Energie: l’hydrogène, solution miracle? (analyse)
L’envolée persistante des prix des hydrocarbures et les conséquences de la guerre en Ukraine avivent les espoirs qu’il suscite. On ne parle plus que de lui en matière énergétique. Pourtant, l’hydrogène ne remplacera pas les énergies fossiles. Pas tout de suite, ni complètement.
Le groupe John Cockerill, à Seraing, a annoncé investir 100 millions d’euros dans l’hydrogène en Belgique. En février, la mission royale à Oman a tourné autour de l’hydrogène. Et voilà que, dans son plan de sevrage du gaz russe, l’Union européenne rappelle qu’elle mise aussi sur l’hydrogène pour y parvenir, comme elle le fait déjà pour son plan climat. L’engouement pour l’hydrogène, surtout dans sa version propre, ne se dément pas. Mais l’élément chimique H est-il la solution miracle?
«Il n’est qu’une petite partie de la solution», nuance Adel El Gammal, secrétaire général de l’EERA (European Energy Research Alliance). Ce professeur en géopolitique de l’énergie à l’ULB note que l’objectif de l’UE est d’arriver à ce que l’hydrogène propre représente, dans le meilleur des cas, 14% du mix énergétique, soit tout juste un septième, d’ici à… 2050, alors qu’aujourd’hui, la proportion des énergies fossiles atteint près de 80% de ce mix.
Il permet de décarboner des secteurs industriels lourds très énergivores et donc fort polluants, comme l’acier, le ciment ou le verre.
Francesco Contino, professeur à l’UCLouvain.
Envisager l’hydrogène en tant qu’énergie n’est pas nouveau. «Le premier moteur à combustion a fonctionné, en 1804, avec de l’hydrogène et la pile à combustible a été inventée en 1829, relate Olivier Appert, expert en énergie et climat à l’Ifri (Institut français des relations internationales). Force est de constater que ça n’a pas vraiment décollé. Mais, aujourd’hui, les conditions sont différentes. Sans être la panacée, l’hydrogène peut avoir sa place dans le mix énergétique.»
Il y a néanmoins un préliminaire de taille: «L’hydrogène n’est pas une source mais un vecteur d’énergie, il n’en existe pas à l’état naturel, on ne trouve pas de gisement comme pour les fossiles, il ne s’agit pas non plus d’une énergie de flux comme les renouvelables, explique le Pr El Gammal. Il faut de l’énergie pour extraire l’hydrogène contenu dans l’eau ou le gaz et qui, une fois transformé, libère à son tour de l’énergie. Son efficacité énergétique par rapport à l’énergie nécessaire pour le fabriquer est de 75 à 80%. Il y a donc une perte de 20 à 25% dans le processus.»
Le prix de la couleur
S’il n’émet pas de CO2 lorsqu’il est brûlé, il peut toutefois être responsable d’émissions de carbone en fonction de l’énergie utilisée pour le fabriquer. Actuellement, il provient essentiellement d’hydrocarbures. D’où les différentes couleurs qu’on lui attribue: il est gris, donc sale, lorsqu’il est produit par reformage à la vapeur à partir de gaz naturel ; vert, ou propre, lorsqu’il est fabriqué par électrolyse de l’eau à partir d’électricité renouvelable (éolienne, photovoltaïque) ; bleu, donc moins sale, lorsque sa fabrication à partir de méthane émet du CO2 qui est capturé et séquestré, mais la capture de carbone n’est que partielle (90% dans le meilleur des cas, souvent en deçà) et le phénomène de fuites de méthane sur certains pipelines relativise au final sa décarbonation ; enfin, jaune (les Anglo-Saxons disent, eux, «pink hydrogen»), lorsqu’il est produit à partir d’électricité d’origine nucléaire.
Son coût varie en fonction de sa couleur. «L’hydrogène gris coûte environ 1,5 euro le kilo, le bleu tourne autour de 2,5 euros, le jaune 3 euros et le vert, plus cher, aura probablement, à l’échéance 2035, un coût de 4 à 5 euros», évalue Olivier Appert. Cela peut bien sûr encore évoluer. «Pour l’instant, ce sont surtout des prix d’annonce, relativise Francesco Contino, professeur à l’UCLouvain, spécialiste de l’énergie. Globalement, selon les annonces de différents projets, on estime qu’un mégawattheure d’hydrogène vert coûterait environ 150 euros contre une centaine d’euros actuellement pour le gaz naturel. Mais on compare, ici, un marché qui produit déjà des centaines de térawattheures avec un marché qui n’existe pas encore vraiment. Il faudra voir si tout cela résiste à l’épreuve du feu.»
Cela dit, si l’hydrogène est revenu en force dans le débat énergétique, c’est parce que son utilisation offre des atouts indéniables pour assurer la transition vers un monde plus neutre en carbone. «Il apporte davantage de flexibilité au réseau électrique en offrant une solution de stockage pour les énergies renouvelables qui vont monter en puissance dans le mix, continue le Pr Contino. Il permet aussi de décarboner des secteurs industriels lourds très énergivores et donc fort polluants, comme l’acier, le ciment ou le verre.» Ces industries ont des besoins thermiques qui ne peuvent être assouvis seulement par l’électricité renouvelable.
Camions, bateaux, avions…
Enfin, il se profile comme une alternative aux fossiles pour le transport lourd: camions, bus, bateaux, trains et même avions. Airbus travaille sur un projet d’aile volante géante carburant à l’hydrogène. Le premier vol est attendu pour 2035. L’hydrogène devrait moins concerner le transport individuel pour lequel le moteur électrique, déjà bien commercialisé, présente de nombreux avantages. Même pour le transport lourd, il n’est pas encore concurrentiel. Mi-janvier dernier, la ville de Montpellier, en France, a abandonné les bus à hydrogène, lancés deux ans auparavant, leur coût d’exploitation étant jugés trop élevés par rapport aux bus électriques à batteries.
Outre le coût, la dangerosité de l’hydrogène est également un frein. Ce gaz est plus explosif que les carburants traditionnels. Il faut dix fois moins d’énergie pour l’enflammer que pour le méthane. On l’a vu en 2019 lors de l’explosion d’une station d’hydrogène en Norvège, près d’Oslo. En outre, la taille de la molécule H2 est tellement petite qu’elle lui permet de s’échapper beaucoup plus facilement d’un pipeline ou d’un réservoir. «La question de la sécurité de l’hydrogène est peu évoquée, voire sous-estimée, par les lobbies ou dans les rapports de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), avertit Appert. Or, c’est un vrai problème. Que fait-on si un train ou un camion à hydrogène tombe en panne dans un long tunnel et qu’il y a une fuite, sachant que ce gaz très explosif peut alors moins facilement se disperser dans l’air?»
Les défis de la tuyauterie
Son transport et son stockage engendrent donc de grosses contraintes d’étanchéité. «L’hydrogène posant un problème de fatigue chimique des matériaux, il y a, en outre, un risque de corrosion des tuyaux, souligne Adel El Gammal. Cela signifie que peu de pipelines gaziers actuels peuvent être convertis pour acheminer l’hydrogène. Une solution transitoire est de le mélanger avec du méthane, à raison de 30% maximum, pour utiliser le réseau existant. A la sortie, on peut assez facilement dissocier les deux gaz.» Il peut également être transporté sous forme liquide, uniquement à une température inférieure à – 253 C°, mais ce procédé, plus coûteux, lui fait perdre près d’un tiers de rendement énergétique.
Vu notre tissu industriel dense, nous devrons aller plus vite que la Commission UE.
Tine Van der Straeten, ministre de l’Energie.
Autre inconvénient de l’hydrogène: il est volumineux et doit être contenu à une pression de 700 bars.. Ce qui nécessite des réservoirs bien plus grands, résistants et lourds que pour le diesel, par exemple. On comprend dès lors que pour les voitures, il constitue une solution peu prisée, ne fût-ce qu’en raison du rapport entre le volume du réservoir et l’autonomie du véhicule. «Tout dépend bien sûr de quelle autonomie on a besoin», précise Francesco Contino. C’est aussi un obstacle pour l’aviation. L’ aile volante annoncée par Airbus pourra transporter de 120 à 200 passagers et parcourir des distances de 3 500 kilomètres maximum, ce type de vols représentant environ la moitié des émissions de CO2 du secteur aérien.
Géostratégie de demain
Outre ces difficultés pratiques, la plus grande gageure de l’hydrogène vert reste sa production. Dépendant du renouvelable (le solaire et l’éolien), il sera surtout fabriqué par les pays qui profitent le plus du soleil et du vent, comme ceux du Maghreb ou ceux de la péninsule arabique. Oman ou l’Arabie saoudite, par exemple, se positionnent de plus en plus dans des projets d’exploitation de cette énergie prometteuse. Oui, même l’Arabie saoudite… qui a pourtant prévenu qu’elle pomperait jusqu’à la dernière goutte de pétrole cachée dans son sous-sol. Elle semble néanmoins avoir compris l’intérêt de ce nouvel or vert. Un signe: en février, Riyad a transféré 4% des actions de sa compagnie nationale pétrolière, soit 80 milliards de dollars, vers son fonds souverain pour émettre des obligations vertes qui financeront du renouvelable destiné à la production d’hydrogène.
Les pétromonarchies ont l’avantage d’avoir les capitaux nécessaires pour investir dans les énergies renouvelables. Un autre pays producteur d’hydrocarbures montre un grand potentiel pour l’hydrogène vert et bleu: la Russie. Révélateur: en juin 2021, TotalEnergies et le géant gazier russe Novatek ont signé un accord important sur l’hydrogène et les énergies renouvelables. «Le coût de production et les infrastructures sont les principaux atouts du pays», notait Danila Bochkarev, chercheur à l’UCLouvain, dans la revue Europe-Russie-Débats de mai 2021, ajoutant: «Il ne fait aucun doute que l’hydrogène sera au centre des relations énergétiques entre l’Union européenne et la Russie.» Depuis lors, la guerre en Ukraine a éclaté. Sous pression, le patron de TotalEnergies a annoncé que son groupe n’apporterait plus de capital à de nouveaux projets en Russie. L’accord avec Novatek serait-il dès lors mort-né? La volonté européenne de sevrage des hydrocarbures russes ne devrait sans doute pas s’arrêter là.
De nouvelles dépendances
Pour Olivier Appert, il est clair qu’après l’invasion russe, «il va falloir revenir aux réalités, surtout en Allemagne». «Depuis vingt ans, l’UE a basé sa politique énergétique sur le développement de la concurrence et la réduction des gaz à effet de serre, avance-t-il. Mais elle a oublié deux dimensions majeures: la sécurité de l’approvisionnement et la résilience des économies.» Si l’on parvient à ne plus dépendre du gaz russe, l’hydrogène vert causera cependant d’autres dépendances, en particulier à l’égard de la Chine. En cause: les matériaux critiques comme l’argent, le cobalt, le nickel ou le lithium, essentiels pour la fabrication d’éoliennes et de panneaux solaires. Près de deux tiers de la production mondiale de ces matériaux, soit leur traitement, raffinage et transformation, sont détenus par les Chinois qui, via leur route de la Soie, ont énormément investi en Afrique ces dernières décennies.
Dépendante, la Belgique, elle, le sera d’office. Et pas un peu. «Notre pays ayant des besoins en énergie élevés mais une surface limitée, l’importation d’hydrogène vert sera nécessaire, reconnaît la ministre fédérale de l’Energie. Il s’agit néanmoins d’un carburant plus démocratique car moins lié à des pays sensibles sur le plan géopolitique ni à des réserves souterraines épuisables.» Tine Vander Straeten (Groen) souligne aussi notre avantage géographique: «Nous sommes situés à un carrefour énergétique au cœur de l’Europe, au milieu de plusieurs pôles industriels importants. Un des piliers de notre stratégie est justement de mettre en place un large réseau de transport d’hydrogène pour faire de la Belgique un hub européen.»
Une stratégie multigaz
Le transporteur gazier Fluxys l’a bien compris en projetant de réaménager progressivement le réseau de gaz pour le convertir en systèmes complémentaires permettant de faire circuler trois types de molécules: le méthane (dont une partie de plus en plus grande de biométhane neutre en carbone et de méthane synthétique), l’hydrogène et le CO2. «Cette stratégie multigaz est intéressante, estime le Pr Contino. Si on développe intelligemment le transport, les connexions aux pays voisins, les terminaux portuaires, en plus d’accords de coopération avec des sites de production diversifiés au-delà de nos frontières, les faiblesses belges peuvent se transformer en avantages.»
La question de l’aménagement du territoire est cruciale. Il ne faut pas rater le train de l’hydrogène.
Cécile Neven, directrice du pôle Partenariats de l’Union wallonne des entreprises.
Mais cela suppose aussi de revoir de nombreuses règles, en particulier au niveau de l’UE où l’on a consacré depuis vingt ans la libéralisation de l’énergie. «Il est vrai que le transport ou la production d’hydrogène ne sont pas encore réglementés, mais la Commission européenne est en train de revoir le cadre actuel pour le gaz en vue de l’étendre à l’hydrogène, constate la ministre Groen. Vu notre tissu industriel dense, nous devrons aller plus vite que la Commission, tout en tenant compte de ses travaux.» A l’échelon wallon aussi, où l’on attend toujours la «stratégie hydrogène», il faudra anticiper sans traîner pour que les entreprises soient alimentées au plus vite en hydrogène.
«La question de l’aménagement du territoire est, ici, cruciale, prévient Cécile Neven, directrice du pôle Partenariats de l’Union wallonne des entreprises. On sait que, pour les nouvelles implantations, cela prend du temps en Wallonie. Il va falloir réfléchir au plus vite à réserver des zones du plan de secteur pour les futurs pipelines.» Un cadre, une infrastructure, pour permettre aussi à de nombreuses PME wallonnes – que ce soit, par exemple, dans le domaine de l’électronique de puissance ou de l’épuration de l’eau – de monter dans la filière de production. «Il ne faut pas louper le train de l’hydrogène», avertit Cécile Neven. D’autant que la Wallonie dispose de beaux atouts, à commencer par le groupe John Cockerill dont les électrolyseurs d’hydrogène vert sont les plus puissants du marché.
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