deepseek
© AFP via Getty Images

DeepSeek, l’ovni IA qui pourrait placer… l’Europe en position de force: «Les Chinois ont été plus malins»

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

Le nouvel outil d’IA chinois, DeepSeek, s’offre une entrée fracassante sur le marché de la tech. Son modèle, moins coûteux, moins énergivore, intègre plus d’intelligence et se détache de l’infrastructure américaine. Une opportunité à saisir pour l’Europe, qui pourrait profiter de sa position favorable.

DeepSeek déferle tel un tsunami sur le marché de l’intelligence artificielle. Depuis son lancement, l’outil venu de Chine provoque une onde de choc dont la Silicon Valley se serait bien passée.

Il faut dire qu’à première vue, DeepSeek (littéralement «recherche profonde») présente des atouts indéniablement rentables: l’IA réaliserait des performances environ deux fois supérieures à la première version de ChatGPT et coûterait jusqu’à 30 fois moins cher. Fruit d’un modèle en open source, il serait également plus rapide qu’OpenAI. De quoi faire tousser les géants de la tech américaine et leur nouveau projet phare à 500 milliards de dollars, le dénommé Stargate. L’ovni chinois souffle déjà sur le château de cartes fraîchement bâti par Trump. De là à provoquer son écroulement?

DeepSeek: les raisons d’une percée

Comment DeepSeek a-t-il réussi à se profiler comme le concurrent le plus sérieux et soudain de ChatGPT? Pour le comprendre, il faut d’abord se pencher sur la méthode utilisée par la Chine, qui est parvenue à reproduire les modèles de performance d’OpenAI tout en se désolidarisant d’un matériel dont les Américains sont maîtres, à savoir les puces graphiques Nvidia. «C’est en cela que l’arrivée de DeepSeek est étonnante», commente Hugues Bersini, professeur d’informatique et d’intelligence artificielle à l’ULB.

Le modèle de ChatGPT dépend de milliards de paramètres, et nécessite des investissements massifs, notamment en réacteurs nucléaires pour assurer son alimentation énergétique. «Avec DeepSeek, les Chinois montrent qu’en insérant plus d’intelligence dans les modèles, il est possible de diminuer la demande en matériel et en énergie.»

Les Chinois ont été plus malins. Ils dépendent moins du matériel et des ressources énergétiques que les Américains. En revanche, ils n’ont pas la portée de l’universalité de ChatGPT.

Hugues Bersini

Professeur à l’ULB

Pour Hugues Bersini, le grand débat en intelligence artificielle est désormais le suivant: doit-on mettre plus d’intelligence dans les modèles pour se débarrasser du matériel, ou moins d’intelligence et compenser avec le matériel? «Les Chinois ont été plus malins, dit-il: ils ont choisi la première option et dépendent donc moins du matériel et des ressources énergétiques que les Américains. En revanche, ils n’ont pas la portée de l’universalité de ChatGPT.»

DeepSeek ou la réplique de la Chine

DeepSeek a également la forme d’une réponse chinoise à deux positions fortes prises par les Américains. Un, restreindre l’accès aux dernières versions des processeurs Nvidia à certains pays amis, dont la Chine ne fait évidemment pas partie. Il s’agit là d’une des rares décisions prises par l’administration Biden qui n’a pas été remise en cause (à date) par Trump, et qui démontre la place centrale de l’IA dans la stratégie géopolitique américaine. Deux, DeepSeek s’érige telle une réplique directe à la surenchère des investissements américains annoncés dans l’IA depuis l’arrivée au pouvoir de Trump (500 milliards via le projet Stargate, 65 milliards via Meta).

Malgré «des capacités limitées en infrastructure, la Chine démontre qu’il est possible de lancer des produits performants, remarque Isabelle Bordry, co-fondatrice de Retency et ancienne directrice générale de Yahoo France. L’infrastructure et les capacités en machines disponibles ne sont pas les seuls éléments à prendre en compte lors de la conception d’IA performante», rappelle-t-elle.

Malgré des capacités limitées en infrastructure, la Chine démontre qu’il est possible de lancer des produits performants.

Isabelle Bordry

Co-fondatrice de Retency et ancienne directrice générale de Yahoo France

La quantité de données accessibles, et surtout l’intelligence mise dans la conception du code sont primordiales. «Une écriture efficiente du code permet d’atteindre des niveaux de pertinence significatifs, tout en réduisant les besoins en capacité de calcul et donc d’infrastructures coûteuses.»

D’après Inès Besbes, entrepreneuse spécialiste de l’IA et fondatrice de la start-up française Seedext, «l’arrivée de DeepSeek soulève la question de la sécurité des données, potentiellement exploitables par le gouvernement chinois.» L’outil, qui semble imbattable sur ses prix, «remet aussi en question les tarifs actuels des processeurs graphiques (GPU) sur le marché, qui sont excessivement chers», souligne-t-elle.

L’Europe a une carte à jouer

Toujours est-il que la percée de l’intelligence artificielle chinoise «est une bonne leçon pour l’Europe, estime Hugues Bersini, car elle démontre qu’un modèle peut percer avec des moyens moindres». Le modèle d’OpenAI «reste un déluge environnemental», lance le spécialiste. A cet égard, «DeepSeek propose un modèle énergétique plus sobre et ouvre des portes que les Européens vont se précipiter de franchir. La compétition est désormais plus ouverte.»

«C’est plutôt enthousiasmant pour l’Europe», abonde Isabelle Bordry. Le Vieux continent semble cette fois bien positionné: il a l’avantage d’avoir accès aux processeurs américains, tout en profitant d’un niveau important de talents. Ce qui devrait lui permettre de rester dans la course. «Il est en effet nécessaire que l’UE joue un rôle-clé entre Américains et Chinois pour préserver ses valeurs et sa conception de la démocratie et du vivre-ensemble.»

Aujourd’hui, DeepSeek égale les performances de ChatGPT sur des tâches neutres ou de sciences exactes, juge Hugues Bersini. En revanche, il n’est pas à la pointe pour les tâches littéraires. «Les modèles chinois sont en partie censurés, nourris avec une vision propre de la Chine et ne disposent pas de la même liberté encyclopédique que ChatGPT.»

Hugues Bersini se dit cependant convaincu que DeepSeek peut bousculer la tech américaine. «DeepSeek garde la technologie Nvidia et ses cartes graphiques, mais en quantité réduite. A l’avenir, il ne serait pas étonnant de voir la Chine développer une technologie cartographique équivalente à Nvidia.»

DeepSeek: la Chine peut-elle prendre la tête de l’IA?

En termes de pure recherche, les Chinois n’ont pas à rougir face aux USA. Ils disposent d’une force de frappe sans commune mesure. «Il est difficile de déterminer si DeepSeek chamboulera les plans américains, doute Isabelle Bordry, car détenir une meilleure infrastructure reste essentiel. Le timing de l’arrivée de Deepseek démontre cependant qu’une guerre économique et technologique est bien en cours.»

La Chine ne va donc pas forcément prendre la tête de l’IA, mais elle démontre qu’elle peut se créer une place significative, même sous contrainte américaine. «DeepSeek démontre que la Chine est toujours dans la danse malgré un accès restreint à l’infrastructure, que l’intelligence dans la manière dont sont codés les produits est un élément essentiel, et que l’Europe a sa carte à jouer dans un marché à l’évolution rapide», résume l’ex-patronne de Yahoo France.

En Europe, les conditions requises pour garantir la sécurité des données peuvent freiner l’innovation et empêcher des modèles de recherche à grand échelle, ce que la Chine ne se prive pas de faire.

Inès Besbes

Fondatrice de la start-up française Seedext

Vu son coût avantageux, DeepSeek va-t-il forcer les autres acteurs à «simplement» réduire leurs marges, ou remet-il carrément en question toute la recherche IA déjà réalisée aux Etats-Unis? C’est contre-intuitif, mais le projet américain Stargate pourrait aussi bénéficier de l’avancée de DeepSeek, pointe Inès Besbes. «Davantage de projets pourront être financés car les coûts des fournisseurs sont divisés. L’impact est global sur tout l’univers des start-ups, avec une accessibilité à l’IA élargie.»

Pour l’entrepreneuse française, l’Europe doit cependant devenir plus compétitive. Le match s’annonce ardu, et pas toujours équitable. «La Chine garde une longueur d’avance de par ses investissements dans la recherche. En Europe, les conditions requises pour garantir la sécurité des données peuvent freiner l’innovation et empêcher des modèles de recherche à grand échelle. De son côté, la Chine n’hésite pas à faire tourner un modèle à grande échelle sans avoir le consentement direct des clients et entreprises.»

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire