabous socioéconomiques du pays, souligne Philippe Ledent, économiste chez ING et chargé de cours en économie et finance à l’UCLouvain et l’UNamur. Une indexation élevée n’est pas nécessairement problématique dans certains secteurs, où le coût de la main-d’œuvre ne représente qu’une petite partie des dépenses et où il est possible d’augmenter les prix.» De son côté, Philippe Defeyt, président de l’Institut pour un développement durable (IDD), précise que «la Suisse affiche un salaire horaire nettement supérieur à celui de la Belgique et présente pourtant l’un des taux de chômage les plus bas du continent. L’absence d’indexation automatique dans un pays comme l’Allemagne ne rend pas sa situation macroéconomique actuelle plus joyeuse. Ce n’est donc pas en la supprimant que tous nos problèmes de compétitivité seraient subitement résolus. Il est par ailleurs inutile de vouloir comparer le système belge à d’autres pays: tout est une question d’équilibre social, politique et économique.»

2. Ne rien changer: intenable?

L’automaticité de l’indexation des salaires a le grand avantage de gommer le risque de conflit social, rappelle les économistes. Elle n’implique ni grèves ni blocages d’entreprise ou autres à-coup nocifs pour l’activité économique. «La France ne serait pas à ce point au bord de l’implosion institutionnelle si elle avait réussi à préserver davantage le pouvoir d’achat, glisse Philippe Ledent. Dans un pays comme la Belgique, le risque de conflit social est d’autant plus fort que les syndicats et le patronat entretiennent une relation conflictuelle. Hors des pics d’inflation, l’indexation automatique des salaires n’est pas dramatique. D’autant plus que le vieillissement de la population entraînera une raréfaction de la main-d’œuvre, et donc redonner du pouvoir de négociation aux travailleurs dans les pays qui ne l’appliquent pas.»

En revanche, celle-ci s’avère bel et bien problématique lorsque l’inflation grimpe subitement, comme en 2022. «Comme nous exportons beaucoup de produits semi-finis, notre industrie n’est pas souvent en mesure d’imposer des prix, résume Bruno Colmant. Dans une économie très ouverte, nos concurrents ne sont pas seulement sur d’autres continents; ce sont aussi nos voisins.» Ne rien changer au système n’est donc pas non plus une option idéale, vu l’incertitude des crises et la fréquence probable de chocs inflationnistes dans les décennies à venir.

«Indexer le net se fait au détriment de l’impôt ou des cotisations sociales: à terme, c’est la banqueroute du système.»

Bruno Colmant, économiste.

3. Indexer le net: une très fausse bonne idée

La potentielle coalition Arizona a émis une proposition pour maintenir le pouvoir d’achat des travailleurs tout en limitant le coût du travail pour les employeurs: indexer le salaire net, et non le brut. Toutefois, aucun économiste sondé ne défend une telle éventualité, tant elle apparaît complexe et présente de multiples effets pervers: elle reviendrait à réduire les allocations sociales, à sous-financer les pensions, à augmenter l’écart entre les salaires nets et les revenus de remplacement ou encore à «comprimer encore plus les minima sociaux aux environs du revenu d’intégration, décodait Philippe Defeyt dans une récente note sur la question. Si on devait aller dans cette direction, on devrait, techniquement, assister à une évolution méthodologique majeure: déterminer la hauteur des prélèvements qui pèsent sur le salarié à partir du net et non du brut.» Des critiques que partage pleinement Bruno Colmant: «Immanquablement, indexer le net se fait au détriment de l’impôt, et donc de l’Etat, ou des cotisations sociales: à terme, c’est la banqueroute du système.» Séduisante sur le papier, l’idée ne passe visiblement pas la rampe des analyses fiscales ou économiques.

4. Plafonner: pénalisant pour les bas salaires

Puisque l’indexation automatique pose problème en cas de choc, ne serait-il pas judicieux de plafonner la hausse annuelle à 3% ou 4% maximum? Cela équivaut ni plus ni moins à pratiquer un saut d’index, comme le décida Charles Michel, alors Premier ministre, en 2015. Les syndicats et les partis de gauche ont toujours critiqué fermement ce type de mesure, qui fait perdre du pouvoir d’achat aux travailleurs, dévalue les allocations sociales ultérieures et réduit le montant de la pension légale en fin de carrière. Sur quelle base économique justifierait-on de la bloquer systématiquement à un certain pourcentage? Pour les économistes sondés, une telle décision affecte particulièrement les plus bas revenus, qui ont davantage besoin de l’indexation pour payer des biens de première nécessité qu’une personne gagnant 8.000 euros par mois.

5. Supprimer pour les plus hauts salaires: du favoritisme pour certains secteurs?

De son côté, Bruno Colmant préconise une réforme qui permettrait d’éviter cet écueil. Il s’agirait de limiter l’indexation automatique à un certain niveau de revenus: la part du salaire excédant ce seuil ne serait donc plus indexée, ou de manière forfaitaire. «De la sorte, le pouvoir d’achat des bas salaires reste protégé et celui des plus hauts salaires un peu moins, résume-t-il. Au-delà d’un certain salaire, l’indexation automatique profite davantage à l’épargne qu’à la consommation de biens divers. Or, elle n’a pas vocation à enrichir des travailleurs.» Cette option souffre toutefois d’un désavantage significatif, reconnaît l’économiste: elle pénalise les secteurs moins rémunérateurs et offre comparativement un cadeau à ceux où les salaires sont plus élevés. Pour Philippe Defeyt, c’est même un inconvénient majeur: « D’un côté, vous pénalisez des secteurs comme l’Horeca ou le commerce de détail et de l’autre, vous faire un cadeau aux actionnaires de l’industrie pharmaceutique, pour qui le coût salarial n’est pas un problème majeur. J’aurais bien du mal à défendre une politique qui, sous couvert d’améliorer la distribution des revenus, crée ce type de distorsions et fait chuter de manière drastique les recettes de sécurité sociale.» C’est toute la difficulté de concilier la protection du pouvoir d’achat des travailleurs et de répondre au problème de compétitivité. «Mais c’est sans doute l’une des solutions les moins mauvaises», conclut Bruno Colmant.

«Il est normal que le partage du fardeau d’un appauvrissement soit négocié entre les partenaires sociaux.»

Philippe Ledent, économiste chez ING.

6. Activer la concertation au-delà d’un certain seuil: un modèle hybride

N’étant pas un adepte des réformes qui produiraient un effet redistributif par la même occasion, Philippe Ledent propose une alternative: plafonner l’indexation, mais activer la concertation intersectorielle au-delà d’un certain pourcentage d’inflation. «Ce n’est pas non plus une solution miracle, puisqu’elle implique une conception idéaliste de la négociation salariale et de la concertation, concède-t-il d’emblée. Elle nécessiterait par ailleurs un changement de mentalité important de la part des partenaires sociaux. Mais le groupe des dix, par exemple, se réunirait pour discuter des augmentions nominales au-delà de ce qui a été généré par l’indexation automatique. Les partenaires sociaux doivent reprendre beaucoup plus leurs responsabilités dans ces cas de figure. Il est normal que le partage du fardeau d’un appauvrissement soit négocié.»

Quelle sera la marge de manœuvre des travailleurs? Chaque secteur aura-t-il voix au chapitre? Les périodes de négociation augureront-elles des grèves en cas de désaccord? Inévitablement, cette proposition rouvre la porte à de potentiels conflits sociaux lors des années de choc.

«Les entreprises qui affirment avoir un handicap de compétitivité sont aussi celles qui distribuent le plus de revenus autres que le salaire de base.»

Philippe Defeyt, président de l’IDD.

7. Maintenir avec des aides ciblées: la voie du milieu

Pour sa part, Philippe Defeyt est persuadé qu’il est possible de maintenir le système actuel, tout en aidant les entreprises à lisser dans le temps les conséquences d’une hausse annuelle importante du coût salarial. «Il faut jouer sur une palette plus importante d’outils, analyse-t-il. Si certains secteurs exportateurs sont en difficulté, essayons de mieux les aider. On pourrait décider ne pas indexer les barèmes fiscaux pour les gros revenus. Cela permettrait de récupérer des moyens pour aider les ménages les plus pauvres et, éventuellement, les secteurs objectivement en difficulté, y compris lors de chocs énergétiques. On ne se sert pas assez de l’impôt des sociétés en ce sens. L’une des meilleures façons d’aider une entreprise à court terme, c’est de lui permettre d’amortir plus et plus vite. Cela ne change rien à ce qu’elle paiera in fine.» Il y aurait aussi moyen de jouer sur les avantages extralégaux et la prime de fin d’année –«pas le treizième mois», recadre-t-il. «Dans bien des cas, les entreprises qui affirment avoir un handicap de compétitivité sont aussi celles qui distribuent le plus de revenus autres que le salaire de base. Avant d’envisager la fin de l’indexation, sans doute faut-il avant tout questionner ces avantages qui, en outre, profitent la plupart du temps aux salaires plus élevés.»

Au-delà du débat sur les réformes réalistes, il serait par ailleurs temps de revoir la constitution obsolète de l’indice santé, affirment les économistes. Celui-ci sous-estimerait entre autres le coût du logement et de la facture énergétique, alors qu’il intègre par exemple des vacances en avion, dont la nécessité pose question. Il faudrait aussi harmoniser les systèmes d’indexation, dont la mécanique varie en fonction du statut et de la commission paritaire. «Tous les travailleurs doivent être indexés de la même manière et au même moment», résume Philippe Ledent.

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