Énergie : en 40 ans, des progrès bien trop timides face au défi climatique
Conscience climatique, émergence du renouvelable, green deal européen… En 40 ans, la Belgique a progressé en matière d’énergie mais la nécessaire révolution n’a pas eu lieu.
A l’instar de ces vieux films et romans d’anticipation dépeignant un monde bien plus futuriste qu’il le fut réellement, la Belgique a perpétuellement surestimé sa capacité à mettre en œuvre la transition énergétique qu’elle espérait. A chaque décennie s’est esquissé l’espoir qu’un ensemble de technologies (renouvelables ou propres), de pratiques (rénovations massives, investissements industriels de rupture) ou de comportements (sobriété de l’énergie) régleraient, dans un avenir peut-être pas si lointain, une bonne partie des maux climatiques causés par l’activité humaine. Le pays était et reste bien loin du compte, comme ailleurs en Europe et sur la planète.
Nous sommes en 2023 et, comme depuis au moins quarante ans, les géants du pétrole enregistrent des profits record. La voiture personnelle à moteur thermique demeure une reine trop peu contestée et difficilement évitable pour la plupart des ménages. Les centrales à charbon continuent à tourner à travers le monde. Le gaz est à ce point incontournable qu’une nation belliqueuse qui en dispose abondamment peut provoquer une crise énergétique majeure. Les canons à neige carburent dans les montagnes près de Pékin et les climatiseurs dans les stades du Qatar, au profit des plus grandes compétitions sportives. La croissance des transports aérien et maritime mondiaux a repris de plus belle depuis la crise sanitaire. En Belgique, plus de 70% de la consommation finale d’énergie dépend encore du pétrole, du gaz naturel ou du charbon, sans même compter les usages non énergétiques (production de produits chimiques). Et l’énergie nucléaire, décriée depuis toujours, s’y révèle finalement bien plus indispensable que ce que l’Etat anticipait en promulguant sa loi de sortie de l’atome, il y a déjà vingt ans.
Ce qui a changé, c’est surtout la force de décision avec laquelle on met en œuvre des solutions connues depuis longtemps.
Des émissions de CO2 en trompe-l’œil
Certes, la Belgique n’émet que 0,3% des émissions mondiales de CO2 dues à la combustion de carburant. Celles-ci y ont d’ailleurs diminué de 18,5% entre 1990 et 2021, d’après les données de l’Agence internationale de l’énergie. Mais cette tendance à la baisse est due en partie à la délocalisation de ses industries les plus polluantes. En outre, elle ne reflète pas l’empreinte carbone de notre mode de vie qui, elle, a bel et bien augmenté pendant la même période, comme le confirmait une étude de l’institut de recherche flamand Vito, en 2017. La Belgique est en effet l’un des pays qui importe le plus d’émissions de CO2, à travers les produits qu’elle consomme ou acquiert depuis l’extérieur. En d’autres mots, elle laisse davantage à d’autres Etats ou continents l’inconvénient de contribuer pour son compte au réchauffement climatique – comme la plupart des pays européens.
Tout n’est pourtant pas aussi gris qu’il y a quarante ans. Peu considérée dans les années 1980, la notion de lutte contre le changement climatique s’est surtout répandue à partir des années 1990, impliquant de revoir le rapport aux énergies fossiles. Cette prise de conscience s’est notamment matérialisée par l’adoption, en 1997, du protocole de Kyoto. Signé par la Belgique un an plus tard, il n’est toutefois entré en vigueur qu’en 2005. Avec des objectifs plutôt modestes par rapport à ceux que l’on connaît aujourd’hui: pour sa part, la Belgique devait s’engager à réduire ses émissions de seulement 7,5% entre 1990 et 2012. Ce qu’elle est parvenue à faire assez facilement. «A l’époque, les trois chevaux de bataille consistaient à améliorer l’efficacité énergétique de façon relativement légère, à faire du fuel switching, en passant par exemple du mazout au gaz naturel, et à inclure un peu de renouvelable dans l’équation, se rappelle Yves Marenne, directeur scientifique de l’Institut de conseil et d’études en développement durable (Icedd). Mais beaucoup considéraient qu’il serait illusoire d’intégrer plus que 15 à 20% de renouvelable dans le seul réseau électrique.»
Bien qu’indicatifs, les objectifs européens de réduction des émissions de gaz à effet de serre et de production renouvelable ont contribué à transformer le bilan énergétique belge. Fin 2008, le Parlement européen approuve un paquet climat-énergie fixant trois objectifs pour l’horizon 2020 à l’échelle des Vingt-Sept: une réduction de 20% de la consommation énergétique par rapport au scénario à politique inchangée, une augmentation de 20% de la part des sources renouvelables dans la consommation finale brute et une réduction de 20% des émissions de gaz à effet de serre par rapport à 1990.
La sobriété, déjà à l’agenda en 1980
Néanmoins, le renouvelable belge fait rapidement face à d’importants coups d’arrêt, hormis en mer du Nord. L’absence de planification territoriale crédible et le caractère procédurier des voies de recours paralysent l’émergence de nombreux parcs éoliens terrestres, tandis que le gouffre financier causé par la trop longue immuabilité du mécanisme des certificats verts anesthésie la filière photovoltaïque au sud du pays. Malgré ces difficultés, la Belgique parvient tout juste à atteindre l’un des objectifs qui lui sont assignés en 2020, à savoir disposer de 13% d’énergie renouvelable dans sa consommation énergétique brute. En revanche, ses efforts en matière de réduction de sa consommation d’énergie primaire s’avèrent largement insuffisants par rapport aux exigences européennes (-18% entre 2005 et 2020). Même en tenant compte d’une mise sous cocon inédite de son économie, en raison de la pandémie qui sévit la même année.
L’une des conséquences se manifeste par la toujours trop faible résilience de notre économie en cas de hausse soudaine des prix de l’énergie. Bien que nécessaire pour de nombreux ménages, à défaut d’efforts passés suffisants, la coûteuse distribution de chèques mazout par le gouvernement fédéral relève d’un anachronique soutien aux combustibles fossiles que même la moins audacieuse œuvre de science-fiction n’aurait évoquée. «Les préoccupations d’aujourd’hui sont d’ailleurs pratiquement les mêmes que celles résultant des chocs pétroliers de 1973 et de 1979, à savoir comment parvenir à se chauffer face à la flambée des prix», souligne Yves Marenne. Même dépourvue de considérations climatiques, la sobriété était déjà conjoncturellement à l’ordre du jour, comme le racontent deux autocollants signés Franquin et publiés dans le Journal de Spirou du 16 octobre 1980. «Et si on leur apprenait quelque chose à eux, les vieux?», s’interrogeait Gaston. «Ils prennent leur voiture pour faire deux kilomètres. Moi, je prends mon vélo. Ils dorment mal à 22 degrés. Moi, je dors partout à 16 degrés», et ainsi de suite.
La Belgique est l’un des pays qui importe le plus d’émissions de CO2, à travers les produits qu’elle consomme ou acquiert depuis l’extérieur.
En quarante ans, il n’y eut finalement point de révolution énergétique à la hauteur de l’urgence climatique. Rien n’est encore assez vert, sachant que les émissions de gaz à effet de serre doivent atteindre leur pic en 2025 pour éviter de graves conséquences climatiques, insiste le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Quant à l’hypothétique perspective d’un monde à l’empreinte carbone quasi neutre, elle doit à tout prix se concrétiser d’ici à 2050. C’est très court, vu les innombrables défis qu’implique un tel effort. Trop court?
A sa modeste échelle, la Belgique a jusqu’ici avancé comme la plupart des autres pays: lentement, et avec des moyens du bord connus de longue date. «Ce qui a changé, c’est surtout la force de décision avec laquelle on met en œuvre des solutions que l’on connaît depuis longtemps, relève Patrick Hendrick, professeur à l’Ecole polytechnique de l’ULB. Prolonger nos centrales nucléaires ou s’intéresser aux SMR (les petits réacteurs modulaires), on aurait pu préparer cela bien avant. La mobilité électrique existe depuis plus d’un siècle. Les bus à hydrogène, on en parlait déjà dans les années 1990. Idem pour le photovoltaïque. Mais nous restons incroyablement forts pour ne pas décider. Ces quarante dernières années, on a créé tant de mécanismes administratifs, économiques et décisionnels qu’il est devenu très compliqué de changer rapidement quoi que ce soit. Je crains que la structure de notre société ne soit pas compatible avec l’urgence climatique.»
Quelle gouvernance climatique?
Jamais l’Europe et la Belgique n’avaient compté tant de plans, d’échéances, d’objectifs et de sous-objectifs dédiés à la durabilité. Paradoxalement, tout se complique dès que les élus doivent agir au plus près des entreprises et des citoyens, même en tenant compte de leur situation socioéconomique. Pourquoi devraient-ils faire des efforts, alors que d’autres polluent davantage? Cette remarque revient avec une insistance accrue. «Par exemple, la tarification carbone et redistributive a beau faire l’objet d’un consensus économique, elle reste un tabou politique absolu, constate Yves Marenne. Comment organiser la gouvernance climatique dans nos systèmes démocratiques? Nos sociétés sont-elles en mesure de prendre des décisions de long terme et de les mettre en place concrètement, sachant qu’elles embêteront inévitablement les gens et généreront, tôt ou tard, des conséquences sur leur portefeuille? Voilà des questions essentielles.»
D’autant que le chemin parcouru jusqu’ici fut bien plus consensuel que celui à venir. La réussite du défi climatique supposera, en l’espace de trente ans, une modification profonde des modes de vie et de consommation, insistent un nombre croissant de climatologues, d’ingénieurs, d’économistes, d’industriels. Quel sera le coût collectivement assumé de la mobilité électrique, du renouvelable, des éventuels SMR, des réseaux intelligents, du stockage de l’électricité, des carburants synthétiques, de la capture de CO2, des métaux rares, des externalités sociales et environnementales? Si la Belgique devait tirer une seule leçon des quatre décennies écoulées, c’est qu’elle ne peut résolument plus espérer que l’adoption future de ces technologies suffira à effacer dans le temps escompté son empreinte carbone, et donc sa contribution au réchauffement climatique.
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