Envolée des prix, hausse des taux, spéculation…: faut-il encore investir dans l’immobilier ?
Surévaluation du marché de 20% selon la Banque nationale, inflation vertigineuse du prix des matériaux, augmentation des taux des crédits hypothécaires… Après deux années fastes qui se sont soldées par une hausse des prix de l’ordre de 6% en 2020 et de 8% en 2021, quelle direction prend réellement le résidentiel belge?
Existe-t-il encore une fenêtre de tir pour les candidats acquéreurs? Le marché immobilier belge s’essoufflera-t-il après les hausses des deux dernières années? Et si l’on était carrément au bord de l’éclatement d’une bulle? Dans le même temps, cela ne fait-il pas au moins vingt ans que l’on alerte sur les risques de surchauffe sans que jamais rien ne se passe? Au-delà de l’intuition et de l’aversion que chacun peut ressentir pour le risque en tant qu’acheteur ou investisseur, tentons d’objectiver la situation.
Investir dans l’immobilier, malgré l’explosion du prix des matériaux ?
Que pèse au juste l’inflation des prix des matériaux dans l’achat d’un appartement neuf? A la Confédération Construction, on indique que «globalement, à l’échelle du pays et en moyenne, on peut dire que le coût des matières premières représente à peu près un tiers du prix d’un appartement neuf. Or, rien qu’en 2021, les matériaux ont augmenté de 25%, ce qui induit une hausse mécanique de 8% du prix final», détaille Sven Nouten, son porte-parole. Et ce n’est pas fini puisque, de janvier 2021 à début avril 2022, c’est un bond de 40% du poste «matériaux» que les promoteurs, et donc les candidats acheteurs, ont subi. Soit, si l’on suit le même raisonnement, une progression induite de plus de 13% du prix des logements avant même de tenir compte de l’évolution du foncier et du coût de la main-d’œuvre, eux aussi sous pression.
Pas moins de 10% des projets de nos clients sont à l’arrêt: 6% ont décidé de reporter et 4% d’abandonner. C’est beaucoup.
«Un retournement est toujours possible, bien sûr, mais je ne vois pas la tendance s’inverser au cours des prochains mois, ne serait-ce qu’à cause de la guerre en Ukraine, poursuit Sven Nouten. Fin 2021, nous avions publié une étude qui prédisait une pause voire une légère baisse des prix qui interviendrait vers la mi-2022. Le conflit a tout chamboulé et, aujourd’hui, nous sommes dans une incertitude quasi complète.»
Investir dans l’immobilier, malgré les chantiers retardés, voire annulés ?
L’inflation vertigineuse et l’incertitude ne sont évidemment pas sans conséquences sur le secteur lui-même, puisque «pas moins de 10% des projets de nos clients sont à l’arrêt: 6% ont décidé de reporter et 4% d’abandonner. C’est beaucoup», regrette-t-on à la Confédération, qui n’hésite pas à parler d’un sentiment de «panique» chez certains acheteurs.
«C’est un problème au moins aussi important et même plus encore que la hausse des coûts des matériaux, confirme l’économiste et ancien secrétaire fédéral Ecolo Philippe Defeyt. Ne pas savoir à quel prix, ni quand, on obtiendra les châssis ou les linteaux qu’on doit commander pour un chantier est un très gros souci, car les entrepreneurs et les promoteurs, du fait de ces incertitudes, ne peuvent plus s’engager sur des prix. Or, il n’y a pas que des gros acteurs sur le marché, il faudra voir dans quelle mesure les petits seront capables d’absorber de tels chocs.»
Selon une enquête réalisée par Trevi auprès de trente promoteurs (qui signalent, pour leur part, une hausse limitée à 15% du prix des matériaux en moyenne ces douze derniers mois, avec, par exemple, un quasi-doublement du prix de l’acier pour ne citer que ce matériau), le prix de vente final par mètre carré a augmenté de 209 euros (HTVA) en un an. Soit un bond de 20 000 euros (TVA comprise) pour un appartement de 80 m2… «Tous les promoteurs ont été obligés d’augmenter leurs prix, concède Kim Ruysen, chief commercial officer chez Trevi. Mais surtout, ils ne savent pas à quel prix commercialiser un bien qui ne sera construit que dans deux ans. Comme ils ne veulent pas prendre le risque d’une perte, bon nombre postposent carrément leurs projets.»
De quoi décourager les investisseurs? Pas vraiment… «Le prix de vente du neuf aura beau atteindre des niveaux stratosphériques, même sans aller dans le haut de gamme, il restera toujours quantité de gens à la recherche d’une valeur sûre et qui se disent qu’ils pourront, en plus, à terme, engranger une plus-value, rappelle Philippe Defeyt. Un rendement de 2% ou 3%, ce n’est pas si mal vu le contexte. D’autant qu’en Belgique, ils peuvent compter sur l’indexation des loyers qui les protège de l’inflation et dope leur rendement final.»
Il n’empêche, cette flambée des prix constitue bel et bien un frein pour les jeunes qui souhaitent accéder à la propriété. Même avec des revenus décents, acquérir un appartement ou une maison est devenu plus difficile. Pour preuve: le nombre de primo-acquéreurs a diminué de 3% en 2021. En cause, aussi, les garanties désormais plus élevées exigées par les banques.
Des milliards sur les livrets
Néanmoins, crise ou pas crise, les livrets d’épargne restent bien garnis: ils totalisent plus de trois cents milliards d’euros aujourd’hui. Si l’on considère l’ensemble du patrimoine financier des Belges, tous types de placements confondus, c’est 1 500 milliards d’euros qui sont potentiellement mobilisables pour l’achat d’un bien. Or, les taux qui rémunèrent les livrets sont toujours au plancher et, en Belgique en particulier, la brique est souvent perçue comme plus sûre que les actions…
« Vous savez, lorsqu’on prétendait qu’il n’y avait pas d’inflation significative en Belgique jusqu’à il y a peu, c’était faux: il y en avait une et elle se concentrait sur l’immobilier, qui a joué les exutoires quand on a injecté des sommes colossales dans l’économie, défend Philippe Defeyt. Et selon moi, ce n’est pas près de s’arrêter! Bien sûr, une partie de l’épargne redeviendra une épargne de précaution, et ceux qui le peuvent mettront un peu plus de côté. Je pense en particulier à ces indépendants qui, pour sauver leur outil, ont dû puiser dans leur bas de laine. Mais pour le reste, une bonne partie de cet argent continuera à affluer vers l’immobilier, notamment par le biais de l’aide des parents pour un premier achat, et, de plus en plus, des grands-parents, que ce soit couplé – la plupart du temps – ou non à un emprunt hypothécaire.»
Une vraie frénésie
En outre, les taux hypothécaires ont beau remonter (l’OLO à dix ans, qui sert de référence pour les crédits hypothécaires, a allègrement dépassé 1,60%, ce qui n’était plus arrivé depuis près de dix ans), ils n’ont pas l’air de freiner l’ardeur des acheteurs. Au contraire: autant acheter maintenant, même si les prix sont élevés, plutôt que quand les taux et les prix seront plus hauts encore, semblent se dire nombre de candidats à la propriété.
Dans certaines villes, cette appétence prend même des proportions qui frôlent la frénésie, affirment les professionnels de l’immobilier. «On voit vraiment l’émergence de petits investisseurs qui ont un ou deux biens et en cherchent un troisième, confirme Kim Ruysen, chez Trevi. Ils ont compris qu’ils pouvaient bénéficier d’un effet de levier avec un emprunt pour voir plus grand. Ajoutez à cela les institutionnels qui se tournent de plus en plus vers le résidentiel parce que le marché des bureaux n’est plus si stable que cela et, dans des villes comme Gand, Louvain, Anvers et une moindre mesure Bruxelles, les gens se jettent littéralement sur les biens dévolus à l’investissement comme, typiquement, les maisons de rapport. Certains achètent même sans visiter!»
Le temps où certains achetaient 700 000 euros un bien qui en valait objectivement 400 000 est révolu.
Le phénomène tend cependant à s’estomper, reconnaît Kim Ruysen: «Je pense que le temps où, comme en pleine crise du coronavirus, certains achetaient 700 000 euros un bien qui en valait objectivement 400 000 parce qu’il offrait un bel espace extérieur pour le télétravail est révolu. L’offre et la demande sont beaucoup plus à l’équilibre: alors que les biens restaient à peine une semaine en portefeuille après le premier confinement, on est plutôt aujourd’hui à un mois, voire un mois et demi. Les choses se normalisent.» Pour 2022, et au regard des premiers mois de l’année, l’expert table d’ailleurs sur une hausse des prix limitée à 2%.
La hausse des taux «ne change rien»
Si le marché semble reprendre son souffle, il ne trébuche pas pour autant. Et ce n’est manifestement pas non plus la hausse des taux hypothécaires qui pourrait le freiner, estime-t-on dans le secteur. «Tant que les taux ne seront pas à au moins 4% ou 4,50%, ils n’auront pas vraiment d’influence sur le comportement des acheteurs, est convaincu Kim Ruysen. On le voit aujourd’hui: ça ne change rien à la demande.»
Tout de même, si les taux viennent à flamber, un moment arrivera où les acheteurs ne pourront plus payer de telles sommes à leur banquier, non? «Je n’en suis pas sûr: au Portugal, les gens ont commencé à faire des prêts sur trois générations il y a quinze ans. C’était déjà le cas en Espagne et dans de nombreux autres pays. S’il le faut, les familles les moins bien nanties s’endetteront plus longtemps», assure l’agent immobilier. «Bien sûr que c’est ce qui se passera! embraie Philippe Defeyt. Nous vivons de plus en plus longtemps et, lorsque la pension ne suffit plus et que vous avez épuisé votre épargne mobilière, il vous reste votre logement. Les techniques de viager montrent à cet égard une créativité très intéressante et je suis sûr qu’elles sont promises à un très bel avenir. Et puis, pour ne parler que des taux, rappelez-vous qu’ils ont déjà été à 10%, voire à 15%, dans les années 1980. Lorsque l’inflation est très forte, vous vous frottez les mains parce que votre prêt à taux fixe est de plus en plus léger à supporter.»
Quid d’une bulle?
Cette hausse qui semble ne jamais devoir s’arrêter ne cache-t-elle pas en réalité une bulle? Régulièrement, le service d’études de la Banque nationale (BNB) publie un état de santé du marché immobilier résidentiel belge. Aux dernières nouvelles, il était «surévalué» de 20,8%, un écart qui ne fait que croître depuis plusieurs années.
Peut-on parler de bulle spéculative pour autant? «Attention, le terme “surévaluation” ne signifie pas bulle, prévient l’économiste Philippe Ledent (ING). Cela veut simplement dire qu’on ne parvient pas à expliquer l’écart entre les prix constatés sur le marché et ce qu’ils devraient être d’après le modèle utilisé par la Banque nationale. Ce modèle est basé sur différents critères, des fondamentaux comme le revenu des ménages, les taux hypothécaires, la démographie ou encore le nombre de ménages. Ce modèle colle parfaitement aux prix sur vingt ou trente ans dans le passé et est donc supposé prévoir l’évolution des prix à venir sur la base de ces variables. Mais il est tout à fait possible que l’on trouve une nouvelle explication, l’introduction d’un nouveau fait qui puisse justifier cet écart. Par exemple, en 2005, l’introduction de la déductibilité fiscale pour habitation propre et unique était un nouveau fait qu’il fallait intégrer dans l’équation parce qu’on a constaté qu’il avait un impact significatif.» En d’autres termes, l’équation vaut jusqu’à ce qu’«une nouvelle variable d’appoint ou un nouveau choc structurel» la remette en cause. Il se pourrait donc que, du jour au lendemain, la BNB publie les résultats d’un nouveau modèle qui ne ferait plus état d’une surévaluation.
«Une bulle, c’est autre chose, reprend l’économiste. Par exemple, quand l’ancien président de la Réserve fédérale américaine, Alan Greenspan, parlait d’exubérance irrationnelle des marchés, il voulait dire que rien ne pouvait justifier le comportement des traders et que le risque d’une brutale chute des prix des actions augmentait à mesure que les acheteurs d’actions se détachaient de toute réalité objective.» Du reste, un marché qui serait correctement évalué sur la base du modèle de la BNB ne serait pas à l’abri d’une sévère correction si l’un des fondamentaux, ou un nouveau phénomène, venait à exercer une forte pression à la baisse sur les prix.
D’autres explications possibles?
Alors, où faut-il aller chercher les possibles explications à cet indécrottable optimisme des acheteurs en Belgique? Pour Philippe Ledent, un facteur déjà observé en 2008 est de plus en plus présent: les transferts intergénérationnels de patrimoine des parents et des grands-parents vers les enfants pour acheter de l’immobilier. Ces transferts pèsent aussi sans aucun doute dans certaines grandes villes, comme Bruxelles, qui sont des marchés d’investisseurs puisque 50% des habitants y louent leur logement. Côté revenus des ménages, on ne peut pas dire que la progression ait été galopante, même si les salaires sont indexés. En revanche, l’augmentation du nombre des ménages peut expliquer, en partie, le fait que les promoteurs n’arrivent pas à suivre la demande.»
L’augmentation du nombre des ménages peut expliquer, en partie, le fait que les promoteurs n’arrivent pas à suivre la demande.
Et puis, à partir du moment où l’on a les moyens d’acheter, il existe des facteurs plus psychologiques qui sont tout sauf négligeables. Comme le sentiment «Fomo» (pour «Fear Or Missing Out», ou la peur de manquer une occasion, à l’instar de l’angoisse de manquer un événement qui nous fait défiler indéfiniment notre fil d’actu sur notre smartphone). En d’autres termes, il faut acheter rapidement pour ne pas courir le risque de n’avoir plus rien à acheter qui nous convienne…
Investir dans l’immobilier: et maintenant?
Tout cela étant dit, comment appréhender l’évolution du marché dans les prochains mois et années? Chez ING, «nous sommes prudents, avance Philippe Ledent. Le revenu des ménages progressera avec l’indexation des salaires mais les taux sont clairement orientés à la hausse. Ces deux forces auront tendance à se neutraliser. Il n’y a pas grand-chose à attendre du nombre de ménages.»
A plus long terme, l’immobilier continuera d’être soutenu par le vieillissement de la population, pense Philippe Defeyt: «Même si vous avez une confortable pension de colonel de l’armée, une fois que vous avez épuisé votre épargne mobilière, seul reste votre logement. Les Belges continueront de penser qu’avoir un toit, c’est aussi se sentir protégé financièrement. Simplement, si les prix grimpent et rendent un achat moins accessible, cela ne fera qu’allonger le temps où ils resteront locataires avant d’acheter. Notez bien qu’on constate aussi une hausse du nombre de personnes qui acceptent délibérément de ne plus être propriétaires par facilité et pour jouir d’une plus grande liberté.»
A cet égard, l’économiste serait d’avis de renforcer la portabilité des droits d’enregistrement afin que les choix de vie ne dépendent pas de ce fardeau fiscal à lisser dans le temps. Et, tant qu’à faire, de réformer la fiscalité immobilière par la taxation des loyers réels (et la déductibilité des frais d’entretien et de rénovation, ce qui aurait accessoirement pour effet de lutter radicalement contre le travail au noir) afin de «mettre fin à ce système complètement dépassé et injuste du revenu cadastral qui ne correspond plus à rien (NDLR: ces revenus fictifs ont été modifiés pour la dernière fois dans les années 1970. Depuis, ils sont simplement indexés).» Une belle nouvelle donnée à se mettre sous la dent pour les économistes de la BNB…
Un article de Jean-Yves Klein.
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