Revendications d’un impôt sur la fortune, lors d’une manifestation en France pour défendre les retraites. © Belgaimage

Impôt sur la fortune: trois bonnes raisons de l’adopter

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Fiscalité

Campagne électoral oblige, le thème de la fiscalité des riches revient sur le tapis politique. Un impôt sur la fortune? Les détracteurs s’emportent, les experts se divisent. Il y aurait pourtant de bonnes raisons de l’adopter.

Thierry Denoël

Paroles, paroles? A quelques semaines d’un scrutin important pour les Belges, la rengaine sur l’ISF, l’Impôt de solidarité sur la fortune, a repris de plus belle. On se croirait sur le plateau de The Voice. Les partis de gauche – PS et PTB en tête – rivalisent d’effets de voix pour chanter le plus fort et le plus juste ce thème fiscal controversé. Une controverse qui ne se marque que dans les monde politique (MR, DéFI et Les Engagés étant opposés à un tel impôt) et académique, car dans l’opinion, les sondages successifs révèlent une large adhésion à l’ISF.

Dans celui publié annuellement par Le Vif, en collaboration avec le CNCD, pour évaluer la solidarité des Belges, la proportion d’opinions favorables à un impôt sur la fortune augmente d’année en année: 64% en 2021, 74% en 2022, 80% en 2023. Dans un autre sondage, publié également par Le Vif, en 2021, on constatait que peu d’électeurs, même à droite, étaient défavorables à l’ISF: seuls 17% des électeurs du MR y étaient opposés et 49% se disaient favorables. Malgré tout, les arguments pour étriller une telle mesure sont avancés avec vigueur à chaque fois qu’elle refait surface: difficile à mettre en œuvre sans cadastre des fortunes, pas assez rentable, abandonnée par nombre de pays – comme la France, l’Allemagne ou le Danemark – qui l’avaient adoptée, risque d’exil fiscal, etc.

Il y a évidemment du vrai dans tout cela, bien qu’il faille nuancer. Exemple: concernant l’absence de cadastre, les partis favorables à l’ISF arguent que l’administration fiscale dispose tout de même de nombreuses banques de données pour vérifier l’exactitude de la déclaration d’un contribuable (le registre UBO, les infos échangées entre fiscs étrangers, point de contact de la BNB…), comme c’est déjà le cas pour l’impôt des personnes physiques (IPP). Autre exemple: plusieurs études réalisées dans des pays qui pratiquent ou pratiquaient l’ISF (France, Espagne, Suède, Danemark) ont montré que l’expatriation fiscale des grandes fortunes était faible comparé aux recettes engendrées.

Ces critiques, ces nuances, ces craintes ne doivent pas faire oublier qu’il existe aussi de très bonnes raisons d’adopter un impôt sur la fortune. En voici trois.

Un ISF permettrait à l’Etat d’engranger entre trois et 4,7 milliards d’euros.

1. Le caractère symbolique

Paradoxalement, il s’agit d’un argument avancé par les détracteurs de cet impôt: ce serait surtout une mesure symbolique… Mais pourquoi ne pas y voir un avantage? Le caractère symbolique d’une telle mesure, consistant à montrer que les plus riches contribuent davantage à la redistribution des richesses, aurait un effet positif sur l’adhésion à l’impôt par le reste des contribuables. Les (multi)millionnaires qui revendiquent d’être davantage taxés – ils sont de plus en plus nombreux – le disent eux-mêmes. Cela aurait aussi un effet bénéfique sur la cohésion sociale, alors que les écarts de richesse se creusent de plus en plus. En Belgique, les 5% les plus aisés concentrent plus de 44% de la richesse nette, soit davantage que la moyenne européenne, et le pour cent des ménages les plus riches possède 24% de la richesse nette totale.

On sait, en outre, que les périodes de crise, comme celle de 2008 ou celle du Covid, profitent aux plus aisés qui voient alors leurs richesses augmenter contrairement aux bas revenus. Pendant la pandémie de coronavirus, la fortune des milliardaires a gonflé de 3.600 milliards d’euros alors que 100 millions de personnes ont rejoint les rangs de l’extrême pauvreté, selon le World Inequality Report alimenté par une centaine d’économistes de tous les continents. Dans ce contexte, l’image des plus fortunés est souvent désastreuse. Et les politiques, réticents à les taxer davantage, sont suspectés d’accointance avec eux. On sait qu’en politique, les symboles sont importants pour préserver le bon fonctionnement de la démocratie.

2. La justice fiscale

C’est sans doute la raison principale qui devrait justifier un ISF. Si l’impôt est théoriquement progressif en Belgique comme chez nos voisins, les plus fortunés ne paient pas, en réalité, le juste impôt. Celui-ci est même régressif au-delà d’un certain niveau de revenu. La concentration de richesses se double donc d’une baisse de la fiscalité pour les grands patrimoines. Cette réalité est établie par diverses études. L’une d’elles, publiée en juin dernier par l’Institut français des politiques publiques et étayée pour le première fois par des données de l’administration fiscale, démontre que le taux d’impôt effectif payé par le 0,1% des plus fortunés diminue à mesure qu’on grimpe dans l’échelle des niveaux de revenus, en arrivant à un taux de 26% seulement pour le top de la pyramide, soit les 75 familles françaises les plus riches dont la fortune se compte en milliards d’euros.

Cela s’explique, selon les auteurs de l’étude, par le fait que les revenus fiscaux se doublent très souvent, chez les plus aisés, de «revenus économiques». Il s’agit, en l’occurrence, de bénéfices de sociétés dont ils sont actionnaires et qu’ils contrôlent. Ces bénéfices ne sont pas distribués sous forme de dividendes taxables, mais mis en réserve ou logés dans des entités situées à l’étranger. Ce sont pourtant de vrais profits puisqu’ils sont taxés à l’impôt des sociétés, bien moins élevé que l’impôt sur les revenus. Les auteurs soulignent que ce «mécanisme de régressivité tout en haut de la distribution des revenus est similaire dans la plupart des européens». A ce constat, il faut aussi ajouter que ce sont les plus gros patrimoines qui – parce qu’ils en ont les moyens – usent le plus de l’ingénierie fiscale, au travers de mécanismes d’optimisation ou par un passage dans des paradis fiscaux comme l’ont montré les différents leaks.

3. Des recettes non négligeables

En juillet dernier, le Bureau du plan a évalué ce que rapporterait un ISF en Belgique. Conclusion: selon les scénarios envisagés (trois tranches d’imposition à partir d’un million d’euros de patrimoine net ou quatre tranches à partir de 1,25 million), la mesure permettrait à l’Etat d’engranger entre trois et 4,7 milliards d’euros, soit jusqu’à près de 1% du PIB. Cette évaluation tient compte des comportements d’évitement (évasion, fraude, exil à l’étranger) qu’engendrerait un tel impôt. Pour ne prendre que deux secteurs essentiels en attente de plus de moyens, 4,7 milliards d’euros représentent presque la moitié du budget pour le financement des frais de fonctionnement des hôpitaux ou encore deux fois le budget alloué à la police (fédérale, intégrée et locale).

Il serait plus cohérent d’établir un ISF européen que de laisser les Etats prendre des initiatives nationales.

Une autre étude sérieuse assez récente, relayée par Le Vif et reprise par le Bureau du plan, évalue les recettes potentielles d’un impôt sur la fortune exceptionnel, soit une mesure one shot dans la foulé du Covid-19. Deux chercheurs de la KU Leuven et de l’université de Leeds se sont penchés sur trois propositions existantes: la proposition du PTB-PVDA d’une taxe corona fixée à 5% sur les patrimoines nets dépassant trois millions, celle d’Ecolo pour un impôt de 1% sur le patrimoine du pour cent des Belges les plus fortunés et celle de l’économiste Paul De Grauwe, suggérant une taxe modulée en quatre tranches depuis un impôt de 1% sur les patrimoines de plus d’un million jusqu’à 4% sur ceux dépassant le milliard. Conclusions: les recettes estimées variaient entre 5,9 milliards d’euros (Ecolo) et 43 milliards (PTB). Les deux chercheurs ont souligné que si un tel impôt était récurent, il fallait tenir compte d’une évasion fiscale plus importante, sans toutefois l’exagérer.

On le voit, l’impact budgétaire d’un ISF n’a rien de négligeable, même en tenant compte d’un évitement ou d’une évasion fiscale pour une partie de la fortune visée. Par ailleurs, il existe de nombreux exemples de mesures anti-évasion, comme la «taxe de sortie» infligée aux Américains qui renoncent à leur citoyenneté américaine pour payer moins d’impôts. Cela dit, il serait plus cohérent d’établir un ISF européen que de laisser les Etats prendre des initiatives nationales. L’idée fait son chemin depuis des années, sans avoir abouti à un vrai débat parlementaire.

Le 8 juin dernier, deux élus européens, l’économiste française Aurore Lalucq et un certain Paul Magnette, président du PS belge, ont lancé une «initiative citoyenne européenne» (ICE) appelant à la mise en place d’un impôt de solidarité sur la fortune européen. Instrument peu connu, l’ICE est une superpétition. Si elle réunit plus d’un million de signatures en un an au sein d’au moins sept Etats membres, cela peut déboucher sur l’élaboration d’une proposition de directive européenne. Plusieurs «signataires organisateurs» ont d’emblée rejoint les deux élus, dont l’économiste français Thomas Piketty ou encore l’autrichienne Marlene Engelhorn, la riche héritière du fondateur de l’entreprise chimique BASF. Jusqu’ici, l’ICE s’est révélée un outil peu efficace. La procédure prend plusieurs années. Effet de manche avant les élections européennes cette ICE Lalucq-Magnette? L’initiative a au moins le mérite d’alimenter le débat sur l’ISF.

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