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Olivier Torrès: «Même en burnout, entrepreneurs et dirigeants n’ont pas le temps d’être malades» (entretien)
«PMiste dans l’âme», l’économiste Olivier Torrès a développé des outils de mesure des risques de burnout des entrepreneurs qui ont inspiré, entre autres, le plan d’action initié l’an dernier sous le gouvernement De Croo. Rencontre.
Professeur de management, de théorie des organisations et d’entrepreneuriat à l’université de Montpellier, spécialiste des petites et moyennes entreprises (PME), soit celles de moins de 250 travailleurs, Olivier Torrès a fondé, en 2009, Amarok, l’Observatoire de la santé physique et mentale des travailleurs non salariés (dirigeants de PME, commerçants, indépendants, professions libérales et artisans). Auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet depuis 35 ans, l’économiste français a donné à ce jour plus de 850 conférences sur la santé des entrepreneurs dans de multiples pays (France, Belgique, Suisse, Japon, Canada…). Rappelant que «l’entrepreneuriat est la science du projet», qu’«il n’y a pas d’entrepreneuriat sans projet», il a notamment développé des outils de mesure des risques de burnout des entrepreneurs. Qui ont inspiré, entre autres, le plan d’action initié l’an dernier sous le gouvernement De Croo: un budget structurel de quatre millions d’euros pour que nos neuf caisses d’assurances sociales fournissent des services supplémentaires pour promouvoir, protéger et améliorer le bien-être mental des travailleurs indépendants. C’est l’une des fiertés de ce «PMiste dans l’âme», comme il le répète. Avec feu.
«En démocratie, la PME est centrale. Elle incarne la liberté économique et une classe qui se situe entre les riches et les pauvres.»
Pourquoi les PME vous passionnent-elles tant?
Parce que dans pratiquement toutes les démocraties, 99% des entreprises sont des PME. En France, elles représentent dix millions d’emplois, salariés et non salariés (NDLR: 1.790.140 en Belgique, dans 227.898 PME, au 31 décembre 2023, sur un total de 3.102.862 pour l’ensemble des entreprises affiliées à l’ONSS), alors que les grands groupes en pèsent 4,5 millions. Il existe donc un écart sidéral entre le poids économique et social des PME et leur reflet dans les mondes médiatique, politique et scientifique, puisqu’on y parle la plupart du temps que du grand capital. Cet écart pose problème, car si la classe moyenne n’est pas que la PME, la PME est la classe moyenne –le syndicat qui représente les PME en Belgique s’appelle d’ailleurs l’Union des classes moyennes (UCM). Beaucoup d’artisans, commerçants, professionnels libéraux, patrons de petites entreprises constituent un groupe d’hommes et de femmes qui se situent dans la classe moyenne. Or, elle incarne le fondement de la démocratie, comme l’ont démontré nombre de travaux: il n’y a pas de démocratie pérenne dans les pays où il n’y a que des riches et des pauvres; ces inégalités-là, très fortes, conduisent inéluctablement à des pouvoirs durs, autoritaires, parfois tyranniques et dictatoriaux. Le lien que je fais entre classe moyenne et PME est donc aussi un lien avec la démocratie. La PME y est centrale, parce qu’elle incarne la liberté économique et une classe qui se situe entre les riches et les pauvres.
Est-ce pour cela que vous avez créé Amarok, dix ans avant que la question du bien-être mental au travail soit réellement prise en compte et quinze ans avant que l’on s’intéresse réellement à celui des indépendants et des dirigeants d’entreprise?
C’est l’une des raisons, mais la principale c’est ma prise de conscience, à cette époque, de la souffrance patronale. Ma thèse, depuis, c’est que, pour un petit patron qui a cinq salariés et travaille avec eux depuis dix ou quinze ans, en licencier un cause une douleur bien plus importante qu’à un CEO de grand groupe qui en licencie 100 d’un coup. Parce qu’il ne connaît pas la plupart de ceux qui y travaillent et parce que ce n’est pas lui qui mettra en place le plan social. Comme tuer quelqu’un à l’arme blanche est beaucoup plus difficile qu’en tuer dix, à distance, par drone interposé. Deuxième élément: la crise des subprimes en 2007-2008, qui a provoqué le suicide de plusieurs entrepreneurs en France, après avoir été obligés de déposer le bilan. En janvier 2009, j’ai publié une tribune dans Le Monde, titrée L’inaudible souffrance patronale. Tous les médias français et plusieurs associations patronales m’ont sollicité à la suite de sa parution et j’ai alors compris que le sujet sur lequel je travaillais n’était pas que scientifique mais aussi sociétal.
Concrètement, à quoi sert cet observatoire?
On est désormais plus qu’un observatoire: une sorte d’institut. On est parti du constat qu’on avait très peu de statistiques et de connaissances sur la santé des entrepreneurs, contrairement à celle des salariés. On a alors bâti un dispositif de mesure à travers lequel on a interrogé des centaines de chefs d’entreprise et on a découvert une forme de détresse, parfois profonde, chez certains. On ne pouvait pas se limiter à constater ce mal-être, on s’est donc rapproché de psychologues pour mettre en contact ceux qui en souffraient avec des professionnels, gratuitement. On a ainsi basculé de l’observation à l’action. Avec aujourd’hui un pool de psychologues qui écoutent, tous les jours, des entrepreneurs.
En quoi consiste votre dispositif de mesure?
Il se fonde sur «la théorie des événements de vie», élaborée en 1967 par Thomas Holmes et Richard Rahe. Ces psychiatres américains ont développé une échelle pour évaluer de manière assez précise ce qu’on risque sur le plan de la santé mentale en fonction des événements auxquels on est confronté au travail: ils ont hiérarchisé les événements selon l’intensité de stress qu’ils génèrent. Nous, on a construit deux échelles, une négative et une positive, et on a suivi pendant un an 357 dirigeants, en leur demandant tous les mois l’événement positif ou négatif qui les avait le plus marqués durant les 30 jours écoulés. Ce qui nous a permis de collecter 2.600 mots, phrases ou verbatim, qu’on a catégorisés en événements. On a ensuite demandé aux entrepreneurs d’estimer le stress généré par chacun de ces événements. Résultats: deux outils, le «stressomètre» et le «satisfactomètre» entrepreneuriaux, regroupés aujourd’hui dans ce que nous appelons «le dispositif Amarok e-Santé». On y retrouve, tout en haut des facteurs de stress, le dépôt de bilan, les problèmes de trésorerie, la baisse de l’activité commerciale, un mauvais résultat annuel et, pour les facteurs de satisfaction, la clientèle, la formation du dirigeant, l’agrandissement des locaux, le déménagement de l’entreprise… Bref, on donne aujourd’hui à des milliers d’entrepreneurs la liste des événements stressants et satisfaisants, hiérarchisés (très stressant ou très satisfaisant, un peu moins, beaucoup moins, etc.). Ce qui leur permet de comprendre les sources de leur stress, et de les gérer plus facilement. Or, plus un entrepreneur cumule les événements stressants, plus sa quantité de stress est forte, plus son risque de burnout est élevé. Et plus il cumule d’événements satisfaisants, plus forte est sa quantité de satisfaction et moins élevé est son risque de burnout.
Quel constat global peut-on en tirer?
Que dans 60% à 75% des cas, la balance est positive et on dit à l’entrepreneur «continuez comme ça, votre travail vous apporte beaucoup de satisfactions». Mais lorsque la balance est négative, on enclenche un test de dépistage du burnout, en utilisant l’échelle de Pines: dix questions, comme, par exemple, «en pensant à votre travail, vous sentez-vous fatigué, déçu par certaines personnes, désespéré, coincé, impuissant?», les réponses allant de 1 (jamais) à 7 (toujours). On calcule ensuite le total et si la moyenne est supérieure à 5, on considère que le risque d’épuisement professionnel est assez élevé et on déclenche l’alerte. Parce que, être stressé est une chose, en être épuisé en est une autre, bien plus grave. Et sur 100 entrepreneurs représentant un cas d’alerte, 55 saisissent la main tendue: une écoute gratuite. C’est beaucoup, parce que les dirigeants refusent souvent d’admettre qu’ils sont épuisés, parce qu’il y a l’amour propre, le biais de désirabilité, le poids des responsabilités… A ce jour, on a réalisé plus de 25.000 diagnostics, qui ont enclenché 8.000 dépistages de burnout et 1.650 déclenchements d’alerte. En Belgique, l’UCM, entre autres, utilise notre test dans le cadre de la protection de la santé mentale des indépendants. On a aussi développé un dispositif spécifique au monde agricole, qui a des «stresseurs» parfois différents: le climat et la porosité vie professionnelle/vie familiale, par exemple.
«Entrepreneurs et dirigeants sont extrêmement résistants: même en burnout, ils n’ont pas le temps d’être malades.»
En 2025, dans nos sociétés, l’entrepreneur, le dirigeant, est donc en bonne santé mentale?
Disons que, depuis quinze ans que l’on mesure, on peut dégager deux constats essentiels. Le premier: entreprendre, c’est bon pour la santé. Quel que soit le secteur, dans la vie professionnelle ou non, s’inscrire dans une logique de projet est salutogène, parce que le projet crée de l’endurance, de l’optimisme et développe la faculté d’adaptation. Comparés aux salariés, les entrepreneurs ont en moyenne une meilleure longévité, une moindre morbidité –à l’exception du diabète– et plus de tonicité. Mais l’écart type (NDLR: la mesure de la dispersion des valeurs d’un échantillon statistique) est plus élevé: les entrepreneurs ont des hauts très haut, jusqu’à des exaltations, mais des bas très bas, comme des moments de grand découragement. Parce qu’il y a moins de filets de sécurité, qu’ils assument les conséquences de leurs actes, que le projet est une sorte de prolongement d’eux-mêmes, donc il met les individus dans une tension existentialiste, au sens de Sartre; 85% des entrepreneurs (89% des agriculteurs) affirment que leur entreprise et leur travail sont des éléments essentiels de leur existence. En allemand, «créateur d’entreprise» se dit Existenzgründer, soit «fondateur d’existence». Deuxième grand enseignement: entreprendre est bon pour la santé mais c’est épuisant. Et ce n’est pas antinomique! En fait, le détachement, soit la faculté à ne plus penser au travail quand on n’y est pas, est l’aspect le plus difficile à assumer pour un entrepreneur. Si ce travail génère plus de satisfaction que de stress, ce n’est pas gênant, sauf si ça influence négativement les rapports avec les proches. Mais si le travail, ou le projet, génère plus de stress que de satisfaction, le risque d’épuisement, de rupture, est renforcé.
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Il s’est passé beaucoup de choses en quinze ans: crises économique, climatique, sociale et sanitaire, inflation, pénurie ou explosion du prix des matières premières… Avec, chez les salariés, une augmentation élevée des cas de burnout et d’absentéisme de longue durée, liés, en partie, à ces événements. Est-ce pareil chez les dirigeants?
En France, le taux de risques de burnout du patronat, soit 25.000 individus, est de 6,5%. C’est un peu plus que chez les salariés, mais on a observé qu’entrepreneurs et dirigeants sont extrêmement résistants: même lorsqu’ils font un burnout, il est très rare qu’ils s’arrêtent complètement. En gros, ils n’ont pas le temps d’être malades. Pendant le Covid, ce taux est passé à 17,5%. L’entreprise étant fermée, les dirigeants ont été en proie à une angoisse existentielle. Durant cette période, on en a interrogé 1.925 et on a constaté que la probabilité de déposer le bilan avait plus d’incidence sur leur santé mentale que celle d’attraper gravement le Covid. Ce qui démontre encore que ces femmes et ces hommes jouent leur vie dans leur entreprise. D’ailleurs, on considère que lorsqu’un entrepreneur transmet sa société, il entre dans une période de deuil. Depuis, on est revenu à une situation normale: les sentiments de lassitude et d’épuisement et le fait de mal dormir –ou trop peu– dominent.
Pour les mêmes raisons qu’avant-Covid?
Non. A cause des ressources humaines. Il y a aujourd’hui une tension sur le marché du travail parce que beaucoup de gens se disent «ma vie, ce n’est pas le travail». Et l’augmentation chez les salariés des démissions, des conflits avec leur direction et de l’absentéisme pèse sur le moral de l’entrepreneur. Parce que ça lui désorganise tout.
Le sentiment d’isolement, aussi? En Belgique, selon une étude de l’UCM publiée en 2022, 55% des indépendants disaient se sentir isolés et en souffrir.
D’abord, il faut savoir si le sentiment d’isolement est une cause ou une conséquence: certains, s’ils ne vont pas bien, s’isolent et d’autres ne vont pas bien parce qu’ils se sentent isolés. Nous avons étudié la question, sur la durée, et il en ressort que la solitude est le facteur déterminant, causal, numéro un de l’épuisement professionnel des dirigeants. C’est la solitude du chef, au fond. Personnellement, je les encourage à adhérer à des syndicats ou à des clubs d’entrepreneurs. Pour rompre leur isolement. La solitude est un mal qui ronge tous les dirigeants, qui a un effet très négatif sur leur santé mentale. La puissance du projet est majoritairement salvatrice, elle les porte vers le haut, la plupart ont la niaque et vont de l’avant, mais il y a ces points noirs: la solitude, le sommeil, l’écart type…
C’est vrai aussi pour les dirigeants de grandes entreprises et de grands groupes?
Je n’ai pas étudié cette classe de dirigeants mais, oui, j’imagine. A ceci près qu’ils sont plus entourés, qu’ils ont des équipes, qu’ils peuvent déléguer et qu’ils n’appartiennent pas à la classe moyenne.
Et pour les dirigeants politiques?
Je me suis intéressé aux élus des petites communes, en France. Or, 65% d’entre eux travaillent, en plus de leur mandat (les autres sont pensionnés). Ces gens-là ont donc trois vies: privée, professionnelle et publique. Ce qui les fait travailler en moyenne 62 heures par semaine, un dirigeant de PME étant à 52 heures. Dans les réponses d’un millier de maires consultés, avec un stressomètre et un satisfactomètre adaptés à leur réalité, c’est le terme «projet» qui apparaît comme le facteur numéro un tant de stress que de satisfaction. Il y a donc un parallélisme avec les entrepreneurs. D’ailleurs, les maires sont des entrepreneurs de situation: ils ne sont pas propriétaires de la commune, leur mandat est à durée déterminée et n’est pas transmissible aux enfants mais ils gèrent un budget et des hommes et des femmes, ils ont à faire non pas à des clients mais à des citoyens, leur spectre de parties prenantes (fournisseurs, collectivités, Etat, etc.) est plus large que celui d’une entreprise… Je pense donc qu’il faut mettre en place des cellules d’écoute, en France comme en Belgique, pour les maires ou bourgmestres qui sont en difficulté, en risque d’épuisement professionnel. D’autant que la prévention n’est pas si difficile: on peut mesurer les risques, donc anticiper le mal, et c’est moins coûteux que ce qui survient lorsqu’un dirigeant s’effondre.
Bio express
1967
Naissance, à Sète (France).
1990
Obtention de l’agrégation d’économie et gestion.
1997
Docteur en gestion, spécialisé en PME, à l’université de Montpellier.
2009
Création d’Amarok.
2012
Publie La Santé du dirigeant (De Boeck, 4e édition en 2025).
2021
Les travaux d’Amarok alimentent la réforme de la loi Santé au travail, en France.
2020
Lancement du dispositif Amarok e-Santé en France.
2024
Déploiement du dispositif Amarok e-Santé en Belgique.
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