Certaines sociétés de logements sociaux allemandes ont décidé de rationner le chauffage ou l’eau chaude pour prévenir des défauts de paiement des factures. © getty images

Comment l’Allemagne se prépare au rationnement de gaz

Nathalie Versieux Journaliste, correspondante en Allemagne

La grande dépendance des Allemands au gaz russe les force à se préparer à un rationnement, même si l’approvisionnement par le gazoduc Nord Stream 1 a repris après des travaux de maintenance. L’arrêt complet des livraisons provoquerait une catastrophe économique.

Anne Geissler n’en revient toujours pas. Cette jeune mère de famille se brossait les dents lorsque, brusquement, l’eau chaude a été coupée. Les Geissler habitent dans l’une de ces barres d’immeubles de trois à cinq étages que l’on trouve dans chaque petite ville de l’ex-Allemagne de l’Est. La résidence de Dippoldiswalde, dans la banlieue sud de Dresde, n’a rien de cossu. Mais on y vivait bien jusqu’au 1er juillet, date où la société de logements sociaux a décidé de rationner l’eau chaude pour faire des économies de gaz. Les habitants ont été informés par des affiches apposées dans la cage d’escalier. Depuis, le chauffage est éteint jusqu’en septembre, et l’eau chaude ne coule du robinet qu’entre 4 heures et 9 heures le matin, puis entre 11 heures et 13 heures et finalement en soirée, à partir de 16 heures.

Quatre mois après l’invasion de l’Ukraine, l’Allemagne revoit aujourd’hui un à un tous ses principes énergétiques.

«J’ai un enfant en bas âge. S’il vomissait pendant la nuit, je serais obligée de le laver à l’eau tiède. C’est impensable, s’insurge Anne Geissler. Mon compagnon, qui travaille en horaires décalés, a dû se doucher à l’eau froide le week-end dernier en rentrant du travail!» L’ appartement du couple fait partie de trois cents logements confrontés au rationnement pour éviter l’explosion des charges. «Très peu de gens utilisent réellement l’eau chaude en journée. Par conséquent, nous brûlons inutilement du gaz à ce moment-là pour maintenir le ballon de 3 000 litres à une température élevée. Ce sont, de notre point de vue, des coûts inutiles pour les locataires, justifie Falk Kühn-Meisegeier, l’un des directeurs de la société de logements. Nous voulons rogner un peu dans la montagne de paiements rétroactifs que les locataires devront verser en fin d’année pour leurs charges. Nous préfinançons le gaz, et la facture est passée en un an de 100 000 à 400 000 euros. Nos locataires ne sont pas des gens aisés. Je ne sais pas si tous pourront payer…»

Le débit de Nord Stream 1

Comme les habitants de la résidence de Dippoldiswalde, la moitié des quarante millions de logements du pays utilisent le gaz pour le chauffage et l’eau chaude. Les associations de défense des consommateurs multiplient les mises en garde depuis des semaines, incitant les Allemands à mettre de l’argent de côté pour faire face à l’explosion des factures de fin d’année. Le cas de Dippoldiswalde va satisfaire le vice-président du Parti libéral, Wolfgang Kubicki, qui a redécouvert les vertus des douches froides, et tente d’en convaincre ses con- citoyens à longueur de débats télévisés. Berlin, de fait, multiplie les appels aux économies d’énergie.

L’ Allemagne a les yeux rivés sur le gazoduc Nord Stream 1, le principal canal d’approvisionnement en gaz russe, depuis que Gazprom, le géant russe, a réduit de 60%, mi-juin, ses livraisons de gaz. Officiellement, Moscou invoque des problèmes techniques. Le gouvernement est convaincu que le Kremlin utilise «l’arme du gaz» pour faire pression sur les soutiens de l’Ukraine et redoute que Vladimir Poutine ne ferme totalement le robinet. Nord Stream 1, à l’arrêt depuis le 11 juillet comme chaque année pour des travaux de maintenance, a repris ses livraisons le 21 juillet avec un débit identique à celui d’avant la réfection, soit à quelque 40% de ses capacités, puis il a été réduit à 20% le mercredi 27 juillet. L’inquiétude demeure.

L’ arrêt pur et simple des livraisons a des allures de catastrophe programmée, avec de considérables effets de dominos pour le pays. Le niveau actuel des réserves – 60% des capacités des réservoirs – ne permettrait pas de tenir plus d’un ou deux mois, selon l’Agence fédérale des réseaux, chargée de la sécurité énergétique. C’est elle qui devrait se charger de rationner le gaz en cas de pénurie. Les industriels – 35% de la consommation de gaz – seraient les premiers touchés.

Un géant menacé

A 560 kilomètres au sud-ouest de Dippoldiswalde, à Ludwigshafen, un autre drame se prépare, qui toucherait les 40 000 salariés de la plus grosse usine du géant de la chimie, BASF, et, par ricochet, la quasi-totalité du made in Germany. BASF – 78 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 7,8 milliards d’euros de bénéfices et 100 000 salariés en 2021 – est entré en eaux troubles avec l’invasion de l’Ukraine. Au premier trimestre 2022, le bénéfice a fondu de 30%, à 1,2 milliard d’euros. Ce qui a fait la fortune de BASF depuis la chute du mur de Berlin – l’approvisionnement en gaz bon marché venant de Sibérie – s’est transformé en facteur de risque.

Le site de Ludwigshafen a consommé l’an passé le volume colossal de 37 TWh, soit environ un dixième de la consommation totale en énergie de la Belgique. Les sites de production d’ammoniaque, de synthèse de l’acétylène ou de capocraqueur pour l’industrie pétrolière sont tous reliés les uns aux autres par 2 850 kilomètres de conduits aériens de toutes les couleurs. «Les résidus d’une unité de production sont les matières premières de la suivante», résume Lucien Thill, un ingénieur chimiste retraité, qui guide les visiteurs sur le site de 10 km2, dont les rues portent les noms de l’azote, de l’acétylène, de l’isobutyle ou du salpêtre. En clair, impossible de mettre fin à la production de quelques substances chimiques moins nécessaires sur le marché. Si les livraisons de gaz baissaient de 50%, il faudrait fermer l’installation, devenue non rentable. «Si le pire arrivait – plus de livraisons du tout –, certains types de précurseurs chimiques n’entreraient plus dans la chaîne de production, résume le chef du comité d’entreprise, Sinischa Horvat. On parle là de substances indispensables dans l’industrie agroalimentaire, l’automobile, dans la fabrication de médicaments… Ça signifie que les produits finaux disparaîtraient, et on parle là d’une masse de produits.»

Un arrêt subit de l’approvisionnement en gaz russe provoquerait une catastrophe économique en Allemagne, notamment pour le géant de la chimie BASF.
Un arrêt subit de l’approvisionnement en gaz russe provoquerait une catastrophe économique en Allemagne, notamment pour le géant de la chimie BASF. © belga image

«En cas d’arrêt complet des livraisons de gaz russe, des secteurs entiers de l’économie allemande seraient à l’arrêt, le PIB chuterait de 12,7%, 5,6 millions de salariés se retrouveraient sur le carreau», estime l’institut Prognos dans une étude publiée fin juin pour la fédération des industriels bavarois VBW. Et de lister les secteurs les plus menacés: «La sidérurgie et l’industrie du verre seraient particulièrement touchées, elles subiraient un recul de la production de valeur de 50%, précise le président du VBW, Bertram Brossardt. Même chose pour la chimie, la céramique, l’industrie alimentaire, le textile et l’imprimerie. Là, le recul de la production de valeur serait de l’ordre de 30%.» Sans parler de l’effet domino, qui affecterait sous-traitants et fournisseurs, soit 144 milliards d’euros de PIB en moins pour le pays.

Dans la gueule du loup

Quatre mois après l’invasion de l’Ukraine, l’Allemagne revoit aujourd’hui un à un tous ses principes énergétiques. Le pays misait sur le seul gaz russe? La priorité est désormais à la diversification des sources d’énergie et des approvisionnements. Berlin refusait de s’équiper en terminaux gaziers, jugés trop coûteux? Trois projets sont en cours d’homologation accélérée ou de construction. Les industriels étaient opposés aux énergies renouvelables? Ils réclament aujourd’hui l’accélération de leur développement. Les sacro-saints principes du libéralisme économique interdisent l’intervention de l’Etat dans les affaires? Berlin multiplie les prises de participations, pour tenter de sauver ce qui peut l’être de ses fleurons.

Dernier épisode en date, la «lex Uniper», qui permettra à Berlin de sauver le principal importateur de gaz du pays, en entrant au capital à hauteur de 25%. Cette filiale du groupe finlandais Fortum subit de plein fouet la réduction des livraisons russes, qui l’oblige à acheter à prix fort sur les marchés du gaz norvégien, nettement plus cher, alors qu’elle est liée à ses clients (industriels, centrales électriques ou sociétés municipales fournissant chauffage et eau chaude aux particuliers) par des contrats à long terme aux tarifs en vigueur avant l’invasion de l’Ukraine. Uniper perdrait plus de dix millions d’euros par jour, selon les calculs du magazine Der Spiegel.

L’explosion du prix du gaz, manœuvre délibérée du président russe, a déjà mené à une réduction de la demande. Claudia Kemfert, experte en énergie de l’institut DIW, constate une baisse de la demande industrielle de 10% «en raison des prix». «L’ Allemagne, estime le spécialiste en énergie Thierry Bros, professeur à Sciences Po Paris, s’est délibérément jetée dans la dépendance au gaz russe, sous la pression de l’élite industrielle et politique, en misant sur la solidarité européenne en cas de problème. Les industriels allemands ont été capables d’avoir une industrie profitable, parce qu’ils avaient les coûts les moins chers, grâce au gaz russe, et qu’ils misaient sur l’Europe pour assumer les risques…» Sans aller aussi loin dans la critique, la presse allemande se demande aujourd’hui comment les gouvernements allemands, d’Helmut Kohl à Angela Merkel en passant par Gerhard Schröder, ont pu se jeter à ce point dans la gueule du loup.

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