Ilham Kadri, CEO de Solvay. © Belga Image

Ilham Kadri, CEO de Solvay: «Mon personnage de fiction préféré? Shéhérazade, pour son audace, sa confiance en elle»

Thierry Fiorilli
Thierry Fiorilli Journaliste

Super-héros, aventurière, salaud, battante, loser, grande âme… Quel est votre personnage de fiction préféré? Chaque semaine, une personnalité se prête au jeu. En révélant beaucoup d’elle-même.

Elle dit qu’elle a «grandi la tête dans les nuages, au Maroc, mais surtout dans les livres». Qu’elle en est «toujours gourmande». Les romans, la bande dessinée, les contes… Donc, a priori, qu’«il y avait plein de personnages possibles». Ilham Kadri répond en souriant, souvent, en riant, plusieurs fois, et après avoir réfléchi, toujours, laissant le silence bivouaquer. La patronne de Solvay, géant belge de la chimie fondé en 1863, parle comme on raconte des histoires. Qu’Ilham Kadri fasse de Shéhérazade son personnage de fiction préféré coule, en fin de compte, de source: déterminée, conteuse, stratège, capable de diriger jusqu’aux rois les plus inflexibles des territoires les plus vastes. Une femme de pouvoir. Pas forcément celui qu’on résume au plus haut échelon d’une hiérarchie. Plutôt celui qui rend réel ce qui apparaissait comme inexorablement impossible. Sans se considérer pour autant comme le nombril du monde.

C’est fascinant: se porter volontaire alors qu’on va se mettre en danger.

Pourquoi Shéhérazade est-elle votre personnage fictif préféré?

Pour tout ce qu’elle incarne. Au Maroc, je pense que, pour tous les enfants, Les Mille et Une Nuits sont l’équivalent des contes de Perrault. Des contes «du lit». On grandit en les lisant, en se les faisant lire ou en allant les écouter. Quand je traversais les quartiers, il y avait, au mellah, notre souk, des conteurs. Notre culture et notre écosystème sont marqués par les contes. Shéhérazade comprend très bien ce pouvoir de la narration: c’est ce qui lui sauve la vie. Parce que la narration a un vrai pouvoir. Si elle est suffisamment puissante, elle peut changer le cours des choses. Shéhérazade l’utilise royalement, brillamment, élégamment et de façon féminine. Elle l’incarne avec beaucoup de courage, d’audace, de volonté. Elle dit «j’y vais» alors que toutes celles qui y sont allées, de force, avant elle, ont péri. C’est fascinant: se porter volontaire alors même qu’on va se mettre en danger. Elle sait que si elle réussit, elle mettra fin à la tyrannie. Elle y va et parvient à ramener la raison, la logique, la passion. Alors oui, ça a duré, mille et une nuits, mais c’était pour la bonne cause.

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C’est si important,narration?

Absolument. Ma grand-mère était d’ailleurs une incroyable conteuse d’histoires: elle donnait envie de l’écouter, d’aller plus loin, de lire. Elle m’a dit tellement de choses qui m’ont marquée. Par exemple, que les femmes avaient deux voies de sortie dans leur vie: la première vers la maison de leur mari, la seconde vers la tombe. C’est un peu le sort des épouses du sultan dans les Mille et Une Nuits. Elle m’a encouragée à trouver une troisième voie: la mienne était l’éducation.

Shéhérazade incarne aussi la ruse…

La belle ruse! Il y a ce sultan fou, à qui on doit apporter une femme vierge, chaque jour, pour qu’il l’épouse, passe la nuit avec elle et la fasse exécuter à l’aube, pour qu’elle ne le trompe pas. Shéhérazade, qui est adorée, sublime, intelligente, se porte volontaire. Mais en ayant mis au point, avec sa sœur, un plan: elle commence une histoire palpitante, captivante, sans la terminer. Elle tient le sultan en haleine et recommence le lendemain, avec une nouvelle histoire, reliant les unes aux autres, pendant mille et une nuits. C’est une stratège! Il y a eu une réflexion derrière, très simple. Les stratégies efficaces sont toujours simples.

Illustration de George Barbier (1882-1932). circa 1910.); © Giancarlo Costa.

Bio Express Ilham Kadri

Naissance, le 14 février 1969, à Casablanca, au Maroc. Elle débute, à 17 ans, une vie nomade emplie de défis: Besançon, Lyon, le Québec et Strasbourg. Un doctorat de physique-chimie macromoléculaire en poche, elle sillonne tous les continents au fil de sa carrière (Shell, UCB, LyondellBasell, Dow Chemical Company…). En 2016, elle devient la première femme PDG de Diversey, aux Etats-Unis, et, en 2019, PDG de Solvay. Combattante pour l’égalité des genres et le droit à l’éducation.

Vous retrouvez-vous en elle?

Je ne suis pas une Shéhérazade. Mais j’admire le courage inébranlable. En plus, le sien, je le trouve moderne: aller défier le sultan en se disant «je mets ma vie en jeu mais je vais essayer de sauver les filles du royaume et personne n’est mieux placé que moi pour le faire». On a besoin de courage, d’ambition, pour finalement se rendre compte qu’on peut y arriver et aboutir à des situations pacifiées, justes. Et puis, il faut une incroyable confiance en soi pour se mettre en danger, portée par la conviction profonde qu’on a tout pour réussir. Là, oui, peut-être, je m’y retrouve.

Ce qui m’a beaucoup inspirée, c’est le contexte: cette stratégie, très simple, en utilisant son talent de conteuse. Shéhérazade devait avoir conscience qu’elle était une conteuse hors du commun, dotée d’une imagination infinie, du souffle des écrivains, pour choisir d’être confrontée à des situations qu’elle ne connaissait pas et où elle risquait sa vie. Elle avait la certitude qu’elle pouvait y arriver: amener son audience, en l’occurrence ce sultan fou, à la raison et l’entraîner dans sa logique à elle, à sa propre narration, l’emmener vers d’autres réalités. Or, contrairement à Shéhérazade, nous appréhendons mal, la plupart du temps, le fonctionnement de notre esprit et de celui des autres, donc l’existence de plusieurs réalités. L’esprit humain suit pourtant, avec sagesse, une certaine logique. Lorsque vous détenez, et acceptez, les principes de cette sagesse, vous libérez les possibilités infinies de l’esprit. Vous découvrez comment résoudre des problèmes qui paraissent insurmontables, se sortir de situations compliquées, mener des discussions difficiles avec empathie, patience et amour, sans dévier de votre ligne conductrice. Il ne s’agit pas de conseils stratégiques ni d’astuces mais plutôt d’un chemin initiatique, visant à adopter un ensemble de principes concrets. Comme pour Shéhérazade, ces principes nous permettent de tirer le meilleur parti des capacités innées et infinies de notre esprit. Le meilleur de nous-même à chaque instant, indépendamment des circonstances. Cette maîtrise équivaut à un grand pouvoir, personnel.

Ce qui est en nous, c’est tout ce dont on se nourrit lorsqu’on est enfant.

Vous dites-vous parfois, dans telle ou telle situation, «qu’aurait fait Shéhérazade»?

Je ne pose pas la question dans ce sens. Mais je pense que tous les personnages de notre vie, que ce soient des modèles vivants – dans mon cas une grand-mère, une Marie Curie, scientifique extraordinaire et femme libre, des femmes moins connues aussi – ou des personnages de fiction, comme Shéhérazade, nous nourrissent. Moins dans une projection imaginaire que dans l’appropriation de leurs valeurs. En tant que leader, on doit aller chercher au plus profond de soi pour faire face. Ce qui est en soi, c’est tout ce dont on se nourrit lorsqu’on est enfant. Nos expériences de vie. Pour choisir mon personnage fictif préféré, je suis allée chercher au plus profond de moi, dans ma jeunesse, mon enfance. La personnalité de Shéhérazade m’a beaucoup habitée: cette confiance en soi malgré des enjeux élevés, cette envie d’être courageuse, audacieuse, de rester fidèle à soi-même et à ses valeurs, de le vivre pleinement, bien ancrée. De ne pas être soumise à l’anxiété de ce qu’on ne contrôle pas. Ce que Shéhérazade contrôlait, c’est sa narration, son imagination, sa confiance en elle.

Dans la vraie vie, voudriez-vous être elle?

Plutôt Corto Maltese. Je suis une nomade, comme lui. Il aime voyager, comme moi. Il est né à Malte et j’aime cette île, au métissage extraordinaire: Arabes, Africains, Européens s’y sont côtoyés. Il n’aime pas être enfermé dans des cases et j’ai passé ma vie à vouloir les dépasser. Sa mère est gitane, de Séville, et ce n’est pas loin de la culture nord-africaine. Il évolue dans un monde de magiciens et il a beaucoup de valeurs liées à l’amitié: il dit qu’il ne trahirait jamais ses amis et il ne les trahit jamais. Il va chercher des trésors, pas forcément monétaires, mais humains. C’est cette même quête qui m’inspire.

Bio Express Shéhérazade

Serait née entre les IIIe et VIIIe siècles, en Perse. Sœur aînée de Douniazad et fille du vizir Jaafar, ministre du sultan Shahriar, qui règne sur les actuels Jordanie, Egypte, Irak, Koweït, Iran, Israël, Palestine, Turquie, Liban, Yémen, Arabie saoudite, Oman, Emirats, Qatar, Bahreïn et une partie de l’Inde, du Pakistan et de la Chine. Conteuse hors pair, intrépide, altruiste, experte en stratagèmes, elle incarne la victoire de l’érudition (des femmes) sur la tyrannie (des hommes). Du courage et de l’intelligence (des femmes) sur l’injustice et l’égocentrisme (des hommes). Figure féministe universelle.

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