Comment les super-riches s’y prennent-ils pour gagner encore plus d’argent ?
Quelles astuces les personnes les plus riches du monde utilisent-elles pour échapper au fisc ? Et comment Jeff Bezos a-t-il réussi à empocher 4 000 euros d’allocations familiales ?
L’ordre économique post-industriel actuel n’est guère comparable au capitalisme des siècles précédents. Le capital est devenu beaucoup plus volatil, il bouge rapidement et se multiplie beaucoup plus vite. En raison de faibles taux d’intérêt, la valeur des actions et des biens immobiliers ne cesse d’augmenter. Or ce sont surtout les riches qui peuvent se permettre de tels investissements.
573 nouveaux milliardaire pendant la pandémie
Rien que pendant la pandémie, le magazine américain Forbes a recensé 573 nouveaux milliardaires, à un moment où beaucoup craignaient pour leur emploi et où le gouvernement a dû sauver d’innombrables petites entreprises avec l’argent des contribuables. Les milliardaires d’aujourd’hui ne peuvent cependant être comparés aux super-riches du passé. Lorsque Forbes a publié la première liste des personnes les plus riches du monde en 1987, on retrouvait l’homme d’affaires japonais Yoshiaki Tsutsumi, avec une fortune – ajustée en fonction de l’inflation – de 51,7 milliards de dollars à la première place. La fortune d’Elon Musk, leader actuel de la liste, est de 218 milliards de dollars. Musk est le PDG du constructeur automobile Tesla et le fondateur de la société spatiale SpaceX. En 2019, les six plus grandes introductions en bourse des géants de la Silicon Valley ont à elles seules créé 6 000 nouveaux multimillionnaires.
Il n’est guère surprenant que ce soit, plus que d’autre, le secteur relativement jeune de la tech’ qui produise des multimillionnaires à un rythme sans précédent. Avec la numérisation, elles ont pris le monde d’assaut et se sont transformées en entreprises d’une valeur sans précédent. Grâce à l’actionnariat conjoint, des centaines de milliers de salariés bénéficient directement de l’énorme valeur boursière d’entreprises parfois relativement petites mais dont la valeur est alimenté par des quantités massives de capital-risque.
En 2019, les six plus grandes introductions en bourse d’entreprises technologiques américaines, comme Airbnb, ont à elles seules créé 6 000 nouveaux multimillionnaires. 230 milliards de dollars ont été répartis entre une demi-douzaine d’entreprises. Dans la Silicon Valley, la région située au sud de San Francisco où sont basés de nombreux géants de la tech, cette situation a également un impact sur le marché du logement. Les résidents aux salaires normaux déménagent parce que les millionnaires et les milliardaires de la tech achètent tout. Par exemple, le propriétaire de Facebook, Mark Zuckerberg, possède une dizaine de maisons dans la région en plus de pas mal de biens immobiliers situé ailleurs. Sur les îles hawaïennes, par exemple.
Hawaï nouveau paradis
Hawaï est d’ailleurs devenu le lieu de prédilection des grands noms du monde de la tech. Outre Zuckerberg et le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos, le pionnier de l’informatique Michael Dell y a également acheté un complexe de luxe pour 280 millions de dollars, le Four Seasons Resort Maui. La suite avec une vue à 180° sur la mer est disponible pour 10,215 dollars par nuit. Larry Ellison, le fondateur d’Oracle, a sur un coup de tête acheté une île entière, Lanai, pour la modique somme de 300 millions de dollars.
Les riches de la Silicon Valley utilisent-ils également toutes leurs richesses nouvellement acquises pour faire preuve de solidarité envers leurs semblables moins fortunés ? Pas vraiment. Le fondateur de PayPal, Peter Thiel, préfère investir des millions dans des projets ésotériques visant à prolonger la vie humaine. Dans le même temps, il a tenté de fonder son propre État insulaire dans l’océan Pacifique, pour, selon ses propres termes, «échapper à l’ingérence étouffante de l’État », et ainsi ne plus avoir à payer d’impôts du tout.
Sean Parker, fondateur de Napster et futur investisseur de Facebook, aime lui aussi se plaindre sur l’ingérence de l’état et les trop nombreuses taxes. Sa fortune s’élève désormais à 2,8 milliards de dollars, mais il préfère dépenser cet argent dans des fêtes extravagantes, comme son propre mariage. Pour son grand jour, une réserve naturelle californienne a été transformée en une scène du Seigneur des anneaux, avec des ruines de château et des costumes pour tous les invités. Les invités ont pu écouter Sting chanter devant un gâteau de trois mètres de haut. Le tout pour un coût total de 3,4 millions d’euros. Les associations environnementales se sont plaintes par la suite des conséquences pour la réserve naturelle.
Des informations explosives
Le journaliste d’investigation Jesse Eisinger se souvient qu’il lui a fallu un certain temps pour réaliser qu’il était tombé sur une mine d’or lorsqu’il a reçu les déclarations d’impôts personnelles de milliers de super riches américains.
À première vue, les interminables lignes et colonnes de noms, de dates et de montants qui défilent sur l’écran n’ont en effet aucun sens. Ces données issues de la base de données de l’administration fiscale américaine IRS, qui dispose de l’un des réseaux informatiques les plus sécurisés des États-Unis, avaient été donnée par une source anonyme au site d’information ProPublica, pour lequel travaille Eisinger.
« C’était de l’or pur « , a déclaré Eisinger lors d’une conversation dans un café de New York. Les chiffres et leurs secrets sont depuis longtemps sa spécialité. Eisinger a déjà remporté le prix Pulitzer pour une série sur les intrigues douteuses du secteur financier américain. Malgré cette expertise, Eisinger et son équipe ont eu besoin de plusieurs mois pour déchiffrer et vérifier les données, qui remontaient jusqu’à 15 ans. Le résultat était à couper le souffle. Jeff Bezos, Elon Musk, Mark Zuckerberg, Bill Gates, Warren Buffett, Rupert Murdoch, Michael Bloomberg : les plus riches raflent des milliards chaque année et ne paient généralement pas un centime d’impôt sur le revenu. Le tout de façon tout à fait légale par ailleurs.
Les super-riches profitent principalement du fait que les autorités fiscales américaines ne tiennent compte que des revenus réels et non de la croissance théorique du capital par le biais de bénéfices provenant d’actions ou de biens immobiliers. C’est une source majeure de revenus pour les riches, alors qu’ils peuvent maintenir leurs salaires artificiellement bas et qu’ils peuvent déduire leurs pertes sur les investissements et leurs intérêts. Même les salaires symboliques de 1 euro réduisent les impôts et sont particulièrement appréciés des magnats de la Silicon Valley.
Afin de rendre le fouillis de données de l’IRS compréhensible pour les profanes également, Eisinger et son équipe ont calculé le « taux d’imposition réel ». En bref : alors qu’un Américain moyen paie entre 22 et 37 % d’impôts sur le revenu, les 25 Américains les plus riches s’en tirent avec une moyenne de 3,4 %, même si, selon Forbes, entre 2014 et 2018, ils se sont collectivement enrichis de 401 milliards de dollars. C’était le seul moyen pour eux de se permettre leur style de vie opulent, avec de grandes villas, des yachts et des jets privés à crédit. Ce que les riches ont fait miroiter au fisc ne correspondait par contre, même de loin, pas à leur réelle richesse économique.
Selon les calculs de ProPublica, Elon Musk a payé à peine 3,3 % d’impôts sur le revenu entre 2014 et 2018. Le grand entrepreneur Michael Bloomberg a payé 1,3 % d’impôts au Trésor et Jeff Bezos en a payé 1 %. En 2011, alors qu’il est l’un des hommes les plus riches du monde, Bezos a réussi à escroquer au gouvernement une allocation sociale : une prime pour enfant de 4 000 euros. Le plus ingénieux des super-riches est encore le milliardaire qui aime pourtant être considéré comme l’un des « bons » riches : l’homme d’affaires et super-investisseur Warren Buffett. Ce dernier a augmenté sa fortune de 24,3 milliards de dollars entre 2014 et 2018 et n’a payé que 23,7 millions de dollars d’impôts, ce qui représente 0,1 %.
L’équipe d’Eisinger a également reconstitué la manière dont les investisseurs avisés ont empoché des gains exonérés d’impôts sur les actions grâce à une loi sur les pensions pour les familles de la classe moyenne. L’équipe est parvenue à montrer de quelle façon ils limitaient leurs impôts en achetant des clubs de sport ou en s’endettant à coups de millions dans l’immobilier, et comment ils assuraient leurs fortunes à leurs descendants en évitant les droits de succession.
Un immense tollé
Ces révélations ont provoqué un immense tollé. À l’automne, la Maison Blanche a présenté sa propre étude qui ne différait guère des conclusions de ProPublica. Les 400 milliardaires américains les plus riches n’auraient payé que 8,2 % d’impôt sur le revenu entre 2010 et 2018, grâce à un « calcul incomplet des revenus ». Ce n’est même pas la moitié de ce que gagne un Américain moyen.
La plupart des milliardaires mentionnés se soucient que peu de ces révélations. Elon Musk n’a pas hésité à utiliser sa chère astuce fiscale pour financer l’acquisition de Twitter. La majeure partie des 218 milliards d’actifs de Musk est constituée d’actions de Tesla et de SpaceX. L’augmentation de la richesse par l’appréciation des actions n’est pas imposée. Les taxes ne peuvent être perçues que lorsque Musk vend les actions. Par conséquent, lorsque des milliardaires en actions comme Musk ont besoin d’argent, ils ne vendent pas leurs actions, mais empruntent la somme requise en utilisant les actions comme garantie. Les prêts destinés à créer de nouvelles richesses ne constituent pas un revenu imposable, même s’ils se chiffrent en milliards de dollars. En outre, les dettes contractées sont déductibles des impôts.
L’Occident est en passe de devenir une oligarchie
Selon l’économiste Gabriel Zucman, c’est grâce à ce système fiscal perverti que l’Occident est en passe de devenir une oligarchie. Zucman a obtenu son doctorat auprès du célèbre économiste Thomas Piketty et enseigne actuellement à la grande université californienne de Berkeley. Les recherches de Zucman sur la concentration des richesses ont suscité l’émoi des économistes et des politiciens. Avec ses collègues, Zucman a découvert, entre autres, que les riches avaient parqué plus de huit mille milliards d’euros dans des paradis fiscaux et que, de cette manière, les pays industrialisés occidentaux perdaient 200 milliards d’euros de recettes fiscales. Par an.
Zucman qualifie la concentration des richesses, associée à l’évasion fiscale, de « promesse non tenue de la mondialisation ». Si la libéralisation du commerce, de la finance et du marché du travail a pu enrichir la société dans son ensemble, l’économiste affirme que seuls ceux qui étaient déjà prospères ont bénéficié de ces gains. Cela s’explique par le fait que les pays ont réduit leurs impôts sur le capital et les revenus les plus élevés.
Ce dumping fiscal mondial, selon Zucman, a privé les gouvernements des moyens de protéger les perdants de la mondialisation. Dans le même temps, suggère Zucman, ils ont été obligés de taxer plus lourdement les travailleurs ordinaires, sinon ils ne pourraient pas payer les cadeaux aux riches. Aux yeux de Zucman, c’est la raison du mécontentement latent des classes moyennes des pays industrialisés occidentaux. C’est également la base de son programme politique : mettre fin au dumping fiscal mondial et taxer plus lourdement le capital dans chaque pays. Si nous voulons sauver la mondialisation », dit-il, « nous devons réparer notre système fiscal ».
Grâce aussi aux recherches d’Eisinger, les choses semblent maintenant bouger. Le groupe de réflexion socio-économique de l’OCDE a déjà présenté un plan pour un impôt minimum mondial. L’Union européenne veut mettre un terme à la concurrence fiscale entre ses États membres. Plus de 200 économistes et juristes américains de premier plan ont écrit dans une lettre ouverte qu’ils sont favorables à l’introduction d’un nouvel impôt sur la fortune aux États-Unis.
S’il est mis en œuvre, ce plan marquerait un tournant pour l’économie la plus importante de l’Occident, et serait peut-être le signe avant-coureur d’une fiscalité plus équitable. Toutefois, il ne semble pas qu’il y aura une majorité en sa faveur dans les États-Unis, pays fortement polarisé.
Tim Bartz, Christoph Giesen, Marc Pitzke, Michael Sauga et Thomas Schulz
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