Room With A View: de la danse pour s’élever, tous ensemble
En 2020, (La)Horde créait, avec le compositeur Rone, Room With A View. Un tourbillon électrisé/dansé, un «constat colère» sur l’effondrement du monde, autant qu’un hymne aux amours. Le spectacle arrive en Belgique en février. Esquisse.
Le bâtiment, blanc, se détache sur le ciel, bleu. Quelques badauds promènent leur chien dans les allées du grand parc qui l’entoure. On pourrait presque entendre la mer, toute proche. Nous sommes devant le Ballet national de Marseille (BNM), dirigé par le collectif (La)Horde depuis 2019, soucieux de décloisonner les disciplines, d’ouvrir les portes… Comme en proposant gratuitement, à l’été 2021, Room With A View, dansé sur les toits du bâtiment pour le public marseillais.
Institutionnel passionnel
Horde. «Troupe nombreuse et indisciplinée», selon Le Larousse. En entrant dans le bureau (classique) du collectif, on s’interroge. Ils ne sont que trois: Marine Brutti, Jonathan Debrouwer et Arthur Harel. Chacun assis devant un ordi ou une tablette. Des trentenaires bien de leur temps. Pour le nombre et l’indiscipline, on repassera. Sauf que ces trois artistes pluridisciplinaires, réunis en collectif depuis 2013 – «on créait ensemble, et à un moment, on s’est posé la question de qui devait signer quoi» –, ont la force d’agréger à leurs rêves d’autres artistes, tous arts confondus, et de proposer des spectacles qui démangent autant qu’ils dénoncent la couleur du temps.
Dans notre travail, ce qui était étrange, c’étaient les moments contre-intuitifs. Des moments musicalement dansants qui ne faisaient pas danser.
Nombre et indiscipline. On y arrive. Dans les mots, notamment. «On ne dit pas ballet. Plutôt compagnie de danse contemporaine. Ce n’est pas le même vocabulaire.» L’indiscipline se veut toutefois disciplinée, donc schizophrénique, depuis que (La)Horde est devenue directrice d’une institution française majeure. «Mais l’institution, ça a une compagnie permanente, pondère Jonathan Debrouwer. Soit des gens qui sont en CDI, payés de façon permanente pour réfléchir. Cette permanence de l’emploi est importante. Pour ce qui est de la schizophrénie, c’est vrai qu’on voulait être créatif dans l’institution même. Même si les choses, quand elles sont institutionnelles, tardent à changer, on espère malgré tout faire que notre philosophie du monde devienne philosophie d’entreprise. La troupe est largement queer. C’est important de rester en éveil sur le monde tel qu’il va. La troupe, c’est la parité, la mixité et la diversité de corps et d’âges. Et la diversité va du plateau jusqu’aux bureaux. Les corps peuvent raconter quelque chose au-delà de l’académique. Il faut rouvrir des espaces de porosité.»
De porosité des arts, aussi. D’où ce travail avec le compositeur Rone. «Il avait des envies de danse. On parlait pas mal avec lui sur Instagram, raconte le collectif. Il a eu sa carte blanche au Châtelet et il nous a invités à sa résidence. C’était en janvier 2019. On a réfléchi aux différentes thématiques que les musiques proposées nous inspiraient.» Ce sera l’effondrement, et le groupe. Seul prérequis dans ce travail avec Erwan Castex, aka Rone: le spectacle devait finir sur une note d’élévation. «Dans notre travail, ce qui était étrange, c’était les moments contre-intuitifs, poursuit Jonathan Debrouwer. Des moments musicalement dansants qui ne faisaient pas danser. On faisait des tests sur la musique proposée, puis on réadaptait. On a découvert un plaisir de travailler ensemble.» Un plaisir qui infuse son inspiration de part et d’autre: l’album de Rone comporte le son des pas ou les cris de danseurs pendant le travail. «On entend la trace des corps quand on écoute l’ album», souligne Arthur Harel.
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Corps hurlants
Fini les mots, place aux corps: à l’étage en dessous, dans le studio, c’est l’heure des répétitions. Les danseurs évoluent par sous-groupes, sous l’égide de deux répétiteurs, Valentina Pace et Thierry Hauswald. Ici on travaille un porté, là un ensemble serré. Un peu en retrait, une «doublure» suit les gestes de celle qu’elle devra peut-être remplacer. Une première fois, les corps marquent la chorégraphie, sans musique. Mais on sent la musique, elle est là. Inscrite au plus profond des danseurs, révélée par les gestes, les souffles, les regards. Elle emporte quand, tout à coup, la troupe s’agrippe dans une ronde frénétique. On sent les basses, on perçoit les syncopes, les emportements. On visualise ces allers-retours entre création musicale de Rone et travail des danseurs.
On sent les basses, on perçoit les syncopes, les emportements. On visualise ces allers-retours entre création musicale de Rone et travail des danseurs.
D’un coup, dans le studio, la musique résonne. Ici, pas de décor (sur scène, un majestueux bloc troué, qui se défait), juste le sol nu, le plafond haut. Pas les costumes étudiés de Salomé Poloudenny, mais des joggings d’échauffement. Pas d’habillage lumière, mais les néons crus. Les corps suffisent, qui sont comme en transe. Il y a de l’amour, de la violence, la violence de l’amour et l’amour de la violence. Tous se toisent, de près ou de loin. La danse n’est pas seulement dans les corps, elle est dans les regards, dans les âmes. C’est bestial, brutal, sexuel. Les gestes sont éloquents. Le plateau met tous les sens en éveil. Le rythme soudain se rompt, la virtuosité des corps suit, en slow motion. La musique devient baroque? L’ensemble aussi, singeant, sans s’en moquer, une danse d’un autre temps. Ceux qui ne dansent pas le menuet sont en tableau de primitif flamand déguisé XXIe siècle. Les cris se mêlent un instant aux corps, la musique se charge des mots des danseurs, le bonheur monte, l’exaltation n’est pas loin, la révolte non plus: les majeurs se dressent. Les portés s’enchaînent, montent en puissance, corps transportés, jetés, balancés, tordus, arc-boutés. Mention particulière à notre compatriote Sarah Abicht, solaire, rythmique et élastique. Il y a une beauté esthétique, presque classique, à cet ensemble dansé. Une beauté qui tient à ce que chacun ait son individualité, sa partition. Une partition millimétrée, revue encore et encore. Jonathan Debrouwer est d’ailleurs descendu pour jeter un coup d’œil et enjoindre les répétiteurs à resserrer un ensemble, vérifier un cou qui se ploie dans un porté, une main qui se tend en arrière-plan. Pour que de chaque mouvement de cils, de doigts, de pieds, chaque battement des cœurs qu’on perçoit sous les peaux quand la musique signe la fin de la pièce et que tous quittent le plateau, chaque geste infime dise l’indicible. Jusqu’à l’épuisement. Jusqu’à la jouissance. Et ce n’était qu’une ébauche.
Room With a View, (La)Horde, au Théâtre national, à Bruxelles, du 1er au 4 février, au Vilar, à Louvain-la-Neuve, du 8 au 10 février, au Central, à La Louvière, le 14 février.
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