Imaginer hier, aujourd’hui, demain: Krystian Lupa débarque au Théâtre de Liège
C’est un événement: le maître polonais Krystian Lupa débarque au Théâtre de Liège avec sa dernière création, Imagine. Une fresque de presque cinq heures sur l’effondrement des rêves New Age incarnés par John Lennon, et sur ce qu’ils nous disent d’aujourd’hui.
Dans la longue et féconde carrière internationale de Krystian Lupa, entamée à la fin des années 1970, on peut distinguer deux pans: la mise en scène de textes existants, avec une prédilection marquée pour les auteurs autrichiens (Thomas Bernhard bien sûr, Robert Musil, Rainer Maria Rilke…) et russes (Dostoïevski, Tchekhov…), et celle de textes écrits par Lupa lui-même, puisant dans la vie de personnages historiques comme Andy Warhol, Marilyn Monroe ou encore Simone Weil. C’est à cette seconde veine que se rattache Imagine (1), présenté prochainement au Théâtre de Liège.
Le titre, évidemment, fait directement référence à l’hymne increvable de Lennon, datant de 1971 et bien présent dans le spectacle. Mais Imagine est loin de se limiter à une biographie du Beatle aux lunettes rondes. «Ce n’est pas un spectacle sur John Lennon, insiste Krystian Lupa. L’idée était de mettre en scène un groupe de personnes qui se retrouvent après son décès. Ça n’a pas forcément lieu à l’époque, ça peut être plus tard, ça peut être aujourd’hui. Le but est de toucher au mystère de cette première défaite, ce moment où l’on était au seuil d’un changement pour l’humanité, un changement qui s’avère nécessaire pour sauver notre espèce. C’est un retour à ce moment initial, quand nous croyions à la possibilité d’une autre façon de vivre. Cette génération a grandi après la Seconde Guerre mondiale, c’était la génération des hippies, qui prônaient l’amour et pas la guerre, la génération de tous ces phénomènes qu’on a appelés New Age. Avec Imagine, je voulais faire un pont entre aujourd’hui et cette époque qui a été balayée par le torrent consumériste.»
Je voulais faire un pont entre aujourd’hui et cette époque qui a été balayée par le torrent consumériste.
Rêves et cauchemars
Dans un loft qui pourrait être new-yorkais se rassemble un cercle d’amis fantasmé par Lupa, parmi lesquels on identifie vite la chanteuse Janis Joplin, la romancière Susan Sontag, l’icône punk Patti Smith et, surtout, l’homme de théâtre français Antonin Artaud, maître des lieux et fil rouge du spectacle. C’est lui, accompagné par l’entêtant Venus in Furs du Velvet Underground (1967, on reste grosso modo dans l’époque), qui fera le lien entre les deux parties d’Imagine.
Ces deux parties sont esthétiquement opposées: la première, plantée dans un décor ultra-réaliste d’appartement vétuste où se déroule la réunion post-mortem qui voit l’apparition de Lennon en Christ du XXe siècle ; la seconde, hallucinée, sur une scène vide remplie par la vidéo, où se bousculent les rêves et les cauchemars d’ Artaud et où l’on croise aussi bien des réfugiés (climatiques? de la guerre en Ukraine, qui est directement évoquée?) que des Arlequins et… des extraterrestres. Dans ce véritable voyage dans le temps et l’espace, on traverse une gamme presque infinie d’émotions, de la mélancolie à la sensualité, de l’effervescence à l’abattement, pour culminer dans un tableau physiquement éprouvant, celui de la folie ultime, autodestructrice, féroce, d’Artaud.
Tous les atomes, toutes les secondes
Les montagnes russes orchestrées par Lupa durent quasiment cinq heures, ce qui n’est pas une exception dans la production du metteur en scène polonais. «Je crois que mon public s’est habitué à cette longueur et est même déçu quand un de mes spectacles est plus court, justifie-t-il. Ce n’est pas une volonté particulière de ma part de faire de longs spectacles, mais souvent la matière, le voyage entrepris avec les acteurs font que le spectacle dure plus longtemps que ce à quoi je m’attendais. Pourtant, je m’oblige à couper, non pas pour raccourcir ou pour accélérer le spectacle, ce qui serait dangereux, mais pour confronter certaines choses entre elles de façon plus aiguë. Au théâtre, il faut être attentif aux microévénements, à tous les instants, à ces atomes, à ces secondes. Il faut vivre ces secondes plus attentivement que dans la vie, où les choses sont accélérées.»
La longueur de ce spectacle– somme est contrebalancée par la richesse et la pertinence du propos, par le jeu intense des comédiens (mention spéciale à Andrzej Klak, incarnant une des facettes d’Artaud, qui porte toute une partie du spectacle sur ses épaules), mais aussi par la force visuelle de la mise en scène de Lupa, qui signe, comme souvent, la scénographie de son spectacle. Ce n’est pas pour rien qu’avant de suivre la voie du théâtre, l’artiste polonais a d’abord étudié les Beaux-Arts à l’Académie de Cracovie, avant d’enchaîner avec une formation en réalisation, fasciné par l’avant-garde et la Nouvelle Vague, Jean-Luc Godard et Andreï Tarkovski en tête. «Le dessin, pour moi, c’est la pensée par l’image, assène-t-il. Le dessin n’est pas seulement important pour concevoir la scénographie, mais il est important à chaque moment, spécialement lorsque la langue polonaise me fait défaut. Comme le disait Picasso, lorsqu’on se trouve face à un mur, il faut changer d’outil. C’est là que le dessin intervient et m’aide.» A la sortie d’Imagine, c’est la langue française qui fait défaut. Certaines scènes, certaines images, quasiment indescriptibles, resteront durablement dans le fond du cerveau.
(1) Imagine (en polonais surtitré en français), au Théâtre de Liège, les 21 et 22 octobre. Plus d’informations ici.
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