Le choc énergétique n’est pas tombé à plat (malgré les apparences): pourquoi « les deux prochains hivers seront à risque »

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

Les stocks de gaz européens n’ont pas connu la pénurie redoutée. Ils sont même deux fois plus élevés que l’année passée. Les prix, eux, se stabilisent. Ces bonnes nouvelles – en apparence – n’enchantent pas les experts. Pour Adel El Gammal, professeur de géopolitique de l’énergie (ULB), « les deux prochains hivers seront encore à risque ». Ce que Damien Ernst (ULiège), spécialiste des questions énergétiques, confirme : « On reste en eaux troubles ». Quelles raisons entravent cet optimisme ?

Pourquoi les stocks de gaz sont-ils si élevés malgré la crise énergétique ?

Adel El Gammal : « Etre au-delà de 55% des réserves de gaz à cette période-ci de l’année, c’est en effet très haut. D’habitude, on se situe entre 20 et 30%. Du fait de l’invasion russe, l’UE a décidé d’imposer le remplissage des stocks à 90% à la fin du mois d’octobre de chaque année. En 2022, on a atteint 95%. La situation était donc optimale pour affronter l’hiver. Alors qu’en 2021, on était beaucoup plus bas. Cela démontre que Poutine avait prévu son coup : Gazprom avait peu rempli les réserves de façon à augmenter la pression politique sur l’Europe.

Deuxième élément, l’hiver a été très doux. C’est un facteur qui a fortement joué.

Troisième élément, l’Europe a incité à la fois les particuliers et les industries à une modération de la consommation, qui a été très effective. Les prix élevés ont évidemment eu un effet dissuasif à cet égard. On estime qu’on a réussi à diminuer la consommation de 20 à 25%. »

Cet hiver, on estime que l’Europe a réussi à réduire sa consommation de gaz de 20 à 25%.

Adel El Gammal

Damien Ernst : « On a commencé l’hiver avec des capacités de gaz à 95%. L’année passée, on se situait beaucoup plus bas. L’hiver n’a pas été très froid : la charge de gaz consommée a été un peu plus faible que la moyenne et la diminution de la consommation de gaz au niveau domestique, -entre 15 et 20%-, a beaucoup joué.

Nos importations de gaz liquéfiés ont augmenté et le volumes russes envoyés par gazoducs en Europe ne sont pas tombés à zéro. Environ 300 térawattheures par an arrivent en Europe : 150 térawattheures passent via l’Ukraine -oui, l’Ukraine transporte toujours du gaz de la Russie vers l’Europe- et l’autre moitié passe par le Turkish Stream. »

La politique zéro-Covid de la Chine a mis son industrie au ralenti et diminué sa demande en gaz naturel. Un facteur qui peut également expliquer des stocks élevés en Europe ?

Adel El Gammal : « Tout à fait. Un certain nombre de méthaniers ont pu être rachetés et redirigés vers l’Europe. Cela a joué dans le remplissage des stocks européens. Cet élément ne risque pas de se reproduire, il faut donc être prudent pour 2023 et 2024. »

Peut-on dire que l’Europe a remporté la bataille géopolitique autour du gaz avec la Russie ?

Damien Ernst : « La Russie n’a plus envie de jouer l’arme géopolitique du gaz avec l’Europe. Elle sent qu’elle a perdu ce jeu-là et s’est privée d’un gros client. Les 1.500 térawattheures que la Russie envoyait à l’Europe, elle ne peut pas les envoyer à d’autres pays par bateau car elle n’a pas les capacités de liquéfaction nécessaires -les terminaux LNG- et elle ne peut pas l’envoyer ailleurs par gazoduc. »

Entre 12 et 13 % du gaz consommé en Europe vient encore de Russie.

Adel El Gammal

Adel El Gammal : « On a diminué nos importations russes de 3/4, mais on ne les a pas stoppées. Entre 12 et 13 % du gaz consommé en Europe vient encore de Russie. Rien ne dit que ça continuera. Si on imagine que cet apport-là s’arrête, que le marché du LNG se tend et que la modération de la consommation est moins suivie -du fait de la diminution des prix et/ou d’un hiver très rigoureux-, on peut retrouver de l’incertitude. »

Le fait d’avoir diversifié les fournisseurs joue-t-il en faveur des Européens ?

Damien Ernst : « Oui. L’Europe a développé des terminaux de regazéification, des floatings. C’est payant. Le nouveau prix d’équilibre du marché semble se situer autour de 45 euros/mégawattheure. Cela reste le double du prix d’avant crise. »

Adel El Gammal : « Le fait que l’UE ait varié ses fournisseurs d’énergie va permettre de ne plus connaître les pics du passé -jusqu’à 350 euros/mégawattheure. Mais cet été, au moment où on remplira les stocks, on peut s’attendre à ce que les prix du gaz augmentent. »

La crise énergétique est donc loin d’être finie…

Damien Ernst : « Oui, et on peut toujours redouter des dégâts collatéraux de la guerre en Ukraine. Si on perd la capacité de transfert de gaz à travers l’Ukraine, cela créerait un choc. Donc, on reste toujours dans une situation dangereuse. »

Adel El Gammal : « Il n’est absolument pas garanti que les éléments qui ont joué en faveur de l’Europe seront réplicables d’année en année. On a part d’une situation favorable, puisque l’effort à fournir pour arriver à 95% en octobre sera moins grand.

Par contre, rien ne dit que les efforts consentis par les citoyens et par l’industrie seront identiques, avec des prix plus bas. Il n’est pas certain, non plus, que l’hiver sera clément. Par ailleurs, il est fort à parier qu’on retrouve une tension sur le marché du LNG. Au vu de ces éléments, on ne peut pas dire que c’est la fin de la crise énergétique. Les deux hivers prochains seront à risque parce qu’ils sont entachés des mêmes incertitudes. »

Alexander De Croo a-t-il exagéré en parlant de « 5 à 10 hivers difficiles » ?

Damien Ernst : « Pas spécialement, car jusqu’en 2027, il n’y aura pas vraiment de nouvelles capacités de gaz liquéfié qui arriveront sur le marché.  »

Adel El Gammal : « Je ne pense pas qu’il ait exagéré. On est parti pour 5 si pas 10 années d’incertitude. Parce que l’énergie, fondamentalement, est une matière géopolitique. L’Europe a bien joué sa partition en diversifiant ses sources, mais il y a un grand nombre d’incertitudes sur ces approvisionnements. »

Outre le gaz, quels éléments faut-il surveiller, selon vous ?

Adel El Gammal : « L’incertitude règne autour du nucléaire. Deux éléments sont à surveiller de près : l’état du parc nucléaire français et le stress hydrique. Ce dernier a un effet sur la diminution de la production électrique, car il diminue la capacité de refroidissement des réacteurs, ce qui les oblige à fonctionner de façon partielle. Est-ce que les énergies renouvelables pourront compenser ? C’est la question. »

L’autre grande préoccupation, c’est la capacité à générer de l’électricité.

Damien Ernst

Damien Ernst : « L’autre grande préoccupation, c’est la capacité à générer de l’électricité. On n’a toujours pas prolongé Tihange 3 et Doel 4. Il était aussi prévu de construire deux centrales au gaz mais elles ne sont pas encore sorties de terre. Le temps presse. »

En quoi l’infrastructure gazière européenne -et belge- va-t-elle évoluer dans les prochaines années ?

Adel El Gammal : « La Belgique est un acteur important au niveau du transit gazier avec le port méthanier à Zeebruges. Mais la capacité de stockage belge est très faible. L’Europe est très interconnectée au niveau gazier. Il faut toujours penser à l’échelle européenne. Des mécanismes de solidarité entre les pays existent. L’infrastructure gazière est en train d’être rénovée de façon à devenir multidirectionnelle. Avant, le gaz passait davantage de l’est vers l’ouest. Maintenant, c’est un peu l’inverse qui est en train de se produire. »

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