Ancien footballeur aux airs de Viking, ex-reporter de guerre, Oliver Reichert a réveillé Birkenstock, géant endormi. © Niko Schmid-Burgk

Le patron de Birkenstock, plus rigide que ses sandales: l’histoire méconnue d’une folle ascension

Le Vif

Les sandales allemandes n’ont jamais connu une telle popularité. Barbie, le Covid et le CEO de la marque n’y sont pas pour rien. Birkenstock vient d’entrer à la Bourse de New York.

Oliver Reichert porte presque toujours des Birkenstock. Même lors de galas ­prestigieux. Même en plein hiver sur la Cinquième avenue, à New York. Le patron de la célèbre marque adopte alors le modèle en laine d’agneau. Mais il y a un sujet pour lequel il montre encore plus d’enthousiasme que pour ses sandales : lui-même. Une entreprise comme Birkenstock a besoin d’une personne capable de tenir les rênes avec fermeté, se plaît-il à dire. Quelqu’un comme lui. Selon l’un de ses collaborateurs, Oliver Reichert, ancien footballeur aux airs de Viking, a « les plus grosses couilles qu’on puisse imaginer ».

Voici quelques mois, le patron ­allemand s’est vanté, dans le magazine économique français Challenges, d’avoir convaincu le deuxième homme le plus riche du monde d’entrer au capital de Birkenstock. « J’ai appelé Bernard Arnault, qui m’a accueilli dans ses bureaux parisiens en pleine pandémie. Six semaines plus tard, le marché était conclu. » Dans l’article, il ne manque d’ailleurs pas non plus de mentionner que la marge bénéficiaire de Birkenstock est supérieure à celle de LVMH, qui englobe des noms comme Louis Vuitton, Dior ou le champagne Moët & Chandon.

Une affirmation audacieuse qui pourrait s’apparenter à un crime de lèse-majesté, d’autant qu’Oliver Reichert pouvait supposer que Bernard Arnault lirait l’interview – LVMH est copropriétaire de Challenges. Cependant, si Bernard Arnault est le roi du luxe à Paris, chez Birkenstock, à Linz am Rhein, c’est Reichert qui règne. Et plus personne ne devrait l’ignorer puisque Birkenstock vient d’entrer à la Bourse de New York, avec une première cotation ce mercredi 11 octobre.

A l’apogée du style

Cette introduction en Bourse est destinée à financer l’expansion en Asie, où les ­sandales sont encore peu présentes, contrairement à l’Europe et aux Etats-Unis. L’idée serait née au début de l’année, lorsque le marché boursier américain s’est redressé. La société, qui fêtera son 250e anniversaire l’an prochain, vaudrait aujourd’hui onze milliards de dollars. Soit trois fois plus qu’il y a deux ans, avant l’opération séduction de Bernard Arnault. Le moment était en effet idéal : Birkenstock est, aussi surprenant que cela puisse paraître pour une marque de ­sandales, plus branchée que jamais.

La pandémie n’y est pas étrangère : rien de tel que le confort pour télétravailler, et personne ne montre ses chaussures en visioconférence. Tout comme le film Barbie, sorti cet été, dans lequel la célèbre poupée troque ses talons hauts pour une paire de sandales allemandes. Des ­centaines de millions de personnes se sont ruées dans les salles, et Birkenstock n’aurait même pas eu à payer pour le ­placement de produit.

Ce succès étourdissant doit avoir le goût d’une douce revanche pour la famille Birkenstock. En 1963, le patriarche, Karl Birkenstock, était devenu la risée du monde entier en présentant sa « sandale orthopédique ». Les Birkenstock avaient beau être riches, parmi les fabricants de chaussures, ils étaient considérés comme des outsiders. En 1993, Zeitmagazin parlait toutefois déjà de véritable mode, mais seuls les passionnés de macrobiotique ou les artistes osaient sortir chaussés des « chaussures les plus laides de tous les temps ».

La réputation de la marque a commencé à changer après la collaboration avec la top model Heidi Klum, au tournant du millénaire. Aux Etats-Unis, le fondateur d’Apple, Steve Jobs, portait ces sandales. Et en 2019, l’actrice Frances McDormand est montée sur scène Birkenstock aux pieds lors de la céré­monie des Oscars.

Oliver Reichert n’apprécie guère lorsque la presse écrit que Bernard Arnault a remodelé le vilain petit canard Birkenstock afin de l’introduire en Bourse – une rumeur qui circule dans le secteur. Car c’est bien Reichert qui a fait de la sandale un accessoire branché, à la surprise générale. L’homme a d’abord travaillé comme reporter de guerre au Congo et au Kosovo, avant de diriger la chaîne de télévision DSF, devenue Sport1. Dès cette époque, il se révèle un dirigeant auto­cratique. En 2009, les chiffres d’audience s’effondrent. Il est sommé de partir.

Trois ans plus tard, Oliver Reichert réapparaît. Un ami marchand d’art l’avait mis en contact avec Christian Birkenstock, l’un des trois fils de Karl, qui lui confie la ­direction de l’entreprise. Le nouveau CEO apaise les querelles entre les héritiers et sépare la marque de la famille. Dans les statuts, il définit les relations entre les frères Alex et Christian, alors tous deux investisseurs. Il simplifie également la structure de l’entreprise qui, à l’époque, comptait des dizaines de sociétés ­distinctes. Aujourd’hui, Christian est le seul des frères qui détient encore des actions.

Une paire à 960 euros

Oliver Reichert avait compris que Birkenstock était un géant endormi qu’il fallait réveiller. Depuis 2017, la gamme comprend de la literie et des cosmétiques. Pour le CEO, la sandale doit attirer les clients pour qu’ils décident d’acheter par la suite d’autres produits, plus chers. Bernard Arnault inverse la technique : il utilise ses produits haut de gamme comme appât pour susciter le désir d’acheter des produits plus abordables, comme les parfums. La « désirabilité » est l’un des mots préférés du milliardaire français.

« Avec Birkenstock, la formule LVMH a atteint ses limites, soutient un expert du secteur à Paris. Des sandales ne feront jamais vendre du parfum. » Selon lui, c’est l’une des principales raisons pour lesquelles Bernard Arnault n’a pas immédiatement inclus Birkenstock dans l’empire LVMH, riche de 75 marques de luxe. Il détient 65 % des actions de Birkenstock mais par l’intermédiaire de L Catterton, une société franco-américaine de ­capital-investissement. Bernard Arnault possède également 20 % de parts supplémentaires via sa société familiale, Financière Agache. Birkenstock est donc liée aux marques de LVMH mais par des collaborations. Celles-ci permettent d’élever les sandales au rang de produits de luxe. Une paire de Birkenstock Dior coûte 960 euros, par exemple. « Tous ces projets servent à augmenter la valeur de l’investissement de la famille dans la marque ­allemande », ajoute l’expert.

Bernard Arnault serait tellement satisfait de son acquisition qu’il hésitait à céder autant d’actions que prévu lors de l’introduction en Bourse. Un signal fort pour les investisseurs : pour le milliardaire, Birkenstock n’a pas encore atteint son plein potentiel. Et si quelqu’un s’y connaît en affaires, c’est bien lui… Récemment, LVMH a encore annoncé des records : 15 % d’augmentation des ventes, 30 % d’augmentation du bénéfice net au premier semestre 2023. La fortune ­d’Arnault s’élève à environ 180 milliards d’euros. Seul Elon Musk est plus riche.

Côté style, tout oppose Bernard Arnault et Oliver Reichert. Le premier est toujours impeccablement habillé et reste élégant en toutes circonstances. Même s’il est considéré comme un homme assoiffé de pouvoir, aux techniques parfois brutales – il n’est pas surnommé le « loup en ­cachemire » pour rien.

Birkenstock sur un plateau d’argent

« BA », comme l’appelle le personnel du siège parisien, a construit son empire en apprenant des forces et des faiblesses d’autres entreprises familiales. En 1984, par exemple, alors entrepreneur en bâtiment et travaux publics, Arnault acquiert une entreprise textile en faillite au seul motif qu’elle possède la marque Dior. Idem en 1987 lorsqu’il monte les familles fondatrices de LVMH les unes contre les autres en devenant l’actionnaire principal. L’acquisition des marques Bulgari et Fendi s’inscrit dans la même lignée.

Birkenstock, en revanche, lui a été offerte sur un plateau d’argent. Mais Oliver Reichert n’est pas aussi aimable avec tout le monde. Début 2018, Birkenstock s’est retirée d’Amazon en grande pompe. Dans plusieurs interviews, Reichert a accusé le géant de la vente en ligne de gagner de l’argent grâce à la contrefaçon. Il n’a pas non plus hésité à critiquer les influenceurs. Lorsque la télévision américaine lui a demandé si les stars d’Hollywood recevaient des paires gratuites, il s’est contenté d’un « pourquoi ? » des plus secs.

Plus récemment, il s’est attaqué aux détaillants de chaussures en Allemagne, en Autriche et en Suisse. Depuis le début de l’année, Birkenstock n’approvisionne plus la moitié des 3 200 chaînes de magasins. Les petites boutiques sont les plus touchées par cette décision. L’une des raisons invoquées est que les Birkenstock y étaient exposées à côté de produits ­meilleur marché de la concurrence. « L’entreprise ne traite pas ses partenaires avec délicatesse, assure Stephan Krug, directeur de Sabu Schuh & Marketing, une centrale d’achat regroupant 550 détaillants de chaussures indépendants. Or, ce sont les magasins de chaussures moyens qui ont fait la grandeur de la marque pendant des décennies. »

Par Tim Bartz, Lukas Homrich, Alexander Kühn, Leo Klimm et Theresa Stoll (Der Spiegel)

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