
Crise du logement: pourquoi un «choc de l’offre» ne suffira pas à faire baisser les prix
Construire rapidement plus de logements ne rend pas nécessairement le marché plus abordable, affirme une récente analyse de l’Atelier de recherche et d’action urbaines. Il y aurait même des effets pervers.
La Région bruxelloise et la Wallonie manquent-elles de logements? C’est certainement le sentiment de nombreux ménages en quête d’un habitat décent et abordable. A l’achat et à l’échelle de la Belgique, les prix des biens résidentiels ont progressé trois à quatre fois plus rapidement que les revenus ces dernières décennies, démontrait récemment Le Vif. Même les loyers ont augmenté un peu plus vite que les revenus. Federia, la Fédération des agents immobiliers francophones, publie chaque année des chiffres: ceux de 2024 montrent une hausse des loyers supérieure à l’inflation, en raison d’une baisse des baux enregistrés. Ces chiffres ne portent toutefois que sur une fraction du parc locatif, à savoir les baux de logements nouvellement loués, généralement plus chers. En Région bruxelloise, le constat du dernier Observatoire des loyers en date, celui de 2018, est édifiant: Seuls 2% du parc locatif seraient financièrement accessibles – les ménages consacrant dans ce cas au maximum 30% de leur budget au loyer– aux catégories de revenus les plus faibles. Cette part s’avère également faible parmi les tranches de revenus intermédiaires (8% à 31% des biens abordables).
En Wallonie, où les disparités d’accès au logement varient fortement, le Rapport sur les chiffres clés du logement du Centre d’études en habitat durable (CEHD) suit une méthode un peu différente pour en évaluer l’ampleur. Il ressort tout de même qu’aux prix du marché, les loyers captent en moyenne 47% des revenus disponibles des personnes isolées et 40% dans les familles monoparentales, contre 28% pour les familles avec enfants. Chez les propriétaires, en revanche, la part du coût mensuel du logement dans le budget disponible est nettement inférieure (11% à 18%).
Un problème de nombre de logements?
La croissance du nombre de ménages surpasserait-elle celle des nouveaux logements? A première vue, ce n’est pas ce que révèle une comparaison des chiffres de Statbel, l’office belge de statistique. Depuis 2005, la Wallonie et la Flandre n’ont connu que quatre années durant lesquelles le nombre de logements créés s’est avéré inférieur à celui des nouveaux ménages. Le sud du pays affiche même un différentiel exclusivement positif depuis 2008. En région bruxelloise, en revanche, le bilan est plus nuancé. Dès 2008, le ratio de logements-ménages y a diminué pendant cinq années, au point qu’il ne subsistait plus, en 2012-2013, que 101 logements pour 100 ménages. Depuis lors, il s’est significativement redressé, malgré un léger repli en 2023.
Ces chiffres souffrent toutefois d’importantes limites. «Quantifier avec précision le parc de logements, on n’y arrive pas réellement, objecte d’emblée Jean-Marie Halleux, professeur au département de géographie à l’ULiège. Ensuite, à supposer que le ratio évoqué soit correct et en progression, ce n’est pas suffisamment rapide par rapport à l’évolution de la demande, guidée par des aspects démographiques et économiques.» Enfin, ces statistiques globales ne disent rien de la qualité minimale acceptable des logements concernés (en particulier depuis l’augmentation des prix de l’énergie), ni de leur concordance avec la géographie de la demande. La problématique des biens insalubres et des passoires énergétiques est bien connue en Wallonie comme à Bruxelles.
La hausse des valeurs immobilières n’a rien d’un phénomène récent. «De façon structurelle, on l’attribue à une croissance de la demande depuis la Seconde Guerre mondiale, pour différentes raisons selon les périodes, retrace Jean-Marie Halleux. Lors des « trente glorieuses », elle résulte essentiellement de la progression des revenus et de la démographie plus dynamique. Puis dans les années 1990, la période de plus forte hausse, la demande est portée par la diminution des taux d’intérêt, augmentant la capacité d’emprunt des ménages.» Le problème, c’est que le secteur de la construction ne parvient pas à suivre cette demande et ce, depuis 75 ans, résume le professeur. Résultat: dans quatorze pays dont la Belgique, 84% de la hausse des prix observée entre 1950 et 2012 seraient liés à une hausse des valorisations foncières, et non à une amélioration qualitative de l’ensemble du parc, souligne une étude publiée en 2017.
La théorie bancale d’un choc de l’offre
Pour abaisser les prix en vertu de la loi de l’offre et de la demande, plusieurs pays ont tenté d’amorcer un «choc de l’offre», à savoir une augmentation subite de la création de logements. En France, par exemple, cette promesse de campagne d’Emmanuel Macron, confirmée par le gouvernement en septembre 2017, n’avait jamais porté ses fruits pour une raison très simple: «La production de logements neufs, qui dépasse à peine 1% à 2% du stock, reste insuffisante pour peser sur le marché», décodait dans Le Monde Jean-Claude Driant, professeur à l’Ecole d’urbanisme de Paris. Sans nécessairement revêtir l’appellation d’un «choc de l’offre», l’accélération de la production de logements neufs par le privé figure régulièrement parmi les propositions des responsables politiques belges et du secteur de la construction, toujours afin d’enrayer la hausse des prix.
En décembre dernier, l’Atelier de recherche et d’action urbaines (Arau), une asbl bruxelloise examinant le rapport à la ville, a de ce fait publié une analyse tordant le coût au cliché du choc de l’offre. «On entend très souvent un discours politique laissant croire qu’en permettant aux promoteurs de produire plus de logements, on obtiendra mécaniquement un effet sur les prix, commente Jean-Michel Bleus, chargé de mission à l’Arau. Cet argument revient systématiquement quand il y a une opposition à un projet immobilier, comme sur la friche Josaphat, par exemple. Or, tous les experts nous disent que ce discours ne tient pas la route.»
Comme le relève l’Arau dans son analyse, un économiste français, Jacques Friggit a évalué qu’une hausse du stock de l’offre de 1% conduirait à une baisse de prix de l’ordre de 1% à 2%. Mais pour produire de tels effets, cette hausse doit s’ajouter à la croissance naturelle du nombre de logements. «Si l’on prend le cas de Bruxelles, où le stock de logements est d’environ 600.000 unités et où la production annuelle de nouveaux logements tourne autour de 4.000 unités, il faudrait donc produire 6.000 logements en plus des 4.000 déjà produits « naturellement » pour observer une baisse des prix de l’ordre de 1 à 2%: une projection irréaliste mais surtout non désirable pour la promotion immobilière, indique l’association. Les promoteurs immobiliers n’ont en effet aucun intérêt à produire autant de logements surnuméraires par rapport à une demande qui, selon les projections démographiques, devrait fortement ralentir ces prochaines années.»
L’Arau résume en outre quelques effets pervers importants. Quand bien même une région parviendrait à concrétiser un choc de l’offre, celui-ci engendrerait une hausse des prix du foncier, en particulier là où il est déjà sous pression. Cette dynamique reviendrait en outre à bétonner davantage les villes, ou à construire davantage en hauteur dans des quartiers déjà denses. Et puis, les nouveaux logements sont généralement plus chers que les biens existants, à l’achat comme à la location. «La production neuve, et cela n’a rien de récent, est structurellement destinée à des revenus aisés», confirme Jean-Marie Halleux. Il ne suffit donc pas de produire des nouveaux logements. Il faut aussi qu’ils entrent dans le budget des ménages. Or, tant les communes que les promoteurs préfèrent miser sur du logement «de standing» à l’attention de ménages plus aisés, dans le but d’augmenter respectivement les finances publiques et la rentabilité du projet.
«A l’heure actuelle, on reste pénalisé par le manque de réflexion stratégique sur ce que les communes veulent faire de leur territoire.»
Jean-Marie Halleux
Professeur au département de géographie de l’ULiège
Pour rendre le marché du logement plus abordable, un choc de l’offre apparaît donc à la fois irréaliste et inefficace. Que faire, alors? Jean-Marie Halleux identifie deux grands leviers d’actions. «Pour répondre au problème du prix moyen, il faut agir sur l’élasticité du secteur de la construction. A l’heure actuelle, on reste pénalisé par le manque de réflexion stratégique sur ce que les communes veulent faire de leur territoire. En précisant ce que l’on veut faire d’une rue ou d’un quartier, on atténue le risque de blocages de la part de la population tout en réduisant l’incertitude et les coûts pour les promoteurs. Cette réflexion en amont est plus importante que le fait de délivrer des permis plus rapidement.» Et en parallèle, il faut améliorer l’accès au logement pour les ménages moins aisés. «C’est là que les zonages inclusifs et charges d’urbanisme en logements abordables (NDLR: par exemple une obligation de créer un pourcentage de logements publics dans chaque projet) ont leur utilité. Il faut mener ces deux réflexions de manière conjointe.»
«Nous prônons un plafonnement des prix pour faire des logements sociaux, afin qu’ils ne soient pas uniquement le fruit d’une négociation.»
Jean-Michel Bleus
Chargé de mission à l’Arau
La marge de progression est gigantesque. A l’heure actuelle, près de 43.000 ménages wallons sont dans l’attente d’un logement social, selon la Société wallonne du logement. A Bruxelles, ils seraient plus de 50.000, et les délais oscillent entre douze et 20 ans selon le type de bien. Ce n’est là que la pointe de l’iceberg, puisque bien d’autres ménages ne tentent même pas leur chance. «Que ce soit à l’acquisitif ou à la location, on estime qu’environ 50% de la population bruxelloise est éligible à un logement social», indique Jean-Michel Bleus. Mais, tandis que les listes d’attente se rallongent, les sociétés publiques de logement ne parviennent pas à mettre la main sur des biens suffisamment abordables. «Sur le site du CCN, à côté de la gare du Nord, la SLRB (NDLR : la Société du logement de la Région de Bruxelles-Capitale) a pu obtenir 12.000 mètres carrés dans le projet du promoteur privé pour en faire des logements sociaux. Mais elle a payé plus de 3.500 euros du mètre carré. Dans de telles conditions, il est évident que les fonds publics sont insuffisants. Nous prônons de ce fait un plafonnement des prix dans ce cas de figure, afin qu’ils ne soient pas uniquement le fruit d’une négociation.»
Récupérer une partie de la rente foncière
A l’initative de la secrétaire d’Etat en charge de l’urbanisme, Ans Persoons (Vooruit), le gouvernement bruxellois avait annoncé la volonté d’imposer 25% de logements à finalité sociale dans chaque projet immobilier résidentiel de plus de 3.500 m². D’un côté, les promoteurs pourraient répercuter cette obligation sur le prix d’achat du foncier –et non sur celui des autres biens du projet. De l’autre, il reviendrait aux pouvoirs publics de trouver les financements nécessaires pour acheter ces logements à prix réduit. Comment? Quelques pistes existent, mais aucune ne fera l’unanimité. Dans une étude publiée en 2023, l’économiste et géographe de l’ULB Hugo Périlleux évoque la piste d’une taxation plus conséquente des loyers. Sachant que seuls 700 millions sur les 2,3 milliards de rente locative nette sont taxés à l’heure actuelle, indique-t-il, «la reprise de cette rente pourrait être par exemple redistribuée ou servir à alimenter des politiques d’expansion du parc de logements sociaux.» De son côté, Jean-Marie Halleux évoque la possibilité de récupérer une partie de la rente foncière. «Cela se justifie d’autant plus que la valeur du foncier est le produit de la collectivité. Sur le fond, bien peu d’économistes, même parmi les plus libéraux, estiment qu’il est insensé de collectiviser cela.»
Quelle que soient les options retenues, le travail contre la hausse démesurée des prix des logements est une lutte au long cours. «Au rythme actuel, même si on ne produisait plus que des logements sociaux, il faudrait environ 20 ans à la Région bruxelloise pour combler son retard en la matière», indique Jean-François Bleus. «Il est possible d’améliorer la réactivité de l’offre, mais il ne faut pas espérer un choc», conclut pour sa part Jean-Marie Halleux. Deux, cinq voire même dix ans ne suffiront pas à récupérer un découplage de plusieurs décennies.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici