Toujours plus de chefs: pourquoi les directeurs d’entreprise sont de plus en plus nombreux
En dix ans, le nombre de directeurs généraux a presque doublé, d’après Statbel. La digitalisation multiplie les postes de direction au sein des entreprises, dont l’organisation se complexifie. Analyse avec Laurent Taskin (UCLouvain) et François Pichault (ULiège), tous deux professeurs en gestion des ressources humaines.
Des entreprises à l’organisation simplifiée, avec moins de management vertical et plus d’horizontalité ? La formule, dans l’ère du temps, est attrayante. Mais pourrait bien être remise au placard, au vu des derniers chiffres sur l’emploi publiés par Statbel, l’office belge de statistique. Celui-ci fait état d’une augmentation importante du nombre de directeurs d’entreprise.
Le rapport donne une idée sur l’évolution de l’emploi en Belgique ces dix dernières années. Ainsi, il permet entre autres de constater les métiers qui attirent de plus en plus, ou au contraire, ceux qui sont délaissés par les travailleurs. Dans ces colonnes de chiffres interminables, une ligne attire l’attention. Celle des directeurs d’entreprise. Entre 2013 et 2022, leur nombre a quasiment doublé, passant de 39.629 à 75.110. Qu’en conclure ?
Intéressons nous d’abord aux directeurs d’entreprise. D’après Statbel, il s’agit de ceux qui « formulent et révisent les politiques et planifient, dirigent, coordonnent et évaluent les activités générales des entreprises ou organisations ».
« Il y a plus d’entreprises, et donc forcément plus de directeurs d’entreprise »
Le Vif a confié ces chiffres à deux spécialistes du monde du travail et de l’entreprise. « Ce qui me frappe en les parcourant, c’est que l’augmentation forte du nombre de directeurs d’entreprise est assez récente », indique Laurent Taskin, professeur de gestion des ressources humaines à la Louvain School of Management (LSM). « On assiste à de plus en plus de créations d’entreprises, surtout des TPE (très petites entreprises, NDLR) et PME. En parallèle, il y a eu plus de 80.000 nouveaux indépendants en 2022. Et 2021 est une année record en terme de création d’entreprise selon les chiffres de Statbel. On peut expliquer cela par la reprise post-Covid. Il y a plus d’entreprises, et donc forcément plus de chefs et de comités de direction ».
Cependant, l’ampleur du phénomène n’est pas suffisante pour expliquer ce quasi doublement. « Les organisations se complexifient avec la digitalisation », analyse François Pichault (ULiège), professeur de gestion des ressources humaines à HEC. « Les fonctions de direction et de support se multiplient car il y a plus d’opérations à réaliser qu’auparavant. On est donc loin de l’image qu’on avait d’entreprises libérées avec une organisation simplifiée, moins de couches managériales et plus de possibilités d’agir sur le plan opérationnel. Les chiffres montrent que cette tendance ne tient plus la route ».
«Toute entreprise qui grandit passera inévitablement par une multiplication du nombre de managers»
Au facteur digitalisation il faut ajouter une spécificité belge : la taille limitée des entreprises. « Dans un pays comme le nôtre, poursuit François Pichault, les petites structures sont acquises par des grands groupes internationaux. Des fonctions de reporting, de digital manager sont créées pour entourer le management de la petite entreprise. Toute entreprise qui grandit passera inévitablement par une multiplication du nombre de managers ».
« Il y a un désintérêt pour les fonctions de management intermédiaire et de proximité »
Si le nombre de directeurs généraux a fortement augmenté en 10 ans, d’autres postes managériaux ont vu leur nombre fondre comme neige au soleil. C’est le cas par exemple des secteurs du commerce de détail et de gros, du bâtiment et des assurances, pour ne citer qu’eux. Laurent Taskin attribue cela à « un désintérêt pour les fonctions de management intermédiaire et de proximité, qui concernent les métiers avec un lien direct entre le manager et les équipes de travail ». Ces chefs et cheffes d’entreprises seraient sortis épuisés de la crise sanitaire. « Ils ont beaucoup souffert d’animer les équipes à distance lors de la pandémie. Ils se sont plaints d’un manque de reconnaissance. Ce sont des métiers souvent mis en avant mais dévalorisés. Pour ces managers, il y a de plus en plus d’attentes des salariés et de l’organisation, mais peu de moyens, peu de temps et peu d’autonomie ».
François Pichault en revient au défi de la digitalisation pour les entreprises. « Les secteurs pour lesquels le nombre de managers augmente ou diminue carrément sont dominés par des plus petites structures, avec des postes de management inférieur. La digitalisation supprime un certain nombre d’opérations habituellement réalisées par ces managers : circulation de l’info, surveillance de l’exécution des missions de base. Tout ça est automatisé ».
On a jamais eu autant besoin de management de proximité pour accompagner les gens dans leur reconversion ou dans leur transformation de métier
Pour terminer, qu’attendent nos deux experts comme évolutions à l’avenir ? « On a jamais eu autant besoin de management de proximité, pense François Pichault, pour accompagner les gens dans leur reconversion ou dans leur transformation de métier. Mais pour le moment les chiffres vont plutôt dans l’autre sens, on l’a vu ». Laurent Taskin estime, lui, que « le marché de l’emploi est tendu. Les questions d’attractivité et de fidélisation sont sensibles, comme celles de responsabilité sociale et de transition écologique. Les entreprises qui n’avaient pas encore de directeur à certaines fonctions ont franchi le pas ».
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