Le coffee badging, ce phénomène qui tasse le temps passé au bureau: «L’entreprise devient un lieu de vie, moins un lieu de travail»
Le coffee badging percole dans le monde de l’entreprise. Le phénomène, reflet de nouvelles réalités, est le fruit d’un «mix un peu bizarre» entre flexibilité grandissante demandée par les travailleurs, rigidité de certaines entreprises et nouvelle génération impatiente. Avec divers enjeux connexes: espaces des bureaux non occupés, image de productivité et temps de travail comptabilisé. Attention, le café est serré.
Venir au bureau prendre un café, discuter avec les collègues quelques minutes puis… rentrer travailler chez soi. Cette pratique a un nom, elle s’appelle le «coffee badging». De plus en plus appréciée par les travailleurs depuis la généralisation du travail hybride post-Covid, elle permet de maintenir un lien social, concilier les attentes patronales de présence au bureau, le tout en gardant les avantages du télétravail.
Depuis la pandémie, les travailleurs se sont attachés aux nouvelles habitudes du distanciel. Ses avantages sont connus: gain de temps privé, réduction des frais de déplacement, meilleure concentration, ou encore amélioration de l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Le coffee badging est donc la nouvelle petite créature sociale née du tiraillement entre la demande de flexibilité accrue des travailleurs et la volonté grandissante des entreprises du retour en présentiel.
Un café, et en TT!
«Le coffee badging est un nouveau nom donné à une pratique déjà existante, met en contexte Laurent Taskin, professeur de management humain à la Louvain School of Management. Elle consiste à prendre du temps pour socialiser, échanger et faire vivre un collectif lorsque les conditions quotidiennes de travail ne le permettent pas.»
Mais pas que. Le coffee badging est aussi une bonne technique pour «être vu», faire acte de présence dans un monde où le télétravail est encore parfois synonyme de perte de contrôle pour les entreprises, et de perte de productivité pour les employés (les faits démontrent l’inverse, voir plus bas). Le coffee badging est observé dans des métiers de bureau classiques, mais aussi dans des entreprises de transport ou de logistique, par exemple, où la nature du travail ne permet pas de passer du temps entre collègues. La tendance, née aux Etats-Unis après le Covid, semble s’être imposée comme le compromis le plus apprécié des employés pour réinvestir le bureau progressivement.
«Le bureau ne favorise pas la productivité»
Selon Anthony Nyberg, professeur de management à l’Université de Caroline du Sud (Etats-Unis), «le fait d’être au bureau ne favorise pas la productivité des employés et peut même les empêcher de terminer leur travail». Avec le présentiel, les sources de distraction sont de fait nombreuses: discussions avec les collègues, bruit de l’open space, temps de midi et pause-café… allongés. Des éléments qui contrastent avec la tranquillité du télétravail, à laquelle de nombreux travailleurs se sont désormais habitués.
Le fait d’être au bureau ne favorise pas la productivité des employés et peut même les empêcher de terminer leur travail.
Anthony Nyberg
Le coffee badging est donc un moyen d’être remarqué physiquement par sa hiérarchie, sans pour autant abandonner le télétravail. Notamment parce que certains managers continuent à récompenser les employés pour leur présence plutôt que pour leur productivité ou leurs résultats. «Le présentéisme reste encore très ancré dans notre culture», note Anthony Nyberg. Selon le KPMG 2023 CEO Outlook report, qui a interrogé 400 PDG américains, 87% d’entre eux se disent prêts à récompenser les salariés qui reviennent au bureau avec des promotions et/ou des augmentations.
Mais le coffee badging souffre aussi d’un manque de clarté. Il est en effet dur, pour les entreprises, de quantifier le nombre d’employés qui viennent une paire d’heures, prennent leur lunch, partent et… ne travaillent parfois plus le reste de la journée. Un élément qui importe peu pour les start-up modernes. Pour elles, la présence des employés deux heures par jour ou une journée entière n’a pas d’importance, pour autant que les objectifs soient atteints.
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Café et trajet = temps de travail?
Le phénomène étant neuf, l’aspect juridique du coffee badging n’a pas encore été délimité en Belgique. Amandine Boseret, juriste chez Acerta, souligne que la question est désormais de trancher si, oui ou non, le coffee badging est considéré comme du temps de travail. «A priori, j’aurais tendance à dire que non, puisque le travailleur n’est pas en train d’exécuter la tâche pour laquelle il a été engagé.» Pour autant, les «coffee badgeurs» ne doivent pas être sanctionnés du jour au lendemain, selon l’experte juridique. «Le mieux est de mettre en place un accord clair entre les travailleurs et l’employeur, et définir ce qui est considéré par du temps de travail et ce qui ne l’est pas. Doit-on venir au bureau l’ensemble de la journée, ou peut-on venir une demi-journée?».
L’employeur ne peut pas demander un retour complet au bureau de manière unilatérale.
Amandine Boseret
Acerta
La volonté marquée des entreprises de faire revenir les travailleurs au bureau se confirme dans les chiffres d’Acerta, même si, dans la majorité des cas, le retour sur site à 100% n’est plus la norme. Surtout, ces modifications d’habitudes doivent être encadrées. «Normalement, le télétravail est organisé par écrit, en avenant au contrat de travail, précise la juriste Acerta. Pour changer cette politique, il faut en théorie l’accord de l’employeur ET du travailleur, ou de la délégation syndicale. L’employeur ne peut donc pas demander un retour complet au bureau de manière unilatérale», insiste-t-elle.
Coffee badging: partager de l’information informelle
Face à la massification du travail hybride – deux fois plus de personnes télétravaillent qu’il y a cinq ans, 17% en 2019 contre 33% en 2024 –, les individus attachés à leur communauté professionnelle seront davantage à l’initiative du coffee badging, organisé parfois de façon très privée via des groupes Whatsapp, par exemple. Surtout dans le cas où la politique RH de l’entreprise ne l’organise pas. «Le but de la démarche est aussi de partager un moment collectif, ainsi que des informations informelles qu’on n’aurait pas pu dire ou obtenir autrement, remarque Laurent Taskin. Aller prendre la température au bureau permet de combler l’isolement du télétravail.» Cette démarche est nécessaire à la connaissance des uns et des autres, à la créativité et à la résolution de problèmes, estime le spécialiste en management humain. «La pratique s’inscrit aussi dans une logique de projet, où une partie de la réunion peut être consacrée à des discussions plus personnelles ou divertissantes.»
La pratique du coffee badging s’inscrit dans une logique de projet.
Laurent Taskin
Pour Margaux Chiquet, spécialiste de l’organisation du travail et fondatrice de «Bouge ta salle», le coffee badging est également une bonne façon de maintenir une coupure entre vies professionnelle et privée, qui ont parfois tendance à se confondre lors du télétravail. «La tendance actuelle varie et demeure complexe à cerner. Mais on remarque une claire volonté d’entreprises, souvent oldschool, de rappeler tout le monde au bureau pour tenter de retrouver une forme de contrôle. Ce n’est pas la solution du futur. Il faut trouver un équilibre.»
Le bureau se transforme en lieu de vie
Le bureau pourrait-il à l’avenir se muer en lieu de vie, davantage qu’en lieu de travail? C’est déjà une réalité, estime la spécialiste. L’attrait croissant pour les espaces de coworking en témoigne. «L’espace d’entreprise devient surtout un lieu de vie. Les entreprises doivent être davantage ouvertes à faire venir du monde chez elles, et à se rendre plus mobiles.»
Prendre un café ne fait pas spécialement avancer le travail, mais cela permet de créer des liens spontanés qui ne sont pas possibles en télétravail. «Les visioconférences sont certes efficaces mais souvent très formelles», souligne Margaux Chiquet. Selon elle, il faut donc «se poser la question de la multiplication des réunions en ligne, leur utilité et les rôles de chacun.»
Le temps passé au bureau n’est plus une valeur d’investissement
Le fait de rester tard au bureau a souvent été la preuve d’un fort investissement dans son travail. Aujourd’hui, ces codes-là ne sont plus vraiment valables. «Pour certains profils, une journée de 8h ou 9h au bureau est moins productive qu’une journée de 5h en télétravail, affirme Margaux Chiquet. Cette notion de temps de travail obligatoire au bureau a évolué: la productivité n’est plus liée au temps de présence au bureau.»
Pour certains profils, une journée de 8h ou 9h au bureau est moins productive qu’une journée de 5h en télétravail.
Margaux Chiquet
En parallèle, les gens veulent surtout gagner en qualité de vie, remarque la spécialiste. «Cela implique que les travailleurs, lorsqu’ils viennent au bureau, ont tendance à y rester de moins en moins. Certains arrivent à 11h00 et repartent à 15h00… En réalité, les travailleurs veulent juste passer le temps nécessaire en présentiel. Et parfois profiter du télétravail pour le combiner avec quelques tâches personnelles.»
Les jeunes se lassent très vite
On observe donc «ce mix un peu bizarre». «La tendance est aussi à moins travailler qu’avant, observe Margaux Chiquet. Le Covid a eu un effet déclic, mêlé au ras-le-bol des jeunes générations. La GenZ veut gagner de l’argent rapidement, sans bosser longtemps. Les réseaux sociaux et les influenceurs ont une grande part de responsabilité dans cette mouvance. Les entreprises sont parfois décontenancées, car elles ne savent plus quoi offrir aux jeunes pour les garder. Au-delà du salaire et de l’organisation du travail, ils se lassent très vite, avec le côté « zapping » des réseaux sociaux qu’ils appliquent dans la vie de tous les jours.»
Pour conserver les talents, Amandine Boseret prône l’application de la méthode ABC: Autonomy, Belonging (appartenance) et Confidency. Le coffee badging, d’ailleurs, s’inscrit dans le Belonging. «Créer le lien et l’effet famille permet aux travailleurs d’être plus impliqués dans leur travail, et donc plus efficaces et motivés.»
Comment occuper les bureaux?
Autre conséquence directe de l’hybridation du travail: les bureaux sont souvent sous-occupés. «L’utilisation des bureaux doit être réinventée, plaide Margaux Chiquet, mais les entreprises sont très en retard dans la réflexion. Avoir des espaces vides est une aberration.» Selon elle, il faut pouvoir mutualiser et mettre en place des systèmes d’échange entre entreprises, pour ce qui ne sert pas à l’une puisse servir à l’autre. Ou, également, être davantage ouvert aux collaborations extérieures.»
L’utilisation des bureaux doit être réinventée. Les entreprises sont très en retard dans la réflexion.
Margaux Chiquet
Car si les employeurs veulent faire revenir leurs travailleurs, des entreprises manquent désormais de place. Avec la généralisation du distanciel, certains espaces de bureau ont en effet été fortement réduits. Au point qu’il est parfois demandé aux travailleurs qui souhaitent venir au bureau de réserver leur place à l’avance. Une situation paradoxale, puisque «le but de venir sur place est justement de retrouver ses collègues», note Amandine Boseret, qui suggère enfin un modèle «où le travail de focus se fait à domicile, et les tâches plus automatisées au bureau.»
Le télétravail en chiffres
Selon une étude Acerta de février 2024, seulement 15% des entreprises en Belgique ne comptent pas de télétravailleurs. Le télétravail est surtout répandu dans les très grandes entreprises. Bruxelles arrive en tête, suivie de la Flandre et de la Wallonie. Par ailleurs, 53% des entreprises souhaitent que le personnel soit présent sur le lieu de travail 3 jours ou plus par semaine. Dans 21% des entreprises, le télétravail est la norme, la présence sur le lieu de travail n’étant que très peu requise. La majorité des entreprises apprécient l’équilibre actuel (57%). A l’avenir, 26% des travailleurs aimeraient télétravailler plus souvent.
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