Deux experts analysent l’arrêt du transit du gaz russe vers l’Europe via l’Ukraine. © Belga Images, Maksim Konstantinov/SOPA Images/LightRocket via Getty Images, Arthur D. Little

Tout comprendre sur la fin du transit du gaz russe via l’Ukraine: «Il est trop tard pour reprendre un contrat fixe»

Depuis ce 1er janvier, la Russie n’envoie plus de gaz à l’Europe via l’Ukraine. L’accord quinquennal conclu en 2019 n’a pas été reconduit par le président Zelensky. Dans le même temps, les prix du gaz grimpent solidement depuis l’automne. Faut-il s’en inquiéter ? Éléments de réponse avec deux experts, autour de cinq grandes questions.

1. L’arrêt du transit du gaz russe via l’Ukraine est-il définitif ?

L’arrêt du transit du gaz russe via l’Ukraine à destination de l’Europe marque indéniablement la fin d’une époque dans l’histoire récente du Vieux Continent. La construction de «Brotherhood» le nom du pipeline dont il est question ici a été finalisée dans les années 1980, mais l’envoi de gaz russe via l’Ukraine remonte à la fin des années 1960. C’est même la première route via laquelle l’URSS a commencé à exporter massivement son gaz vers l’ouest.

«Les pays européens ont accueilli à bras ouverts ce gaz bon marché. Ils en en ont bien profité pour dynamiser leur industrie bien que, dans le contexte de la Guerre froide, les États-Unis avaient tenté de les en dissuader», rappelle le professeur Damien Ernst (ULiège), spécialiste de l’énergie.

Aujourd’hui, la situation serait similaire. Si le président ukrainien a justifié son refus de reconduire le deal avec la Russie par sa volonté d’attenter aux finances du Kremlin – qui devrait perdre 5 à 6 milliards d’euros , les USA auraient aussi fortement influé dans le dossier. «Lors de son premier mandat, Donald Trump avait déjà dit qu’il trouvait illogique qu’un pays comme l’Allemagne achète du gaz russe plutôt que du gaz américain, alors que les USA finançaient la défense de l’Europe face, notamment, à menace de la Russie, souligne Damien Ernst. Ici, je suis persuadé que Trump a poussé l’Ukraine à ne pas renouveler le contrat en échange de son aide dans le cadre de la guerre contre la Russie.»

Certains pays sont plus embêtés que d’autres, mais l’UE doit envoyer un message d’unité

Florence Carlot

Spécialiste de l’énergie chez Arthur D. Little

Dans ce contexte, on imagine mal le gaz russe revenir en Europe via l’Ukraine dans un futur proche. «Si l’Europe parvient à renouer une relation correcte avec la Russie, je pense qu’elle essayera à nouveau de récupérer son gaz, note le spécialiste. Mais ça me semble hautement improbable, et même impossible tant que la guerre n’est pas terminée.»

On notera tout de même que Georg Zachmann, chercheur au think tank Bruegel, a exposé à L’Echo un autre scénario. «L’Ukraine pourrait autoriser les acheteurs de l’UE à acheter du gaz à la frontière russe et à le faire transiter par le territoire ukrainien, sans qu’aucun contrat direct entre la Russie et l’Ukraine ne soit nécessaire, propose-t-il. C’est en principe la bonne approche, mais pour éviter une expansion incontrôlée des importations et une dépendance accrue à l’égard du gaz russe, cela devrait s’accompagner de sanctions ou de droits de douane sur ce gaz.»

Florence Carlot, experte en énergie au cabinet de conseil Arthur D. Little, y croit peu: «Le scénario peut exister, mais comment l’UE se positionnerait-elle? Cela enverrait des messages contradictoires au sein du bloc, alors qu’il faut à tout prix qu’il se montre uni. On sait toutefois que certains pays, comme la Slovaquie et la Moldavie, sont plus embêtés que d’autres par cette nouvelle. Il va être intéressant de voir s’ils vont mettre la pression sur l’Ukraine pour l’inciter à rouvrir le pipeline, dont ils étaient très dépendants.»

2. Comment l’UE va-t-elle remplacer la perte de ce gaz russe ?

En 2024, Brotherhood a vu transiter 15 milliards de m3 de gaz russe – soit environ 5% des importations annuelles européennes. Bien loin des 65 milliards de m3 de 2020, première année du contrat. Une nette chute découlant de la stratégie de diversification mise en place par l’UE peu après le début de la guerre en Ukraine.

La perte de ce gaz russe devrait donc être compensée sans trop de difficultés, via du gaz naturel liquéfié (GNL). Pour ce faire, il y a fort à parier que l’Europe comptera sur les États-Unis. «C’est évidemment plus cher parce que la liquéfaction fait perdre 10% d’énergie et que les coûts du transport par bateau sont plus importants que ceux de l’importation par pipeline, commente Damien Ernst. Mais ça semble être la seule solution et elle est d’autant plus évidente que les USA investissent pour en produire encore plus. Le Qatar va lui aussi mettre de nouveaux volumes sur le marché. Remplacer le gaz russe transitant par l’Ukraine ne devrait pas poser de souci aux Européens.»

L’Union européenne ne pourrait-elle pas continuer de substituer une partie du gaz russe transitant par pipeline par du GNL russe? Elle ne s’en est pas privée ces dernières années, avec même une (légère) hausse en 2024 par rapport à 2023 et 2022. «Je ne pense pas que l’UE va longtemps continuer à importer du GNL russe parce que Trump va la pousser à acheter du GNL américain, répond le spécialiste. Il espère d’ailleurs sans doute que l’Europe s’en sèvre bientôt totalement.»

3. Pourquoi le prix du gaz augmente-t-il ?

Depuis le début de l’automne, le prix du gaz est à la hausse, en Europe. Le contrat Dutch TTF flirte désormais avec la barre des 50 euros le mégawattheure. Il n’avait plus atteint ce niveau depuis un an. A la mi-septembre, le prix était encore de 35 euros.

« La non-reconduction du contrat y est pour beaucoup, analyse Damien Ernst. Mais le facteur ‘météo’ joue aussi. Ces derniers mois ont été peu venteux: on a dû utiliser plus de gaz pour produire de l’électricité. De plus, la fin de l’automne et le début de l’hiver sont plus froids que l’année dernière: on chauffe davantage. Comme la demande augmente, les prix suivent. »

Sur le plan géopolitique, l’élection présidentielle américaine a aussi pesé dans la balance. «Cela a causé une grosse période d’incertitude sur tous les marchés, y compris celui du gaz», ajoute Florence Carlot.

Enfin, la hausse des prix s’explique aussi par les craintes de voir l’UE arrêter d’importer du GNL russe. «A priori, ça ne posera pas problème puisqu’elle le remplacera par du GNL américain ou qatari, tandis que la Russie redirigera sa production vers l’Asie. Les volumes sur le marché resteront sensiblement les mêmes. Mais ça coûtera quand même plus cher à l’Europe étant donné que les chaînes logistiques seront plus longues», souligne Damien Ernst.

4. Quelles perspectives pour 2025 ?

Les experts n’ont pas de boule de cristal, mais ils ne voient pas comment les prix pourraient s’éloigner des 50 euros le mégawattheure. Reste à savoir s’ils se stabiliseront ou s’ils continueront d’augmenter.

On l’a compris: le prix du gaz risque d’augmenter si l’UE met fin à son approvisionnement en GNL russe. On n’y est pas encore, mais une première mesure restrictive entrera en vigueur le 1ᵉʳ mars, avec l’interdiction des transbordements dans les ports européens. «Trump poussera pour que l’UE coupe les ponts. C’est un scénario idéal pour lui, puisque les pays européens n’auront pas d’autre choix que d’acheter du GNL américain à un prix assez élevé. Les USA évoluent, eux, dans une zone de prix très faible car ils produisent et exportent énormément. Cela va faire mal aux industries énergivores européennes, qui seront contraintes de traverser l’Atlantique», annonce Damien Ernst.

L’état des stocks n’est pas alarmant, mais il ne faudrait pas qu’un navire chinois endommage un pipeline en Norvège…

Damien Ernst

Professeur spécialisé en énergie (ULiège)

«Le GNL américain est désormais indispensable à l’Europe. Mais il ne faut pas oublier qu’elle est en concurrence directe avec l’Asie, qui en a tout autant besoin. Une baisse des prix est donc exclue, mais rien n’augure une grosse augmentation dans l’année à venir. On sait toutefois que les marchés s’emballent au moindre grain de sable dans les rouages, restons donc prudents», complète Florence Carlot.

Autre point d’attention: les réserves européennes sont plus entamées qu’au début des hivers précédents. «Selon moi, ce n’est pas inquiétant. Des stocks remplis à 73% ne doivent pas nous alarmer», tempère Florence Carlot. Damien Ernst confirme, tout en émettant un bémol: «On ne manquera pas de gaz, mais notre marge de sécurité n’est pas très élevée. Il ne faudrait pas qu’un navire chinois endommage un pipeline en Norvège, par exemple…».

5. À quels effets faut-il s’attendre sur la facture ?

Forcément, les personnes bénéficiant d’un contrat fixe ont tout intérêt à le conserver. «Si vous l’avez souscrit début 2024, c’était le meilleur moment», note Damien Ernst. Quid des détenteurs d’un contrat variable ? «Avec la hausse à laquelle on vient d’assister, les ménages qui s’attendaient à payer 1.000 euros devront se délester de 400 euros supplémentaires», estime-t-il.

Est-il encore opportun de changer son variable en fixe aujourd’hui? « Pour moi, c’est trop tard, répond l’expert. Même si la situation peut encore se détériorer, le prix des contrats fixes est actuellement très élevé. Ce n’est donc pas très intéressant. D’autant plus que, même si ça ne devrait pas arriver de sitôt, un accord de paix en Ukraine n’est pas tout à fait exclu. Ça, c’est le scénario rêvé…»

Dernière précision ajoutée par Florence Carlot: «On se focalise beaucoup, à raison, sur le prix de la commodité, mais il ne faut pas perdre de vue que le tarif implique aussi les coûts de transport et de distribution. Or, ceux-ci vont augmenter en 2025.»

À Bruxelles, un ménage moyen devra s’acquitter de 67 euros supplémentaires pour les coûts de réseau du gaz et de l’électricité. En Wallonie, la facture s’alourdira en moyenne de 77 euros supplémentaires.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire