Plus de vêtements dans les poubelles dès 2025: pourquoi ça va faire augmenter le prix des fringues (analyse)
A partir de janvier 2025, les textiles et chaussures usagés ne pourront plus être jetés dans une poubelle: ils devront être collectés séparément et revalorisés. Comme les piles…
Chaussettes, essuies de vaisselle, chiffons? A partir du 1er janvier 2025, vous ne les regarderez plus de la même façon. Dès le lendemain de la Saint-Sylvestre 2024, en effet, les textiles devront faire l’objet d’une collecte distincte. Ainsi en a décidé l’Union européenne, imposant cette contrainte aux Etats membres et à leurs citoyens. But visé: soutenir et favoriser le réemploi et le recyclage de ces matériaux dont une grande partie échappe aujourd’hui au circuit vertueux de l’économie circulaire pour finir soit au bord de plages africaines, soit incinérés. Sur les 12,6 millions de tonnes de déchets textiles relevés chaque année dans l’Union européenne, dont 5,2 millions pour les vêtements, les chaussures et le linge de maison, seuls 22% sont collectés à part de manière à être réutilisés ou recyclés localement. Selon la fondation britannique Changing Markets, quelque 150 millions de vêtements ont été jetés en 2021. Peut mieux faire: il y a de la marge.
« Incinérer ces déchets nous coûte. Sans le soutien financier que procurera la REP, nous serions en difficultés ».
Cette nouvelle mouture de la directive européenne sur les déchets, modifiée en 2022, impose donc une collecte et un tri obligatoires pour les textiles, mais sans fixer d’objectif chiffré aux Etats. Outre les individus et les familles, les producteurs de textiles seront également mis à contribution, comme dans la filière des emballages ménagers, des médicaments ou des piles, qui font déjà l’objet d’une responsabilité élargie des producteurs (REP) à l’échelle européenne. A ce jour, seule la France dispose déjà d’un tel système, depuis 2008. Encore imparfait, il a en partie fait ses preuves: la collecte y a progressé de 40% depuis 2014. Deux tiers des textiles usagés et non collectés finissent pourtant encore parmi les ordures ménagères françaises.
A l’avenir, donc, les producteurs de textiles seront considérés comme responsables de leurs marchandises depuis leur conception jusqu’à l’étape ultime de leur vie. Ils devront ainsi participer financièrement à la collecte, au tri, au recyclage et à la réutilisation des textiles avec des cotisations variables en fonction de leur écoconception ; allonger la durée de vie des produits ; communiquer aux consommateurs la composition des marchandises, notamment la part de fibres recyclées, le lieu de production et les consignes d’entretien ; assurer la recherche et développement ad hoc ; alimenter un registre des mises sur le marché ; renoncer à toute destruction des invendus. Entre autres choses. Du lourd, donc.
Des ébauches de dispositif de responsabilité élargie du producteur (REP) commencent à émerger aux Pays-Bas, en Suède, en Italie et en Espagne. Même si l’Union européenne n’a encore fixé de date butoir pour son introduction. Et en Belgique? «La REP textile figure déjà dans un accord de coopération interrégional pour éviter que chaque Région ne fasse cavalier seul, détaille Nathalie De Greve, directrice durabilité chez Comeos, la fédération du commerce. Un accord d’exécution, prévoyant des échéances dans le temps, devra suivre. Mais la REP textile entrera sans doute en vigueur chez nous, par palier, avant que l’Europe n’impose son propre calendrier.» En coulisses, on parle de 2026.
Sur les plages d’ailleurs
Dans la foulée, il s’agira de mettre de l’ordre dans les exportations massives des textiles dont l’Europe ne veut plus vers certains pays d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine, par un mécanisme de traçabilité. A titre d’exemple, la Belgique exporte près de la moitié des textiles collectés, à hauteur de quelque 144 000 tonnes par an. Si certains acteurs de l’économie sociale sont attentifs à ce que ces exportations soient également une source de développement d’activité économique locale, ce n’est pas le cas de tous les producteurs. Censés être revendus sur place, ces vêtements de seconde main, très bon marché et souvent de piètre qualité, représentent une concurrence sans pitié pour les fabricants et tailleurs locaux. En outre, incapables de traiter les millions de balles de vêtements qui y sont débarqués en continu, ces pays sont peu à peu submergés de déchets qui finissent en bord de mer ou dans d’immenses décharges à ciel ouvert. Au point qu’en 2016, la Communauté d’Afrique de l’Est a envisagé d’interdire l’importation de vêtements de seconde main sur le territoire de ses pays membres. A ce jour, seul le Rwanda applique cette mesure, depuis 2018. L’Ouganda vient d’annoncer son intention de pratiquer la même politique.
Pointée du doigt pour ces dérives à l’exportation, l’industrie textile l’est aussi pour son impact environnemental: le secteur génère environ 10% des émissions mondiales de CO2, ce qui en fait l’un des plus grands pollueurs au monde, avec l’alimentation, le logement et le transport. C’est aussi le troisième secteur d’activité économique qui consomme le plus d’eau. Sans parler des vêtements exportés ou détruits, ni des microfibres finalement déversées dans les océans: celles-ci équivalent, selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), à quelque trois millions de barils de pétrole par an. A contrario, assure Euric, la fédération européenne des entreprises de réutilisation et de recyclage des textiles, la réutilisation des textiles a un impact environnemental septante fois inférieur à ce que génère la filière actuelle, même en tenant compte des exportations et des émissions dues au transport.
De douze à seize kilos par an
Pour l’heure, le bulletin des Belges en matière de gestion des déchets textiles n’est pas exemplaire: selon les chiffres disponibles, chaque habitant du pays se débarrasse, en moyenne, de douze à seize kilos de textiles par an. En Wallonie et à Bruxelles, quelque 31 000 tonnes de textiles (et chaussures et vêtements) ont toutefois été récupérées en 2022 par l’ensemble des opérateurs de la chaîne, c’est-à-dire dans les 3 500 bulles à vêtements ou par des apports en magasin. Environ 83% de ces textiles collectés sont revalorisés: réemployés grâce à la vente en magasin de seconde main, réutilisés pour les matériaux qu’ils contiennent ou exportés. Le solde est détruit par incinération. «Quelque 17% des déchets textiles que nous collectons doivent être incinérés, confirme Jean-Baptiste Verjans, responsable commercial et logistique de l’asbl Terre, qui récupère quelque 18 500 tonnes de textiles par an. On y trouve même de la litière pour chat! Incinérer ces déchets nous coûte. Sans le soutien financier que procurera la REP, nous serions en difficulté.»
Terre évalue en effet le seul coût de gestion de ces déchets perdus pour la cause à 130 euros la tonne, sans y inclure les coûts de collecte et de tri, soit une note totale de 700 000 euros par an pour les entreprises d’économie sociale. Ces volumes de déchets non revalorisables vont croissant, notamment depuis que les communes wallonnes recourent aux poubelles à puce: certains habitants se débarrassent, dans les bulles, de détritus pour lesquels ils ne sont pas prêts à ouvrir leur bourse, en vertu du paiement des déchets au poids. La qualité des textiles récupérés diminue aussi de façon manifeste, ainsi que le pourcentage de vêtements qui peuvent être revendus en seconde main. C’est qu’à l’origine, ils sont de moins en moins conçus dans un souci de qualité et de durabilité. Et les citoyens optent davantage pour la revente, notamment sur les réseaux sociaux, de leurs plus belles pièces, au détriment du don. Celles qui finissent dans les bulles sont donc nettement moins intéressantes.
La qualité des dons de vêtements a diminué depuis le lancement de la plateforme de vente en ligne Vinted.
En Région bruxelloise, on compte 350 bulles de collecte, soit 10% du total. En 2023, par ce canal, les acteurs de l’économie sociale ont capté environ 4 500 tonnes de textiles, soit près de 20% du tonnage global récupéré dans les deux Régions. Autrement dit, le rendement par point de collecte est deux fois supérieur à Bruxelles qu’en Wallonie: quatorze tonnes par an contre sept. «Cette différence de rendement s’explique notamment par un déficit de densité du maillage de collecte dans la capitale, détaille Franck Kerckhof, directeur adjoint de Res-Sources, la fédération des entreprises sociales et solidaires. Idéalement, en effet, il faudrait disposer d’une bulle de collecte par tranche de mille habitants.» Ce qui est pratiquement le cas en Wallonie, avec 3 150 bulles, même si certaines villes comme Tournai, Wavre, La Louvière ou Arlon restent relativement mal desservies.
A Bruxelles, en revanche, seuls 350 000 habitants sont couverts. «Il est donc urgent d’y développer un maillage conséquent, avec 350 bulles supplémentaires d’ici à 2025», suggère Franck Kerckhof. Un avis que ne partagent pas toutes les communes, estimant que ces bulles donnent parfois lieu à des dépôts clandestins de déchets et qu’elles font tache dans le paysage. Certaines communes ont même demandé à ce que certaines soient retirées…
L’agence Bruxelles-Propreté ne s’en est pas moins fixé pour objectif de récolter 6 500 tonnes de textiles en 2025 et dix mille en 2035, ce qui représente 65% du gisement textile bruxellois total. «Une collecte en porte-à-porte n’est pas exclue à moyen ou long terme, précise Adel Lassouli, porte-parole de l’agence, même si elle n’est actuellement pas prévue.»
Comment réagit-on, côté producteurs? «On n’a pas le choix face à cette nouvelle réglementation, répond Ilse Roosens, conseillère durabilité chez Creamoda, la fédération belge de la mode. L’industrie, consciente de la pollution engendrée par le secteur, va s’adapter.» Personne ne fait mystère du fait que le prix de vente aux consommateurs sera, lui aussi, adapté. A la hausse, forcément. «La collecte de textiles et toutes ses conséquences représentent un énorme défi pour les grandes chaînes de vêtements, abonde Nathalie De Greve, de Comeos. Ce changement aura des conséquences financières et administratives importantes. Nous sommes en discussion pour préciser les contours de la REP à venir: nous souhaitons, en tous cas, une harmonisation maximale des règles au sein de l’Union européenne, pour que les chaînes ne doivent pas agir différemment dans chaque Etat membre. Nous aimerions aussi que la reprise des vêtements usagés dans les magasins s’opère sur une base volontaire, et non obligatoire.» Enfin, Comeos réclame que de grandes plateformes de vente en ligne, comme Shein ou Alibaba, soient soumises aux mêmes contraintes européennes.
Consommateurs, à vous de jouer!
A partir de janvier 2025, donc, les consommateurs belges ne pourront plus jeter leurs textiles et chaussures usagés dans leur sac poubelle mais devront les déposer dans des bulles ad hoc, dans des boutiques d’économie sociale ou en déchetterie. Chez Terre, Oxfam et Les Petits Riens, les trois principaux membres de l’asbl Res-Sources, 5% en moyenne des vêtements collectés sont réutilisés via un réseau de boutiques de seconde main en Belgique ; 50% sont réutilisés à l’exportation, par l’intermédiaire d’ONG partenaires ; 28% sont recyclés dans des chiffons d’essuyage, en rembourrage de matelas ou sièges et en effilochage. La tâche est d’autant plus complexe que plus d’un tiers des vêtements de la fast fashion sont conçus à partir de mélanges de matières et ne peuvent être aisément recyclés. Enfin, 17% sont incinérés. Les bénéfices des ventes en seconde main, qui permettent à des personnes précarisées de se vêtir à petit prix, sont réinvestis dans des projets sociaux et de solidarité.
Hors économie sociale, le marché de la seconde main explose: selon le consultant KPMG, il est passé de quarante milliards de dollars en 2020 à 177 milliards en 2022. De grandes enseignes de mode s’y sont d’ailleurs engouffrées, comprenant tout l’intérêt du filon et le risque de voir leur chiffre d’affaires baisser si leurs clients se montraient sensibles à la cause environnementale. La banque suisse UBS n’a-t-elle pas prédit un recul des bénéfices de ces enseignes de mode compris entre 10% et 30% au cours des dix ans à venir?
Désormais, donc, on voit fleurir des initiatives étiquetées «récup» dans les chaînes comme C&A, Zara, H&M. Ce qui leur permet, en passant, de se donner une image verte et vertueuse. On trouve aussi des vêtements pour enfants à louer pour quelques mois, ou une garantie «yo-yo» qui permet aux clients d’échanger leurs jeans lorsque leur corpulence a changé. Certaines marques leur proposent de reprendre leurs anciens habits en échange d’un bon d’achat ou de réduction. C’est le cas de Zalando, Kiabi, H&M, Zeeman… D’autres enseignes permettent aux consommateurs de faire réparer leurs vêtements abîmés sur place. D’autres encore aident leurs clients à revendre leurs vêtements d’occasion en ligne. Zara le fait en Grande-Bretagne, ainsi que Kiabi.
C’est d’ailleurs un phénomène qui inquiète les acteurs de l’économie sociale: comment s’adapteront-ils si la grande distribution fait tout pour capter les flux de vêtements qui aboutissaient chez eux jusqu’à présent? «Ce serait bien que ces chaînes ne mettent pas notre modèle en péril, insiste Thomas Florizoone, coordinateur des magasins de seconde main d’Oxfam-Magasins du Monde. Si on récolte moins de textiles à l’avenir, il faudra, au-delà de la récolte de vêtements, convaincre de l’intérêt de notre mission: le combat contre les injustices sociales et la promotion du commerce équitable. On voit une baisse de qualité dans les dons depuis le lancement de la plateforme de vente en ligne Vinted.»
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En revanche, jusqu’ici, on ne voit pas poindre une diminution à la source de la production de vêtements. Il s’en vendrait cent milliards dans le monde chaque année, selon l’Ademe, l’agence française de la transition écologique. Soit un doublement de la production entre 2000 et 2014. La plateforme chinoise Shein, à elle seule, ajoute quelque 200 000 nouveaux produits à son catalogue chaque année.
Sur les 31 000 tonnes de textiles récupérés par Terre, Oxfam et Les Petits Riens en 2022…
5% sont revendus dans des boutiques de seconde main en Belgique.
50% sont exportés.
28% sont recyclés (chiffons, rembourrage, effilochage).
17% sont inutilisables, donc incinérés.
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