Le «couple» Ronald Reagan-Margaret Thatcher ou «le triomphe d’un ultralibéralisme décomplexé». © getty images

Comment la Belgique économique a évolué en 40 ans, via 6 mots clés

Philippe Berkenbaum Journaliste

« Depuis 1983, on a testé la fin du communisme, les excès du libéralisme et la pollution de la planète », résume l’un des économistes à qui nous avons demandé de balayer les dernières décennies à l’occasion des 40 ans du Vif. Voici ce qui a irrémédiablement marqué notre économie à travers quelques mots clés emblématiques. Et dont nous ne sommes pas encore remis.

Energie fossile

Un phénomène du passé résonne étrangement au présent: la flambée des prix de l’énergie. En 1983, on sortait à peine de deux chocs pétroliers successifs (1973-1974 et 1979-1980) qui ont durablement chahuté notre rapport aux énergies fossiles, déterminé l’évolution de nos modèles économiques et jeté les (trop timides) bases de la transition énergétique (lire par ailleurs). Quatre décennies plus tard, notre dépendance au pétrole et au gaz s’est douloureusement rappelée à nous dans les contextes post-Covid et de la guerre en Ukraine.

Mais comme le souligne l’économiste Philippe Defeyt, si les prix de l’énergie ont atteint l’an dernier de nouveaux records, on se souvient peu qu’à la rare exception du mazout en 2012-2013, les carburants sont restés bon marché pendant quarante ans au regard de l’évolution du pouvoir d’achat, singulièrement dans notre pays. Le cofondateur et président de l’Institut pour un développement durable y voit la source «d’une myopie collective et d’une erreur historique». Depuis lors, les gouvernements successifs «ont préféré laisser les prix de l’énergie se détendre alors qu’ils auraient pu profiter de leur niveau relativement bon marché pour augmenter les accises ou la TVA, argue-t-il. On aurait pu en tirer des ressources budgétaires importantes et éviter les plans d’assainissement successifs des années 1980. Et notre société aurait été mieux préparée au choc pétrolier de 2022…» Au lieu de cela, la consommation d’électricité a augmenté en moyenne de 2% par an, le parc automobile a presque doublé et le nombre de kilomètres parcourus par véhicule a explosé. «Refera-t-on la même erreur à l’avenir?», interroge notre interlocuteur.

Austérité

Loin du faste des Trente Glorieuses, les années 1980 seront marquées par l’avènement d’un terme qui reste gravé dans la mémoire collective: l’austérité. «Après la dévaluation de 1982, on entre dans une période où les plans d’austérité se succéderont pendant plus de dix ans jusqu’au fameux Plan global du gouvernement Dehaene (1993)», qui promettait «du sang et des larmes» à la population. «Ce fut l’époque des gouvernements Martens-Gol, des sauts d’index et de l’orthodoxie budgétaire», rappelle Etienne de Callataÿ, chief economist chez Orcadia Asset Management, chargé de cours à l’UNamur et à l’UCLouvain et ancien chef de cabinet adjoint de Jean-Luc Dehaene.

Le «lundi noir» d’octobre 1987 marque le début d’une période de volatilité boursière qui ne se démentira plus.

Cette orthodoxie volera en éclats sous la coalition arc-en-ciel, rassemblant pour la première fois libéraux, socialistes et écologistes sans les sociaux-chrétiens, sous la houlette de Guy Verhofstadt. «Un gouvernement qui sera jugé sévèrement par l’histoire pour avoir relâché la pédale et dilapidé la dynamique créée par ses prédécesseurs au tournant des années 2000, alors que le contexte était favorable. On a à la fois offert des concessions fiscales à la droite et augmenté les dépenses pour faire plaisir à la gauche.»

Cette situation n’était pas propre à la Belgique, elle s’est répétée ailleurs en Europe alors que l’Allemagne, «traumatisée par le coût de la réunification dans les années 1990, adoptait des mesures très contraignantes et obtenait un avantage compétitif énorme» sur ses voisins, poursuit l’économiste. Tandis que Belges, Grecs ou Italiens vivaient au-dessus de leurs moyens, l’économie allemande exportait allègrement et Berlin retrouvait toute la superbe perdue dix ans plus tôt. Le retour de bâton ne tardera pas à frapper les cigales lors de la crise des dettes souveraines consécutive à celle dite des subprimes, dans les années 2007 à 2011.

Néolibéralisme

Mais bien avant cela, un autre phénomène historique s’est joué dans les années 1980, dont le tandem Verhofstadt-Reynders aux affaires ne sera finalement qu’un avatar local. C’est l’époque où «on a testé la fin de l’histoire», ironise Etienne de Callataÿ en référence à la formule du politologue américain Francis Fukuyama affirmant que l’effondrement du bloc soviétique marque la victoire de la démocratie libérale sur l’idéologie marxiste-léniniste.

Le tournant des années 1980, c’est d’abord Deng Xiaoping qui enterre Mao avant d’imposer sa doctrine économique plus capitaliste que communiste, ouvrant la voie à l’irruption de la Chine sur les marchés mondiaux. C’est ensuite l’élection de Ronald Reagan aux Etats-Unis (1980-1988) après l’arrivée de Margaret Thatcher au pouvoir à Londres (1979-1990). Un couple qui, selon Etienne de Callataÿ, incarne «le triomphe d’un ultralibéralisme décomplexé et qui consacre une certaine méfiance envers tout ce qui touche à la régulation publique. Cela se traduira chez nous par des privatisations – souvenons-nous de la RTT devenue Belgacom ou du démantèlement des régies intercommunales de gaz et d’électricité – ou par la réduction emblématique de l’impôt sur les sociétés, censé stimuler leur prospérité au bénéfice de l’emploi et de l’économie selon la théorie illusoire dite du ruissellement.»

Les privatisations, comme celle de la RTT devenue Belgacom, ont marqué les années 1980.
Les privatisations, comme celle de la RTT devenue Belgacom, ont marqué les années 1980. © belga image

«Le second mandat de Reagan, suivi par celui de Bush père et coïncidant pratiquement avec le démantèlement progressif de l’URSS sous Gorbatchev, signe l’entrée profonde de l’économie mondiale dans le néolibéralisme, abonde Bruno Colmant, professeur à l’ULB et l’UCLouvain, ancien président de la Bourse de Bruxelles et chef de cabinet de Didier Reynders aux Finances en 2006. En Belgique comme ailleurs, l’économie de marché commence à nimber toute l’humanité et influence fortement nos comportements politiques, qui se traduisent notamment par une réorientation de la fiscalité en faveur du capital.»

La pensée économique dominante est alors celle de Milton Friedman, fondateur de l’Ecole de Chicago, prix Nobel d’économie et conseiller de Reagan. «C’est une charnière idéologique importante, poursuit Bruno Colmant, qui coïncide avec les débuts du combat forcené contre l’inflation, consubstantiel au néolibéralisme: il ne fallait plus que le capital perde de sa valeur mais qu’il reste pérenne.» Les banques centrales, dont le pouvoir et l’indépendance se renforceront considérablement, en sont toujours les imperturbables gardiennes aujourd’hui.

Globalisation

Le triomphe de l’économie de marché et l’avènement du néolibéralisme se traduisent rapidement dans les mécanismes qui encadrent les échanges internationaux. Au tournant des années 1990, les célèbres accords du Gatt (General Agreement on Tariffs and Trade) donnent un coup d’accélérateur au libre-échange mondial en réduisant significativement les droits de douane et en facilitant les importations agricoles et textiles, notamment. Une brèche dans laquelle s’engouffreront les pays en développement et les futurs pays émergents d’Asie ou d’Amérique latine, précipitant le déclin de ces secteurs en Occident et singulièrement en Europe. «Cela coïncide aussi avec la mise en place d’un modèle agricole intensif, à bas prix et axé sur la viande, qui fait des ravages et dont on s’interroge toujours sur la durabilité», remarque Philippe Defeyt.

Mais pour paraphraser Bruno Colmant, le «saut quantique» se produit en décembre 2001 lorsque la Chine adhère à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui avait succédé au Gatt en 1995. «Cet événement marque pour moi le début d’une nouvelle forme de mondialisation qu’on appellera la globalisation.» Timidement amorcé vers les pays de l’Est dans les années 1990, le phénomène des délocalisations prend une dimension nouvelle et, surtout, la Chine commence à inonder la planète avec des produits à bas prix de qualité, «alors qu’elle n’exportait jusque-là que du brol». Le dumping social, fiscal et environnemental bat désormais son plein.

«On a longtemps testé la mondialisation heureuse, le “doux commerce” comme disait Montesquieu, on en est largement revenu, commente Etienne de Callataÿ. La globalisation fait des perdants et on le perçoit très bien aujourd’hui. Les dernières décennies ont été marquées par l’insécurisation croissante du monde du travail et la difficulté des travailleurs à obtenir, par exemple, des augmentations salariales.» En Belgique, elles sont encadrées depuis 1996 par la loi sur la compétitivité qui a, certes, eu le mérite de préserver notre modèle unique d’indexation des salaires (jusque quand?), mais limite les hausses au bénéfice de nos échanges commerciaux.

Euro

C’est dans ce contexte de libéralisme débridé qu’est signé, en février 1992, le traité de Maastricht, qui pave la voie à l’union économique et monétaire et jette les bases de la future monnaie européenne. Le 1er janvier 2002, l’euro remplace douze monnaies nationales, dont les parités de change ont été figées dès 1999. «L’euro a, bien entendu, facilité les échanges et la vie des Européens, mais n’a pas bouleversé le paysage comme on l’avait espéré sur le plan politique et fiscal», regrette Etienne de Callataÿ.

Pire: «Maastricht consacre une intégration libre-échangiste, tacle Philippe Defeyt qui avait voté contre, et non fiscale ou budgétaire. Son péché originel est qu’il impose l’unanimité sur toutes les questions fiscales. On s’est littéralement corseté alors qu’on aurait pu avancer sur beaucoup de dossiers depuis.» Pour convaincre l’Allemagne de renoncer à son sacro-saint Deutsche Mark, le traité introduit aussi les fameuses normes budgétaires: les Etats membres doivent limiter leur déficit à 3% de leur produit intérieur brut et maintenir leur dette sous les 60% du PIB. «Des critères strictement politiques qui pèseront lourdement sur les budgets nationaux»… jusqu’à ce que le Covid finisse par imposer leur assouplissement. Au moins temporaire.

Tandis que Belges, Grecs ou Italiens vivaient au-dessus de leurs moyens, l’économie allemande exportait allègrement.

Crise(s)

Si celle du Covid est encore dans toutes les mémoires, comment oublier les crises économiques et financières qui ont jalonné les dernières décennies et dont les stigmates sont encore visibles aujourd’hui? En pleine euphorie néolibérale, le «lundi noir» d’octobre 1987 à Wall Street marque le début d’une période de grande volatilité boursière qui ne se démentira plus. Elle se confirme notamment lors de l’explosion de la bulle Internet et l’effondrement du marché des «dot.com» qui se combine, au tournant du millénaire, avec les attentats du 11 septembre 2001.

Dans les années précédentes, rappelle Philippe Defeyt, Bill Clinton avait largement dérégulé le secteur financier. Et dans la foulée des événements de 2001, ajoute Bruno Colmant, les Etats-Unis baissent brutalement leurs taux d’intérêts. Résultat: «On a sous-estimé les risques liés aux systèmes financiers dans une économie globalisée», estime le premier. «Beaucoup de gens se sont endettés de façon excessive et quand on s’est aperçu qu’une nouvelle bulle se formait sur les marchés, les Américains ont remonté les taux aussi vite qu’ils les avaient baissés, conduisant au défaut de paiement de nombreux propriétaires étranglés», rappelle le second.

La suite, on la connaît, c’est la crise financière et bancaire de 2008, suivie par celle des dettes européennes en 2010-2011. Des dizaines de banques et d’assureurs s’effondrent, dont quatre en Belgique – Fortis, Dexia, KBC et Ethias –, dont le sauvetage coûtera une fortune à l’Etat et au contribuable. Le paysage bancaire en sera profondément bouleversé et, surtout, considérablement assaini. Jusqu’à s’imposer une prudence que d’aucuns jugent aujourd’hui excessive ou qui, à tout le moins, ne profite ni aux épargnants ni aux emprunteurs. Les uns doivent se contenter de miettes alors que les taux et l’inflation flambent, les autres doivent montrer patte blanche pour obtenir des crédits…

Les dernières décennies ont été marquées par l’insécurisation croissante du monde du travail.
Les dernières décennies ont été marquées par l’insécurisation croissante du monde du travail. © belga image

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire