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Esther Duflo, prix Nobel d’économie: «L’économiste doit agir en plombier, pas en scientifique» (entretien)

A la tête d’un réseau de plusieurs centaines de chercheurs, Esther Duflo prône la « méthode expérimentale » en économie. Son but : « apporter des solutions concrètes » dans la lutte contre la pauvreté.      

Le 14 octobre 2019, Esther Duflo quitta définitivement le monde des simples mortels pour s’envoler vers un Olympe dont peu de ses pairs, même parmi les plus auréolés, osent rêver. Ce jour-là, cette économiste proche de Thomas Piketty s’est vu accorder le convoité prix de la Banque de Suède, le «Nobel d’économie», un Graal jusqu’ici réservé presque exclusivement à des poids lourds masculins de la discipline tels que Joseph Stiglitz, John Forbes Nash ou encore Jean Tirole.

Pourtant, cette consécration n’avait rien d’un baptême du feu pour la spécialiste de la lutte contre la pauvreté, professeure au réputé MIT (Massachusetts Institute of Technology). Multirécidiviste, elle avait déjà décroché, en 2010, la médaille John Bates Clark, distinction prestigieuse accordée à un économiste ayant «apporté une contribution capitale à la pensée et à la connaissance économique».

Un an plus tard, elle figurait parmi les cent personnalités les plus influentes selon Time Magazine, avant de récidiver l’année suivante en intégrant le très hermétique Comité pour le développement mondial, chargé de conseiller Barack Obama sur les questions d’aide au développement des pays pauvres. Rien que ça.

Il faut penser à des formes de financement pérennes vers les pays pauvres.

Désormais à la tête d’un réseau de plusieurs centaines de chercheurs, Esther Duflo continue de défendre son approche économique qui lui a valu tant de succès: la «méthode expérimentale».

«Les grandes doctrines économiques qui ont structuré le XXe siècle – le libéralisme, le marxisme, ou autre – ne rendent pas compte de la complexité de la réalité. Aujourd’hui, avec la méthode expérimentale, on vise à élaborer et à tester des solutions concrètes à des problèmes précis», précise-t-elle lors de notre échange.

Une méthode qu’elle met à l’épreuve des faits face à l’inflation et pour venir en aide aux Etats pauvres qui peinent à relancer leur machine économique depuis la crise du Covid-19.

Vous appliquez la «méthode expérimentale» dans votre approche de la lutte contre la pauvreté. En quoi se distingue-t-elle?

La méthode expérimentale vise avant tout à élaborer et à tester des solutions concrètes et efficaces à des problèmes précis. Pour l’appliquer, et si je schématise, je dirais que sa mise en œuvre se fait en deux temps.

Il s’agit dans un premier temps de définir le problème ou la question économique que l’on veut résoudre – en ce qui me concerne, la question de la pauvreté. Ensuite, il faut distinguer ce problème des autres grandes questions qui peuvent lui être liées – pour la pauvreté, il s’agira de la santé, de l’éducation, etc. La seconde étape consiste à choisir de manière aléatoire les participants et les non-participants. Cette étape s’inspire des essais cliniques.

Prenons l’exemple d’un programme de soutien scolaire. Dans la méthode expérimentale, on le mettra en place dans une centaine de villages retenus au hasard parmi plusieurs centaines. Pour le reste des villages, on appliquera une autre méthode. A l’arrivée, en comparant les résultats, le hasard assure que les écoles «traitées» et les écoles «contrôles» sont similaires et que toute différence entre les performances des élèves peut être attribuée au programme expérimenté.

Malgré la croissance, la réduction de la mortalité infantile ne s’améliore pas aux Etats-Unis.
Malgré la croissance, la réduction de la mortalité infantile ne s’améliore pas aux Etats-Unis. © getty images

Vous avez une conception singulière de votre discipline et de l’économiste en général. Vous parlez d’ «économiste-plombier»…

Je fais cette métaphore de l’économiste-plombier par opposition à la conception de l’économiste- scientifique qui développe des théories économiques abstraites mais aussi par opposition à l’économiste- ingénieur, qui teste ses méthodes depuis le cocon protégé de son laboratoire.

Le plombier, c’est la personne qui apporte des solutions pratiques et essaie de les mettre en œuvre dans des situations spécifiques bien réelles. C’est l’idée que je me fais de l’économiste. Je pense qu’il est important de ne plus concevoir les économistes tels de purs scientifiques, mais comme des techniciens, des ingénieurs et, surtout, comme des plombiers qualifiés.

Certains économistes reprochent à votre méthode d’être difficilement applicable à grande échelle. Elle ne serait efficace qu’à l’échelle d’un village, d’une petite commune, etc. Que répondez-vous à cette objection?

La plomberie répond parfaitement à cette critique. Les questions de politique économique impliquent une bonne part de plomberie. Car un gouvernement peut avoir une politique économique nationale cohérente et qui tient la route mais dès lors qu’il s’agit de la mettre en œuvre, les choses se compliquent.

La question qui se pose est donc de savoir comment, concrètement, mettre cette politique en œuvre. La méthode expérimentale que je défends y prête attention. Quand les programmes fonctionnent à petite échelle, rien n’empêche de les appliquer à grande échelle, moyennant les modifications idoines. La différence se joue au niveau de l’attention portée aux détails. Or, il se trouve que les grandes orientations sont souvent données par un cadre idéologique ou politique clair, mais les détails sont régulièrement négligés.

Dans votre leçon inaugurale au Collège de France, vous relatez comment vous avez mis en œuvre votre méthode dans une expérience au Maroc. Pouvez-vous nous l’expliquer?

Au départ, le gouvernement voulait faire bénéficier les ménages les plus pauvres d’un accès à l’eau. Sur le papier, tout était parfaitement en ordre: la volonté politique, les travaux des ingénieurs civils, etc. Sauf que les intéressés potentiels ne répondaient pas. La demande était très faible, à peine 10%.

En allant à la rencontre des habitants, nos équipes ont découvert que la procédure de candidature était dissuasive parce que compliquée. La plupart des habitants avaient tout simplement abandonné. Nous avons alors dépêché une équipe pour leur rendre visite à domicile et récolter les documents qui leur étaient demandés, leur évitant ainsi plusieurs allers-retours.

Nous avons donc conçu une expérience où un habitant sur deux recevait une visite à la maison pour lui proposer une connexion. Immédiatement, la demande a explosé, passant de moins de 10% à 69%. Un exemple, parmi tant d’autres, qui illustre l’efficacité de la «plomberie» en économie …

Vous revendiquez une méthode de travail qui se préoccupe avant tout du réel et qui vise à résoudre des problèmes concrets. Mais à quelle école appartenez-vous? Etes-vous plutôt libérale? Socialiste? Keynésienne?

Sur un plan académique et universitaire, ces catégories ne sont plus vraiment d’actualité. Les choses ont beaucoup changé au cours des dix dernières années. Avant, surtout aux Etats-Unis, on retrouvait un courant très libéral qui dominait le monde universitaire, je pense par exemple à l’Ecole de Chicago, économiquement libérale et très conservatrice politiquement.

Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Le monde économique est devenu plus varié, même au sein de nos départements. Et les économistes de tous bords accordent beaucoup d’importance à cette diversité. Ils se sont rendu compte que le monde est complexe et qu’il n’y a pas de réponse unique et définitive à cette complexité.

Pour répondre plus directement à votre question: en ce qui me concerne, il est clair que j’ai une sensibilité de gauche, ne fût-ce que par mon domaine de recherche. Pour moi, la distribution pour les plus pauvres est la chose la plus importante qu’on puisse faire dans une société.

© Bryce Vickmark

Après une thèse en France, vous êtes aujourd’hui établie aux Etats-Unis. Pourquoi ce choix? Les laboratoires américains offrent-ils plus de liberté et de perspectives que les européens?

Quand j’ai commencé ma thèse en France, les études supérieures en économie étaient encore extrêmement théoriques. On y accordait très peu d’attention à l’économie empirique. Or, c’est justement l’économie empirique qui m’intéressait le plus. Dès le départ, je voulais m’orienter vers les politiques de lutte contre la pauvreté. Cela dit, aujourd’hui, les choses ont évolué avec l’émergence de nombreux départements qui s’intéressent à l’économie empirique, en France, en Belgique, et en Europe en général.

Vous semblez sollicitée principalement par des pays en voie de développement. La pauvreté n’est-elle plus considérée comme une question centrale dans les pays développés? Son taux ne cesse pourtant d’y augmenter…

Le réseau de laboratoires que je dirige dispose d’un bureau spécialement tourné vers l’Amérique du Nord et un autre vers l’Europe. Il faut savoir que le mouvement expérimental est né aux Etats-Unis. Il s’est ouvert aux pays pauvres et en voie de développement à partir des années 1990 et 2000. Aujourd’hui, il est revenu à sa source, car beaucoup de travaux portent désormais sur les Etats-Unis et l’Europe. Pour ma part, mes travaux portent sur les pays pauvres. Cela relève de ma sensibilité. J’estime qu’on doit se concentrer sur ces pays en particulier et les aider par différents leviers.

Quelles différences et ressemblances notez-vous entre la pauvreté dans les pays développés et celle des pays en voie de développement?

Etre pauvre dans un pays occidental développé ou dans un pays pauvre est quelque chose de radicalement différent bien que quelques aspects soient comparables. Surtout dans le contexte d’inflation actuel. Dans les pays riches, l’angoisse liée aux fins de mois difficiles, à l’incertitude quant à son avenir et celui de ses enfants produit des dégâts psychiques et mentaux similaires à ceux qu’on retrouve dans les pays pauvres. En revanche, il faut dire que dans nos pays, même dans l’extrême pauvreté, il y a toujours l’accès à la santé et aux aides élémentaires accessibles à quasi tout le monde, contrairement aux pays pauvres où l’on est livré à son propre sort.

A propos de l’inflation: êtes-vous inquiète pour les classes moyennes? Risquent-elles de subir le déclassement ou la paupérisation?

A vrai dire, ce n’est pas un risque, c’est une réalité. L’appauvrissement des classes moyennes est un phénomène objectif qui se produit depuis cinquante ans déjà. Le salaire moyen augmente à peine. Aussi, comme le montre clairement la fameuse courbe de l’éléphant inventée par l’économiste Branko Milanovic la croissance est essentiellement captée par les 0,1% les plus riches.

Certes, les 50% les plus pauvres du monde ont aussi vu leurs revenus augmenter. Mais ce sont les 49% du milieu, autrement dit les classes populaires et moyennes des pays riches, qui ont vu leur situation se dégrader. On assiste à un écrasement des classes moyennes des pays les plus riches.

L’appauvrissement des classes moyennes est aujourd’hui une réalité.

S’agissant de la croissance, vous dites qu’il faut nous libérer de l’illusion selon laquelle la croissance est synonyme de bien-être. Que reprochez exactement à cet indicateur?

La croissance, c’est la croissance du PIB. C’est une espèce de résumé pour «compter les points» entre les nations. Il n’y a aucune raison absolue pour que le PIB devienne l’indicateur absolu et indépassable. Si cette croissance est captée par les plus riches, alors cet «indicateur» n’a plus aucun sens. Autrement dit, il «n’indique rien» de ce qu’on attend de lui. Au contraire, il devient biaisé et pernicieux en donnant ainsi plus de pouvoir aux plus riches.

Mais ce n’est pas une fatalité. Le Bangladesh, par exemple, a connu une croissance rapide depuis les années 1980 qui a permis à des gens extrêmement démunis de sortir de la pauvreté.

Dès lors, par quel indicateur proposez-vous de remplacer le PIB?

L’objectif qu’on devrait se fixer est celui du bien-être des populations et particulièrement celui des plus pauvres. Il ne peut pas y avoir un seul et unique indicateur pour le mesurer. Il faut penser à un éventail de mesures. Par exemple: la réduction de la mortalité maternelle et infantile – aux USA, même avec la croissance, elle ne s’améliore pas –, la santé mentale, le taux de suicide, les morts de désespoir, le niveau de dépression, etc.

Je dirais donc qu’il n’y a pas un critère absolu qui permette de classer les pays de manière absolue. Nous sommes suffisamment intelligents pour avoir en tête cinq ou six critères et pas forcément un seul index. Une telle approche aura le bénéfice de nous faire sortir du schéma binaire et simpliste de croissance-décroissance.

Quelles pourraient être les retombées du réchauffement climatique sur la pauvreté?

On risque tout simplement de perdre toutes les avancées qu’on a connues durant les trente dernières années. Sur la mortalité, par exemple: le «Climate Impact Lab», qui a calculé l’augmentation de la mortalité liée aux changements de température prévus entre aujourd’hui et 2100 dans tous les pays du monde, estime que la hausse des températures pourrait provoquer une augmentation du taux de mortalité de 73 pour 100 000 d’ici à 2100.

C’est autant que le sida, la tuberculose et le paludisme réunis. D’autres secteurs sont aussi menacés, comme l’agriculture qui donne accès à une alimentation bio et saine, ou encore l’accès à l’école. Clairement, on risque une dangereuse régression. Il faut également souligner la dimension inégalitaire face au changement climatique. Cette dimension n’est pas toujours visible dans les statistiques: en général, on consomme et produit plus dans les pays riches, mais cela a des retombées surtout sur les pays pauvres.

Concernant le facteur démographique, l’explosion des populations en Afrique, mais aussi dans des pays asiatiques comme l’Inde, inquiète certains économistes. Est-ce votre cas?

Non, pas particulièrement. Car on a passé le pic de la démographie mondiale. La Chine commence à se poser des questions et sa population diminue. En Inde, certes la population augmente, mais le taux de fertilité des femmes stagne. Le taux de fertilité est de plus en plus limité un peu partout dans le monde. La surpopulation n’est pas quelque chose qui me préoccupe. Le vrai problème est l’empreinte carbone des habitants de la planète. Celle-ci est proche de zéro en Afrique…

Dans quelle mesure la pandémie a-t-elle donné un coup de frein à la baisse de la pauvreté dans le monde?

A l’échelle mondiale, entre 1990 et 2019, jusqu’à la crise du Covid-19 et la guerre russo-ukrainienne, la qualité de la vie des plus pauvres s’est considérablement améliorée. Durant cette période, la pauvreté a été divisée par deux. En 2019, «seuls» 8,7% de la population mondiale vivaient avec moins de 1,90 dollar par jour et par personne. En 2010, ils représentaient encore 15,8%.

Mais depuis la pandémie, on note une progression de la pauvreté. Aujourd’hui, il est difficile d’avancer des projections, mais il y a fort à parier que cette augmentation risque de se poursuivre, surtout qu’on ne connaît pas encore les conséquences économiques à long terme de la guerre en Ukraine.

Justement, quelles seraient les conséquences de la guerre sur les pays et populations pauvres à travers le monde?

Là encore, il est difficile de prédire l’avenir. En revanche, ce qui est sûr, ce sont les conséquences palpables à court terme, comme l’augmentation du prix des céréales, très consommées et dont dépendent plusieurs pays africains en voie de développement. La guerre en Ukraine a par ailleurs provoqué une hausse des taux d’intérêt, ce qui met en difficulté plusieurs pays pauvres déjà fort endettés.

Pourtant, certains soutiennent que les inégalités se réduisent aux lendemains des crises. C’est en tout cas ce que suggère Thomas Piketty dans sa Brève histoire de l’égalité…

Il est difficile de dire qu’il existe une loi historique qui l’établit. Ce que je retiens de ce livre, c’est qu’il n’y a pas de déterminisme. L’évolution de la société dépend de ce que les hommes et femmes décident d’en faire. A chaque étape décisive de l’histoire, notre société dépend de nos volontés et de nos choix.

Prenons un cas concret, tout récent: la question de la redistribution des vaccins aux pays pauvres par les pays occidentaux. La réponse de ces derniers a été clairement «non». Aujourd’hui, c’est à eux, et uniquement à eux, qu’il revient de savoir s’ils sont prêts à les aider. C’est une question de volonté politique et économique.

Selon vous, quelle forme peut prendre cette redistribution?

D’abord, débloquer les ressources de manière substantielle. Cela ne dépend que de la bonne volonté des gouvernements. Il faut penser à des formes de financement pérennes vers ces pays. Il importe tout autant de dessiner des perspectives financières pour affronter les conséquences du réchauffement climatique, lesquelles toucheront plus durement ces pays.

A court terme, il convient également d’envisager des transferts immédiats aux ménages. Je pense, par exemple, aux inondations au Pakistan en 2022: dans ce cas, il faut immédiatement débloquer des fonds pour aider les ménages à réparer leurs foyers.

Mais en parallèle, il faut penser le moyen terme, et dans ce cas, il convient de réfléchir aux leviers pour la transformation structurelle et pérenne des économies des pays pauvres pour faire en sorte qu’elles deviennent plus robustes face à une planète qui se réchauffe. Cela passe, notamment, par l’adaptation de l’agriculture, l’aide aux populations dans les villes pour avoir des emplois qui prennent en considération la nouvelle donne climatique, etc.

Une taxe sur les superprofits pourrait-elle être l’un des leviers pour cette redistribution?

La taxation des profits («super» ou pas) des riches est une bonne piste, surtout si on peut identifier certains types de profits qui n’ont rien à voir avec l’économie réelle mais sont plutôt liés à la conjoncture économique. Les taxer peut être une bonne idée. On ferait bien de s’appuyer sur la taxation des multinationales grâce à un impôt minimum.

Personnellement, je propose de rajouter un pourcentage à cette taxation (18% au lieu des 15% en vigueur aujourd’hui) et envoyer le maximum possible aux pays pauvres pour qu’ils parviennent à s’adapter au réchauffement climatique.

© National

Bio express

1972

Naissance, le 25 octobre, à Paris.

1994

Obtient sa maîtrise d’histoire et d’économie.

1996

Agrégée de sciences économiques et sociales.

1999

Docteure au département d’économie du Massachusetts Institute of Technology (MIT).

2009

Professeure au Collège de France (chaire internationale «Savoirs contre la pauvreté»).

2019

Obtient le Nobel d’économie, avec Abhijit Banerjee et Michael Kremer.

2020

Publie, avec Abhijit Banerjee, Economie utile pour des temps difficiles (Seuil).

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