
Comment la Belgique est devenue le paradis des corrupteurs: «Je commence à croire que le crime profite à certains politiques»
Le rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur l’état de la corruption en Belgique révèle de profonds manquements des politiques. Aucune amélioration en dix ans, un mécanisme juridique poreux, la Belgique lutte-t-elle vraiment contre la corruption?
«C’est une honte», clame Michel Claise, l’ancien magistrat en charge du Qatargate et surnommé «le juge anti-corruption.» Sa lecture des 100 pages du rapport de l’OCDE sur l’état de la corruption en Belgique est douloureuse: «Nous n’avons pas fait un seul progrès significatif depuis 2012.» La Belgique a même reculé en la matière. Cette année, elle a perdu quatre places dans le classement mondial de l’Indice de perception de la corruption. Face au score de 69/100, le plus bas depuis la création de l’indice, Michel Claise s’insurge: «Que font nos politiques? Pourquoi ne réagissent-elles pas? Je commence à croire que le crime profite à certains d’entre eux. Je ne vois pas d’autres explications.»
Le rapport de l’OCDE fait état d’un bulletin de fin d’année aux notes médiocres. Sur les 30 recommandations de l’évaluation de la corruption en Belgique en 2016, cinq ont été mises en place. Toutes liées à la sensibilisation des entreprises et du secteur public. En matière de la pénalisation, le néant. Mais du côté du SPF Justice, la ministre Annelies Verlinden (CD&V) préfère retirer le positif: «Des mesures importantes ont été prises, mais de nombreux défis restent à relever. Nous prenons donc également à cœur les recommandations de l’OCDE et continuerons à faire pression pour que des politiques décisives soient mises en place en matière de corruption.» Michel Claise réagit au quart de tour à l’annonce de cette citation: «C’est une supercherie intellectuelle. Les nombreux défis à relever nous sont présentés depuis les années 1990. Les organes de détection de la corruption travaillent à effectifs réduits. De quelle pression sur les politiques parle-t-elle? Citez-moi une mesure anticorruption de l’Arizona.»
L’ex-juge est engagé depuis un an auprès de DéFi. Si l’on peut y voir une prise de position véhémente à l’encontre du gouvernement, dans un rôle propre à l’opposition pour ce parti à l’unique siège au fédéral, l’OCDE tire pourtant les mêmes conclusions: «La Belgique n’a pas développé de stratégie de lutte contre la corruption transnationale et l’infraction ne constitue pas une priorité dans la politique criminelle.» Du temps où il était magistrat, Michel Claise se souvient d’une affaire d’escroquerie immobilière qui fait écho à ce manque de priorité dans les poursuites liées à la corruption: «Le parquet fédéral avait reçu un rapport sur des flux financiers suspects. On parlait de trois millions d’euros détournés. Mais l’affaire n’intéressait personne. Le dossier a été mis au placard avant d’être ressorti des années plus tard. L’escroquerie était montée à 36 millions d’euros. Je ne peux pas en vouloir à ces magistrats. Ils sont en sous-effectifs. En Belgique, il manque 43% de magistrats assis, de juges.»
La Belgique n’a pas développé de stratégie de lutte contre la corruption transnationale et l’infraction ne constitue pas une priorité dans la politique criminelle.
OCDE
Conclusion du rapport sur la corruption en Belgique
Marc Beyen, directeur exécutif de Transparency International Belgique, se dit lui aussi consterné par les manquements politiques de la Belgique: «La pénalisation de la corruption, reléguée au second plan par l’Arizona et les précédents gouvernements, affiche un bilan bien maigre en termes de pénalisation. En une décennie, cinq individus ont été condamnés pour corruption d’agents publics étrangers. Aucune entreprise n’a été sanctionnée.»
De son côté, l’OCDE en déduit que les entreprises impliquées dans des affaires de corruption transnationale ne sont pas inquiétées en Belgique. Et rajoute: «Au moment de l’écriture de ce rapport, la Belgique mènerait des enquêtes dans le cadre de six affaires relevant de l’infraction de CAPE (corruption d’agent public étranger). En outre, quatre autres impliquant potentiellement des personnes morales belges ont été portées à l’attention des autorités belges. Elles ne semblent toutefois pas avoir ouvert d’enquêtes formelles sur ces affaires, alors que plusieurs d’entre elles ont fait l’objet d’enquêtes à l’étranger et certaines ont donné lieu à des sanctions.»
La transaction pénale, outil magique
Les cas de corruption paraissent peu nombreux face à l’urgence décriée par l’OCDE. Marc Beyens explique l’une des raisons de cet écart entre faits déclarés et réalité de terrain: «Il existe un mécanisme juridique qui permet de régler une affaire criminelle en dehors du procès traditionnel, généralement par un accord entre l’accusé et le procureur. On appelle ça une transaction pénale.» Une petite trappe à l’abri des regards, pour éviter des condamnations longues, complexes, et susceptibles d’attirer une forte médiatisation.
Les transactions pénales conclues ne sont pas publiées, ce qui empêche le public de savoir pourquoi une entreprise a été sanctionnée. Les détails de l’accord restent confidentiels. Il n’existe pas non plus de règles précises sur les situations où il serait pertinent d’utiliser une transaction pénale. Les juges en ont l’unique appréciation. Pour Marc Beyens, il est essentiel, primordial même, d’ajouter de la transparence à la transaction pénale: «Je comprends les inquiétudes sur l’existence d’une justice à deux vitesses. Il y a cette crainte que des décisions puissent être prises de manière arbitraire ou non cohérente. Je ne suis pas contre ce mécanisme de justice, mais il est trop opaque. Il ne se marie pas avec la lutte anticorruption où la transparence est de mise.»
Belgique à risque
Plusieurs secteurs propres à la Belgique la rendent sensible aux cas de corruption. Le diamant à Anvers, son port, le pharmaceutique, la chimie, l’armement, les télécoms… Tant de milieux privés où il est facile de favoriser l’un ou l’autre client. Le public n’est pas épargné. «L’eurodéputé accepte l’invitation à dîner d’un lobbyiste, le gardien de prison ferme les yeux sur certaines transactions, le docker oublie de contrôler l’un ou l’autre conteneur… Que ce soit pour en tirer une enveloppe bien remplie ou par la menace, la corruption gonfle, insatiable», témoigne Michel Claise.
Le commerce international et l’investissement à l’étranger revêtent une importance vitale pour les entreprises belges, ce qui contribue à leur exposition au risque de corruption transnationale. Les sommes d’investissement effectuées par des entreprises belges dans d’autres pays sont parmi les plus élevées de l’OCDE, atteignant 118 % du PIB en 2022. Les flux financiers sortants, qui représentent l’argent qui quitte la Belgique sous forme d’investissements ou de paiements internationaux, s’élevaient à 3,5% du PIB de la Belgique. Ce qui place le pays au 10e rang de l’OCDE. Le plat pays est un acteur financier majeur au niveau international, avec des sorties de capitaux importantes. Dans cette valse des transactions, la détection de flux suspects ou liés à la corruption est un travail titanesque.
Selon un rapport de 2018 commandé par les Verts au Parlement européen, la corruption au sein de l’Union européenne atteindrait les 900 milliards d’euros par an. Une perte de 21 milliards d’euros rien que pour la Belgique, soit 6% de son PIB. Des estimations confirmées par Transparency International, une ONG internationale qui lutte contre la corruption des gouvernements et institutions gouvernementales mondiaux.
Que font les fédéraux?
Vingt ans après ses années fastes, l’Office central pour la répression de la corruption (OCRC) ressemble aujourd’hui à un service d’élite privé d’oxygène. En 2001, il comptait 120 enquêteurs. En 2025, ils ne sont plus que 55 à occuper les 66 postes théoriquement prévus. Malgré une légère remontée des effectifs après avoir touché un plancher critique en 2017, l’OCRC n’a jamais retrouvé sa capacité d’enquête du début des années 2000.
Pire encore, l’Office est contraint de traiter «à flux tendu» les dossiers apportés par l’OLAF (Office européen de lutte antifraude) et, depuis 2021, par le parquet européen. Pourtant, aucun budget supplémentaire ne lui a été alloué pour faire face à ces nouveaux mandats. L’Etat belge reconnaît que cette charge supplémentaire impacte la capacité de traitement des dossiers, mais aucune mesure structurelle n’a été prise.
A cette surcharge s’ajoute un problème de recrutement aigu. L’institution peine à attirer des profils spécialisés, faute de salaires attractifs. Résultat: les départs à la retraite assèchent progressivement le réservoir de compétences internes.
Les juges d’instruction spécialisés ne sont pas mieux lotis. A l’échelle fédérale, ils ne sont plus que trois à gérer l’ensemble des affaires de criminalité économique et financière, dont les dossiers CAPE.
En l’état, le système judiciaire belge est structurellement incapable de traiter efficacement la corruption internationale. L’OCDE appelle une nouvelle fois la Belgique à réagir: «Il faut doter l’OCRC de ressources pérennes, former les enquêteurs à l’infraction de CAPE, garantir une spécialisation suffisante, et revaloriser les conditions de recrutement. Une réponse attendue depuis plus d’une décennie.»
Cheval sans tête
«Qu’est-ce qu’on attend pour créer une agence belge d’anticorruption?», martèle Michel Claise. «La Belgique devrait mettre en place un parquet national spécialisé dans les crimes économiques et financiers», suggère l’OCDE. «Il est urgent de centraliser nos efforts de lutte anticorruption», affirme Marc Beyens.
Ces références de la lutte anticorruption ont promulgué des avertissements et conseils de multiples fois aux oreilles des gouvernements belges. Mais rien au programme de l’Arizona. Dans deux ans, en mars 2027, la Belgique présentera un rapport au Groupe de travail sur la mise en œuvre de toutes les recommandations et sur ses efforts. Il reste encore donc du temps au gouvernement De Wever pour prendre les choses en main. «Avec DéFI, nous allons proposer la création de cette agence anticorruption. Si quelqu’un s’y oppose, alors je vais sérieusement douter de l’intégrité de notre gouvernement et de leurs intérêts», conclut Michel Claise.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici