SNCB: les trains belges détenus par d’opaques investisseurs anonymes dans un paradis fiscal aux Etats-Unis (info Le Vif)
De très nombreux trains, lignes ferroviaires et gares de triage belges n’appartiennent pas à la SNCB ou à Infrabel mais à des trusts opaques du Delaware, le paradis fiscal des Etats-Unis. Enquête.
Cette enquête a été réalisée avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.
Une banque, la JPMorganChase, dans un imposant building de verre et de béton de vingt étages. C’est la première chose qu’on aperçoit lorsqu’on sort de la gare Joseph R. Biden Jr., à Wilmington. Avec ses 71 000 âmes, c’est la plus grande ville de l’Etat du Delaware, sur la côte Est, bien connu des entreprises pour être un paradis fiscal au cœur des Etats-Unis.
Sous un doux soleil, des goélands se prélassent sur les berges de la Christina River. Derrière la carte postale, une autre réalité: l’antre de l’actuel président américain démocrate a aussi été surnommée «Murder Town USA» par le site d’information Newsweek voici quelques années. Sur 450 villes de taille similaire, Wilmington se plaçait sur la troisième marche du podium en matière de violences et de morts par balle.
Ici, l’industrie des services financiers fournit plus d’un emploi sur dix. Les banques, cabinets d’avocats, fiduciaires et intermédiaires financiers pullulent. Comme les sociétés boîtes aux lettres au 1209 North Orange Street. Dans cet immeuble anodin de brique jaune, sans étage, plus de 285 000 entreprises ont enregistré leur siège social, dont Apple, American Airlines ou Goldman Sachs.
Six trusts de la SNCB au 12e étage
C’est un autre bâtiment qui nous intéresse, situé à quelques centaines de mètres, sur Rodney Square: le Wilmington Trust Center, une ancienne poste de style néoclassique édifiée en 1937. Il a vu quatorze étages pousser sur son toit, en 1983, pour le transformer en petit gratte-ciel de province. C’est là, au douzième étage, que sont domiciliés six trusts créés entre novembre 2001 et juin 2003 et avec lesquels la Société nationale des chemins de fer belges (SNCB) est liée contractuellement jusqu’en 2031, 2034 et 2035.
Un trust («confiance», en anglais) est une entité juridique de droit anglo-saxon qui trouve son origine au Moyen Age, au temps des Croisades. Le chevalier qui partait en pèlerinage armé pour chasser des lieux saints les croyants d’autres religions, généralement des musulmans, transférait la propriété de ses biens à un ami de confiance. Ce dernier les gérait pour le compte de la famille du croisé, lequel récupérait ses droits à son retour.
Avec le temps, le trust s’est mué en outil préféré des grosses fortunes pour transmettre légalement un patrimoine tout en évitant l’impôt successoral. Beaucoup de banques privées en proposent à leurs riches clients, aux îles Caïmans, aux îles Vierges britanniques, à Jersey, Singapour ou au Delaware. «Le Delaware est souvent considéré comme l’une des meilleures juridictions pour les trusts en raison de sa législation bien établie et souple en matière de fiscalité», confirme le magazine Forbes dans un article publié en 2021 et intitulé «Cinq raisons pour lesquelles vous devriez envisager un trust du Delaware pour votre famille» (lire l’encadré ci-dessous).
Le Delaware, paradis fiscal préféré de la SNCB Dans les années 1990 et jusqu’en 2003, la SNCB a signé plusieurs dizaines de contrats de leasing avec «des investisseurs américains» dont l’identité est cachée par d’obscurs trusts du Delaware. L’ entreprise publique, et donc l’Etat belge, donne ainsi de la légitimité et du crédit à un Etat pourtant très controversé pour sa fiscalité inexistante, son opacité et sa simplicité d’usage pour les criminels en col blanc. En 2009, lorsque l’ONG Tax Justice Network a publié son tout premier classement des juridictions les plus opaques sur le plan financier, c’est le Delaware qui s’est retrouvé sur le haut du podium. Les revenus qu’une société enregistrée au Delaware gagne hors de l’Etat ne sont pas imposés par l’Etat du Delaware. Ils restent soumis à l’impôt fédéral américain, mais cela permet une économie fiscale d’environ 8% du taux d’imposition (moyenne des taux pratiqués par les 47 Etats américains qui imposent les sociétés en sus de l’impôt fédéral). Au Delaware, les actionnaires, directeurs et représentants officiels d’une société peuvent être les mêmes personnes, ils ne doivent pas être domiciliés dans l’Etat et leur anonymat est protégé. La constitution d’une société est simple, rapide, peu coûteuse: toutes les formalités sont effectuées en une journée.Pour constituer un «Statutory trust», comme ceux avec lesquels traite la SNCB, un accord de trust privé doit être élaboré par les parties concernées (investisseurs, gestionnaires…). Cet accord reste entièrement privé et ne devra jamais être présenté à un fonctionnaire de l’Etat. Le trust pourra ensuite être inscrit au registre des sociétés contre cinq cents dollars. «Tant que les bénéficiaires du trust ne vivent pas au Delaware, les revenus générés par le trust sont exonérés de l’impôt sur le revenu de l’Etat du Delaware, y compris l’impôt sur les plus-values», précise le magazine Forbes.
Outils d’évasion fiscale
Mais quelles relations la SNCB, société 100% publique, peut-elle bien entretenir avec d’opaques et sophistiqués outils d’évasion fiscale? Les six trusts – qui ont pour noms JH Trust SNCB-HSL suivi d’un suffixe – ont été créés par des anonymes américains désireux de réaliser un investissement à long terme sûr, tout en profitant d’un avantage fiscal très généreux. Un «cadeau» qui a toutefois été jugé abusif par l’Internal Revenue Service – le fisc américain – et qui a finalement été supprimé par le Sénat en mai 2004. Voilà pourquoi les JH Trust SNCB-HSL les plus récents datent de juin 2003: le juteux filon s’est ensuite tari. Quoi qu’il en soit, la SNCB a bien signé, entre 2001 et 2003, des contrats de «leasing transfrontalier» avec ces six trusts dans le but d’obtenir des liquidités pour se financer. Un leasing transfrontalier est en effet un financement alternatif aux crédits bancaires. Une société vend ou loue certains de ses actifs (trains, gares de triage, lignes grande vitesse dans le cas de la SNCB…) à un trust, qui les reloue immédiatement à la société. Tour de passe-passe? On parle de «sale and lease back» (SLB) en cas de vente des actifs au trust et de «rent and rent back» (RRB) en cas de location. Mais la créativité financière de l’industrie du leasing est telle qu’il existe des variantes (LLB, SRB…).
Le contribuable américain a directement financé la SNCB. Et la financerait encore aujourd’hui.
Les six contrats avec la SNCB seraient de type SLB, les plus courants à l’époque où ils ont été signés. Vendre des locomotives et des wagons à un trust permet d’obtenir d’importantes liquidités, dont une partie sera utilisée pour la reprise en location. Le solde peut alors servir à éponger des dettes ou réaliser de nouveaux investissements. Pendant la durée des contrats, la SNCB touche sa part du cadeau fiscal controversé, octroyé jusqu’en 2004 par ces leasings aux mystérieux investisseurs américains. «La règle, dans ce type de contrat, est de répartir l’avantage fiscal entre les investisseurs passifs américains, les intermédiaires financiers mettant au point montages et contrats et l’opérateur national concerné comme la SNCB», pointe un expert fiscal. Par ces montages, on peut donc dire que le contribuable américain a directement financé la SNCB. Et la financerait encore aujourd’hui puisque plusieurs contrats courent jusqu’en 2035.
Amortissement express
Quelle était cette déduction fiscale abusive dont la SNCB a profité? Il s’agit, tout simplement, de la possibilité, pour les investisseurs américains, de déduire de leurs revenus taxables (impôt fédéral) des charges liées à l’amortissement des trains, gares et voies ferrées faisant l’objet du contrat de leasing. «Les longues durées de vie des actifs sont cruciales pour que les déductions pour amortissement puissent être maximisées au fil du temps aux Etats-Unis», précise un ancien dirigeant de l’industrie du leasing au Sénat américain, en octobre 2003. Mr Janet – un pseudonyme pour le protéger d’éventuelles représailles – poursuit le raisonnement: «Dans de nombreux cas, la durée de vie utile de l’actif dépasse la période d’amortissement américaine de l’actif, de sorte que les contribuables américains obtiennent des déductions bien supérieures à la baisse réelle de la valeur des actifs avec le temps.» Ainsi, au lieu d’amortir une locomotive en trente ans, par exemple, les investisseurs américains pourront le faire en quinze ans et déduire fiscalement chaque année le double de la perte de valeur réelle de la locomotive. Sur des montants qui se chiffrent en centaines de millions, les gains financiers sont colossaux.
Pas moins de quatre-vingts contrats de leasings trans- frontaliers ont été signés, dont 49 étaient encore actifs fin 2011.
Il s’agit donc d’une «niche» fiscale pour les entreprises et investisseurs américains qui a fonctionné à plein régime pendant des années. La SNCB, comme d’autres entreprises et pouvoirs publics en Europe, a joué le jeu parce qu’elle avait besoin d’argent frais. Ses trains et son réseau continuaient de fonctionner comme si de rien n’était. Et elle percevait en sus des commissions «étalées sur la durée» du contrat, peut-on lire dans les rapports annuels.
Deux trusts au Connecticut
C’est par pur hasard, en introduisant «SNCB» dans le moteur de recherche des entreprises belges, que Le Vif est tombé sur les six trusts domiciliés au Delaware. Deux autres, créés en août 2000 au Connecticut et aujourd’hui dissous, sont également apparus dans les résultats: PM Trust SNCB-MY1 et PM Trust SNCB-MY2. En tirant sur le fil, on découvre que la Cour des comptes s’est penchée, en 2012, sur les flux financiers des sociétés du groupe SNCB. Avec ses 116 filiales, celui-ci était devenu une usine à gaz, d’où l’audit réclamé par la Chambre. Dans son épais rapport, la Cour des comptes aborde notamment ces fameux leasings transfrontaliers. Et c’est là qu’on découvre leur importance structurelle au sein de l’entreprise publique.
«Les contrats de leasing transfrontaliers ont tous été conclus par la SNCB unitaire à partir de 1988, annonce le rapport. Avec la restructuration du groupe SNCB, ils sont passés à la SNCB-Holding au 31 décembre 2004.» Pas moins de quatre-vingts contrats ont été signés, dont 49 étaient encore actifs au 31 décembre 2011. Ils concernent du matériel roulant «dont les contrats ont une durée initiale de 12 à 28 ans», du matériel de télécommunication (contrats de 16 ans), de l’infrastructure ferroviaire: gares de triage et lignes à grande vitesse (20 à 31,5 ans) et des bâtiments administratifs (29,5 ans).
Les huit trusts du Delaware et du Connecticut qui sont inscrits à la banque-carrefour des entreprises ne représentent donc qu’un dixième des quatre-vingts opérations de leasing transfrontalier réalisées par la SNCB depuis 1988. Les premiers contrats ont été signés avec des contreparties autrichiennes, japonaises, suédoises et canadiennes. Mais aussi françaises, irlandaises et allemandes. Puis, au mitan des années 1990, les opérations avec les Etats-Unis ont commencé à devenir majoritaires. Au printemps 2009, pas moins de 28 contrats étaient en cours avec des investisseurs américains, d’après une réponse de la SNCB à une question parlementaire.
La SNCB aussi opaque qu’un trust
Une part très importante du matériel et des infrastructures de l’entreprise publique est donc contrôlée par des entités privées étrangères, dont de nombreux trusts anonymes américains. La Cour des comptes a mis en lumière l’impact colossal de ce système de financement alternatif sur la comptabilité de la SNCB. Au 31 décembre 2011, la dette nette liée aux leasings transfrontaliers atteignait 1,1 milliard d’euros, soit un tiers de la dette nette consolidée du groupe SNCB (3,1 milliards d’euros). Ce gros milliard de dette, c’est la somme des loyers futurs prévus contractuellement par la SNCB pour louer les trains et autres actifs aux trusts, jusqu’au terme des différents contrats de leasing.
Pour y voir plus clair, nous avons demandé à la SNCB (qui gère les trains et les gares) et à Infrabel (qui gère le réseau) de nous fournir la liste détaillée des quatre-vingts opérations de leasings transfrontaliers: noms des trusts ou sociétés impliquées, adresses des sièges sociaux, dates des contrats, listes des actifs publics vendus ou loués à ces trusts ou sociétés, types d’opérations, montants en jeu… «Pour des raisons de confidentialité, les détails demandés ne peuvent pas être communiqués», rétorque la SNCB. Infrabel, pour sa part, a ignoré nos questions. Des questions pourtant légitimes puisque adressées à des sociétés publiques qui ont vendu ou loué des biens publics à des entités privées.
En matière fiscale, l’autorité doit se montrer exemplaire. Ça vaut aussi pour les entreprises publiques comme la SNCB ou Infrabel.
A Wilmington, deux employés de la Wilmington Trust Company, qui gère les six trusts découverts inopinément, descendent du 12e étage nous rejoindre dans le grand hall d’entrée. Hormis la façade et le sol en granit, il ne reste aucun vestige de la poste historique, dont il a fallu consolider la structure pour ériger la tour de quatorze étages. «Je situe très bien les trusts que vous évoquez, mais le secret professionnel ne nous permet pas d’en parler», lâche une élégante quinquagénaire en tailleur bleu marine. Son collègue, plus jeune, barbe impeccable, ne pipera mot. Ce seront les deux seuls visages de ces six mystérieux trusts.
Retour à Bruxelles. Direction le greffe du tribunal de l’entreprise. Dans le dossier d’Infrabel, nous trouvons un document qui recense les actifs de la SNCB Holding (unitaire) qui sont sous le coup d’un leasing transfrontalier fin 2004. Il s’agit de plusieurs listes de biens non transférés par la SNCB Holding à ses deux «filles», Infrabel (réseau) et SNCB (trains et gares), lors de la scission des chemins de fer à la même époque. Des biens «non transférés» justement parce que la SNCB Holding ne possède plus la propriété juridique de ces biens – ces derniers ayant été vendus à des investisseurs par un contrat de leasing. Ce sont uniquement les «droits contractuels de jouissance en qualité de locataire ou sous-locataire» qui sont transférés à Infrabel et à la SNCB.
Je situe très bien les trusts que vous évoquez, mais le secret professionnel ne nous permet pas d’en parler.
Concernant le matériel roulant, on y trouve les références de 192 locomotives diesel, 203 locomotives électriques, 1 175 voitures voyageurs, 95 wagons à moteur diesel, 402 wagons à moteur électrique, quatre rames Eurostar et sept rames Thalys. Soit un total de 2 217 unités roulantes. Le prix de ces actifs n’est pas mentionné. Contrairement au type de leasing (SLB, RRB…) dont chaque actif fait l’objet. Le paragraphe en néerlandais en introduction de cette liste est par ailleurs explicite: «La SNCB a conclu des baux transfrontaliers sur une partie importante du matériel roulant. […] La nouvelle SNCB, respectivement Infrabel, se porte garante des obligations de paiement de la SNCB Holding en faveur des investisseurs américains.» Il s’agit donc uniquement – et pudiquement – d’«investisseurs américains», lesquels ont plus que vraisemblablement utilisé des trusts pour mettre en leasing ces 2 217 unités roulantes.
Plus loin, à la rubrique «Matériel de signalisation et de télécommunication», sont notamment listés 15 caténaires Matisa, 10 dispositifs multifonction Framafer, du matériel télécom Bombardier… tous ou presque mis en «sale and lease back». Puis viennent seize pages listant, par zone géographique et en… dollars, le prix des dispositifs de signalisation et de communication de ce qui semble être l’ensemble du réseau ferroviaire belge. Ça sent aussi très fort le trust: le matériel est réparti en quatre «tranches» totalisant 178,1 millions de dollars. Des tranches dont la structure des noms ressemble à s’y méprendre à celle des trusts déjà rencontrés.
C’était donc la situation au 31 décembre 2004 pour des contrats qui durent de 12 à 31,5 ans. Où en est-on aujourd’hui? Quelle est la proportion de nos trains, gares et voies de chemin de fer qui appartient à des trusts ou d’autres investisseurs étrangers? Qui sont-ils? Et surtout: combien ces contrats de leasing ont-ils rapporté ou coûté aux contribuables belges et américains? La SNCB et Infrabel étant des sociétés publiques, des réponses claires à ces questions s’imposent.
Faire la lumière sur ces contrats Interpellé par Le Vif, le ministre fédéral de la Mobilité, Georges Gilkinet (Ecolo), annonce qu’il souhaite faire la lumière sur tous les contrats de leasing transfrontalier en cours entre la SNCB et des trusts: «L’origine de ces faits date d’avant 1999. A l’époque, l’une des plus grosses difficultés rencontrées par la première vice-Première ministre écologiste en charge de la Mobilité, Isabelle Durant (NDLR: de 1999 à 2003), a justement été de faire toute la clarté sur les finances de la SNCB alors unitaire. Elle a demandé que la Cour des comptes puisse y mettre son nez, ce qui a mis en évidence la porosité entre missions de service public de la SNCB et initiatives commerciales de son management. Aujourd’hui, de tels montages ne pourraient plus – heureusement – voir le jour et cette impossibilité sera encore mieux assurée avec le futur Contrat de service public entre l’Etat et la SNCB. En attendant, je vais interroger le management actuel sur l’état des engagements contractuels de la SNCB dans ces trusts. En toute matière, notamment fiscale, l’autorité doit se montrer exemplaire. Ça vaut évidemment aussi pour les entreprises publiques comme la SNCB ou Infrabel.»
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