Google, la fin d’une ère? La justice américaine demande son démantèlement. © Getty Images

Google, la fin d’une ère? La justice américaine demande son démantèlement

A Washington, un procès historique met l’avenir du géant californien, Google, en suspens. Loin d’être anodin, c’est toute la domination monopolistique des Gafam qui est remise en question.

«C’est l’avenir même d’Internet qui est en jeu», lançait lundi Gail Slater, responsable du département antitrust (droit de la concurrence) au ministère américain de la Justice, en ouverture d’une nouvelle phase du procès historique qui oppose les Etats-Unis à Google. Pendant quinze jours, dans une atmosphère digne des grandes batailles antitrust du siècle dernier, Google va devoir se défendre pour la survie de Chrome, son célèbre navigateur devenu la porte d’entrée privilégiée vers son moteur de recherche.

Jugé coupable à deux reprises de monopolisation illégale du marché de la recherche et de la publicité numérique, Google entre désormais dans la phase finale et déterminante de sa procédure judiciaire entamée en 2020. Sur la table, la justice américaine a posé une mesure aussi spectaculaire que lourde de conséquences. Cette dernière demande la cession forcée du navigateur Chrome, que Washington juge «amplement justifiée» pour permettre enfin une réelle concurrence.

Avec Chrome, qui contrôle près de 65% du marché mondial des navigateurs, Google a construit une véritable forteresse. Selon l’administration américaine, l’entreprise domine 88% du marché américain des recherches en ligne. Un quasi-monopole que le gouvernement américain veut réformer.

Face à ces sanctions potentielles, le PDG de Google, Sundar Pichai, aux commandes du groupe depuis 2015, reste ferme. Son entreprise rejette catégoriquement les accusations d’abus de pouvoir et continue de défendre son succès commercial comme légitime. Google rétorque même que les internautes utilisent ses services «par envie, et non par obligation». Un argument qui peine à convaincre ses rivaux.

«Privé de Chrome, Google serait amputé d’une source majeure de connaissance des comportements des internautes, explique Yory Wurmser, analyste chez Emarketer. Pour le gouvernement américain, l’objectif est clair. Ils veulent permettre à d’autres moteurs de recherche d’accéder à ces données pour pouvoir rivaliser à armes égales.»

Autre proposition envisagée par la justice, interdire à Google de signer des contrats d’exclusivité avec des fabricants de smartphones. Les produits d’Apple et de Samsung sont ici visés. L’argument de la justice américaine est de briser «le cercle vicieux dans lequel Google paie des milliards de dollars pour figurer en position de moteur par défaut sur les appareils les plus vendus de la planète. Une manière de redistribuer les cartes, même si la firme juge ces mesures «radicales» et «dangereuses» pour l’économie américaine.

Les géants de la tech en ligne de mire

Ce procès dépasse largement Google. Il intervient alors que l’ensemble des Gafam  (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) font face à une montée sans précédent des procédures judiciaires et réglementaires aux Etats-Unis et en Europe.

«Cette nouvelle dynamique judiciaire incarne une prise de conscience politique qui se traduit par une volonté affirmée d’en finir avec la toute-puissance des géants numériques», affirme Lina Khan,  à la tête de la FTC (Federal Trade Commission) et figure emblématique du combat antitrust aux Etats-Unis. Après Amazon et Meta, qui doivent répondre devant la FTC de son rachat controversé d’Instagram et WhatsApp, Google apparaît comme le symbole d’une époque où «le rêve américain s’est transformé en cauchemar monopolistique», affirme cette dernière.

Cette offensive marque un tournant. Après trois décennies d’expansion incontrôlée, les gouvernements occidentaux semblent déterminés à briser les monopoles et à restaurer une véritable concurrence. En Europe, le Digital Markets Act (DMA), entré en vigueur en mars 2024, s’inscrit également dans cette logique de régulation stricte avec comme ambition de rétablir des règles de transparence et de concurrence auxquelles les géants de la tech devront se plier sous peine de lourdes sanctions.

Pour le philosophe Mark Hunyadi, spécialiste des enjeux du numérique, la question est ailleurs: «Ces procès visent à restaurer la concurrence économique, mais ne s’attaquent en rien au véritable problème qui est l’emprise croissante des géants du numérique sur l’esprit humain, dénonce-t-il. A ses yeux, les mesures économiques et antitrust ne sont que des demi-réponses à une problématique bien plus profonde. Google, comme tous les Gafam, ne cherche pas seulement à gagner des parts de marché, mais à étendre son contrôle sur notre manière même de penser et d’agir

Mark Hunyadi va plus loin, en assimilant l’emprise des Gafam à une forme de «colonisation de l’esprit humain.» Il considère que cette dépendance aux outils numériques dépasse désormais la simple envie des utilisateurs: «Google affirme que ses produits sont choisis librement, mais c’est faux. Leur omniprésence crée une quasi-obligation d’utilisation. Nous sommes contraints d’utiliser ces services car ils dominent les principaux échelons numériques.»

Le philosophe s’insurge contre l’absence quasi totale de régulation morale et éthique. «Ce procès n’est qu’économique. Il ne faut pas détourner les yeux des véritables enjeux. Dans le domaine pharmaceutique, personne n’imaginerait mettre sur le marché un produit sans contrôle, parce qu’on sait qu’il peut être dangereux pour le corps. Pourtant, pour les technologies numériques qui influencent directement l’esprit humain, aucun encadrement sérieux n’existe. Il est urgent d’élaborer des régulations non seulement économiques, mais éthiques, à la hauteur des défis posés par ces nouvelles technologies.»

La fin de Google ?

Ce procès pourrait-il donc vraiment mener à la disparition de Google? En réalité, même si le géant californien survit à ce tremblement de terre judiciaire, sa physionomie pourrait radicalement changer. Les sanctions envisagées impliqueraient une restructuration profonde, laissant la porte ouverte à l’émergence de nouveaux acteurs.

Le précédent de Microsoft, poursuivi dans les années 1990, offre d’ailleurs un parallèle intéressant. Le géant du logiciel n’avait pas été totalement démantelé, mais il avait dû assouplir sa domination sur le marché des navigateurs, ce qui avait permis à Google lui-même d’émerger quelques années plus tard. Ironie de l’histoire, Google pourrait aujourd’hui jouer malgré lui le même rôle que Microsoft à l’époque et favoriser, involontairement, l’apparition d’une concurrence qu’il s’est évertué à étouffer pendant des années.

Quel que soit le verdict du juge Amit Mehta, qui ne devrait tomber qu’à la fin de l’été, Google prévoit déjà de faire appel. Le processus judiciaire pourrait ainsi durer des années et même atteindre la Cour suprême.

Un siècle après Standard Oil, géant pétrolier démantelé en 1911 pour avoir abusé de sa position dominante et quarante ans après AT&T, entreprise américaine de télécommunications démantelée en 1982 pour les mêmes raisons, le procès contre Google pourrait ainsi bien être celui qui met fin à l’ère des monopoles numériques. Mais pour le philosophe Mark Hunyadi: «Tant que la protection éthique de l’esprit humain ne sera pas prise en compte, ces procès resteront insuffisants face aux vrais dangers du numérique, la colonisation des esprits par des entreprises.»

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