© Richard Dumas

Riad Sattouf: «Chaque génération d’ados pense vivre des choses pires que la précédente»

Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

La jeunesse traverse toute l’œuvre de Riad Sattouf, auteur des Cahiers d’Esther dont le neuvième et dernier tome vient de paraître. Un amour et une fascination pour cette période de nos vies où l’on pense avoir tout compris et être les premiers à «avoir inventé l’eau tiède».

La jeunesse, Riad Sattouf en connaît un rayon. Que ce soit la sienne, très atypique et éprouvante, entre France et monde arabe, racontée avec succès dans L’Arabe du futur, ou celle d’Esther, la jeune fille tranquille dont il chronique depuis dix ans, et ses dix ans à elle, les mœurs et les humeurs dans les Cahiers éponymes, et dont le neuvième et dernier tome vient de paraître. Une fascination et un amour pour cette période de nos vies qui traverse en réalité toute son œuvre, de son film Les Beaux Gosses à sa rubrique dans Charlie Hebdo («La Vie secrète des jeunes»), en passant par Pascal Brutal, sorte de grand enfant perdu dans un corps d’homme et dans une France qui, déjà, basculait vers la droite extrême, voire l’extrême droite.

Avec Esther, il a suivi quasi quotidiennement les avis, passions et effrois d’une adolescente, témoin de son temps, entre mode oversize, enfer de Parcoursup (site qui gère les vœux d’affectation des étudiants de l’enseignement supérieur en France) et amours contrariées; mais aussi attentats, Covid ou montée des extrêmes.

La discussion a eu lieu quelques jours avant les élections européennes, qui ont provoqué le chaos politique en France et la sidération de tous. Sauf peut-être de Riad Sattouf, qui à bien l’écouter et le lire, n’a pas dû, hélas, être très étonné…

Vous bouclez aujourd’hui l’aventure «Esther», qui a raconté, en neuf albums, le quotidien d’une «vraie» jeune fille, de ses 10 à 18 ans.

Quand j’ai commencé, en 2014, je me suis dit tout de suite, dès la première page, si je vais au bout, elle aura 18 ans, ça fera neuf albums, un par an, jusqu’en 2024… Ça me semblait tenir de la science-fiction lointaine. Là, c’est assez désarmant de se dire qu’on y est. En revanche, s’arrêter à ses 18 ans était la petite frontière que je m’étais imposée d’emblée. C’est l’âge où on est responsable devant la loi. On n’est absolument pas adulte quand on a 18 ans, mais la société l’entend ainsi. Esther sera donc responsable de ses propos après ses 18 ans. Avant, on peut encore lui pardonner un petit peu ce qu’elle raconte…

Les Cahiers d’Esther tiennent d’une mécanique assez unique en bande dessinée. Une sorte de réel fictionnalisé, basé sur vos discussions durant neuf ans avec une vraie jeune fille. Pourquoi elle?

Comme je le raconte dans ce dernier album, Esther est la fille d’un couple d’amis. Ce qui m’a plu tout de suite chez cette jeune fille, c’était son côté sans filtre; elle parlait énormément, elle avait beaucoup d’humour, elle était très remontée, extrêmement libre et naïve, c’était très agréable et très rafraîchissant à écouter. C’est cette liberté de ton qui m’a donné envie de faire des bandes dessinées de ses histoires. Parce qu’elles étaient très proches du réel, proches de la vie. Allons-y pour une métaphore gastronomique comme je les aime: la vraie Esther fournissait des légumes, une maraîchère avec son cageot; moi je passais des heures à ensuite les cuisiner. On ne trouvait plus l’aliment de base, mais on en avait le goût dans la bouche. Le goût du réel. J’ai toujours beaucoup aimé m’inspirer d’histoires vraies, le réel trouve toujours des astuces scénaristiques difficiles à inventer. Et puis, j’y ai mis cette dimension humoristique. Chaque histoire est, j’espère, un peu drôle, même si le fond est parfois triste ou tragique.

«J’aime beaucoup les jeunes qui pensent avoir tout compris, remplis de certitudes.»

Avez-vous été surpris par la vie et l’évolution de la vraie Esther? Entre 10 et 18 ans, on n’est plus la même personne…

La chose qui m’a plus que surpris, disons apaisé, c’est l’universalité et l’intemporalité de l’expérience adolescente. Chaque génération d’ados pense vivre des choses pires que la précédente, qu’elle sera celle qui vivra l’apocalypse, que les générations d’avant sont sources de tous les problèmes… Chaque génération d’ados a pensé ça. Platon, déjà, se moquait des jeunes de son époque qui ne respectaient plus rien. En revanche, j’ai pris conscience qu’il est bien plus difficile pour les jeunes d’aujourd’hui de se confronter au monde. Parce que le monde a rapetissé énormément, avec Internet, les réseaux sociaux, le téléphone portable… On peut vraiment obtenir des informations sur tous les sujets, tout de suite, tout le temps, et ça rend le monde moins…, moins magique. Quand j’étais jeune, par exemple, et que je rêvais de devenir auteur de BD, pour moi les auteurs vivaient dans un monde parallèle peuplé de créatures mythologiques, je ne savais rien de leur vie. Aujourd’hui, on peut se renseigner sur n’importe quel métier, n’importe quel pays, n’importe quelle façon de vivre, et voir immédiatement de quoi il en retourne. On a des infos très, très vite, et ça peut rapidement désenchanter, on peut se dire «à quoi bon?». La différence entre générations se situe dans ce rapport au monde et ce qu’il représente pour notre futur. Par exemple, le jeune passionné de musique, aujourd’hui, saura très vite ce que ça signifie dans le réel, et les difficultés matérielles, les aboutissements, que ça représente. Si on n’a pas de passion mais qu’on cherche juste un travail, on peut savoir très vite ce que ça représente comme salaire et comme perspectives, des perspectives très éloignées de ce qui les fait rêver à la télé, ces milliardaires qui consomment et se pavanent, souvent très pathétiques et désarmants de nullité. On peut rapidement être découragé de faire quoi que ce soit, et pour le coup perdre toute ambition et toute envie de travailler, tout simplement. Si j’étais jeune auteur de BD aujourd’hui, ce serait dur pour moi, je pense. J’ouvrirais tout de suite un compte Instagram mais j’aurais grandi avec l’image d’auteurs qui galèrent, qui parlent beaucoup de leur quotidien… J’aurais peut-être été découragé. La difficulté d’accès aux informations a été quelque chose de plutôt positif pour moi. Ça m’a permis de travailler des heures et des heures sur mes planches, sans Internet, sans ordinateur. Des moments importants de formation.

Vous racontiez déjà les états d’âme et le quotidien des jeunes dans Charlie Hebdo avec La Vie secrète des jeunes. Mais ce n’était ni les mêmes jeunes ni le même ton.

La Vie secrète, c’était surtout mon propre point de vue sur le réel. J’ai arrêté parce que ça me déprimait trop. C’est justement ce qui m’a plus avec Esther, qui est très positive et très drôle: elle voyait le monde d’une façon différente de la mienne et je savais qu’adopter son point de vue me ferait des vacances de moi-même. J’ai commencé cette aventure au moment où L’Arabe du futur commençait à avoir du succès, je me rendais compte que ma propre histoire de famille dysfonctionnelle touchait beaucoup de gens, et que je devrais aller jusqu’au bout. J’ai eu besoin, aussi, de m’intéresser à la vie de quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui a une vie beaucoup plus terre à terre, d’apparence normale, une jeune fille à Paris dans un milieu confortable… Une jeune fille sans histoires à qui on ne s’intéresserait pas forcément. Et suivre l’évolution de quelqu’un, qui grandit, et qui avait toutes les chances de devenir quelqu’un de bien. Quelque chose du temps qui passe.

Reste tout de même cette fascination pour la jeunesse, la vôtre ou celle des autres, qui traverse votre travail et vos livres. Y a-t-il quelque chose chez l’enfant que vous ne trouvez pas chez l’adulte?

La découverte, la nouveauté face à la vie. En devenant plus âgé, on s’habitue à tout, ou à peu près; une forme de désillusion s’installe. Et j’aime beaucoup les jeunes qui pensent avoir tout compris, remplis de certitudes, certains d’avoir inventé l’eau tiède. C’est très drôle, mais très émouvant aussi. Quand on regarde les jeunes générations qui veulent changer la planète, ils sont vraiment persuadés d’être les premiers à faire ça. Mais je me souviens aussi des jeunes de ma génération: ils étaient exactement pareils et pensaient eux aussi qu’ils allaient tout révolutionner… C’est très positif bien sûr, ça donne chaque fois un élan, et en même temps il y a là quelque chose d’un peu conventionnel, presque mécanique, c’est drôle à observer. Esther a 18 ans, et elle commence déjà à se plaindre des jeunes! Ça ne s’arrête jamais. En revanche, je n’ai jamais essayé d’en faire quelqu’un de représentatif de sa génération, d’ailleurs elle l’est très moyennement: elle n’aime pas le rap, elle n’est pas si engagée que ça, elle adore Barbara… Je voulais juste montrer une génération, une époque, par la lorgnette de quelqu’un qui suit son chemin. Les Cahiers d’Esther a d’abord été pensés comme une bande dessinée pour adultes. Le public des ados est arrivé après, avec le succès.

«On arrive encore à transmettre des choses aux jeunes générations, à condition de bien s’y prendre.»

Quelle est la part d’Esther et de Riad dans les réactions de votre personnage à la politique française, aux attentats, à l’assassinat de Samuel Paty, au Covid?

Il y a bien sûr des choix de l’auteur, mais ce sont toujours les sentiments et les humeurs d’Esther. Pour ce qui est de la politique, c’est souvent moi qui mettait le sujet sur la table, elle répondait par un intérêt, un désintérêt, parfois un effroi, ou parfois en décalage par rapport à ce que l’on croit savoir de sa génération. Son «choc» face à une conférence sur la Shoah, qui lui a fait découvrir les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, c’est elle qui m’en avait parlé. Elle avait été touchée au cœur, et j’ai trouvé cette histoire très positive, c’est pour ça que j’ai voulu la raconter: oui, on arrive encore très bien à transmettre des choses aux jeunes générations, à condition de bien s’y prendre.

Esther a aujourd’hui 18 ans et est sidérée tant par le pogrom du 7 octobre que par l’ultraviolence de la guerre à Gaza et la mort de tous ces civils innocents. © Getty Images

Justement, la jeunesse d’aujourd’hui n’est pas que positive; c’est aussi elle qu’on retrouve derrière la montée des extrêmes…

C’est vrai. Et c’est le cas du grand frère d’Esther, qui se revendique de droite, voire d’extrême droite. C’était intéressant d’observer sa progression. Il me serait très facile de lui faire la morale: moi-même je suis quelqu’un de très privilégié, je vais forcément avoir une vision de la vie humaniste et progressiste. Mais si je me mets à la place de certains qui grandissent dans des quartiers très difficiles, violentés en permanence, avec la sensation d’être abandonnés, ignorés, méprisés par les pouvoirs publics, et de vivre dans une société qui leur apparaît très laxiste, ou plutôt, qui les abandonne totalement, je peux facilement comprendre qu’on puisse être amené à faire des choix complètement extrêmes. Je trouve ça évidemment effroyablement triste, mais il n’y a rien d’aberrant là-dedans, c’est le résultat de l’appauvrissement des sociétés, des services publics qui disparaissent, des gens qui se sentent abandonnés. Je n’ai pas la solution, je témoigne juste de ce que je vois et j’entends. J’essaie de ne jamais juger, ou le moins possible. J’ai mes idées et mes points de vue, mais je suis capable d’entendre des points de vue différents, et de les montrer sans les condamner.

Depuis le 7 octobre dernier, l’attaque du Hamas et la guerre à Gaza, on repense beaucoup à L’Arabe du futur et à cette haine entre Juifs et Arabes que vous y décrivez si bien. Là aussi, rien n’a changé…

Je ne me suis pas exprimé sur les réseaux sociaux là-dessus, je ne veux pas rajouter à la cacophonie, à la violence et à la brutalité de l’époque et de ce qui se passe. Certains réseaux sociaux, comme X, sont le paradis d’expression des harceleurs anonymes, des corbeaux, de toute la bassesse humaine moderne, et on ne sait même plus s’il s’agit de vraies personnes, d’agents d’influence étrangers ou de robots, et penser au laxisme et à l’impossibilité qu’il y a de contrôler ça me rend mélancolique pour nos pauvres sociétés démocratiques totalement dépassées… J’ai grandi en Syrie, avec une vision complètement différente de celle qu’on peut penser en France sur ces événements. En Syrie, la haine des Juifs et d’Israël était quelque chose d’institutionnalisé. Les gamins grandissaient avec ça dans les manuels scolaires, on apprenait à lire avec des poèmes qui glorifiaient la guerre contre Israël. Israël est malheureusement sans doute le pays le plus détesté au monde, et ce sont les dictatures arabes qui ont construit cette haine. Aujourd’hui, la vraie Esther est étudiante, et elle est sidérée par l’antisémitisme décomplexé qui s’exprime dans sa fac, comme elle a été sidérée par le pogrom du 7 octobre, puis sidérée par l’ultraviolence de la guerre à Gaza et la mort de tous ces civils innocents. Après, qui a une solution? Moi, je n’en ai pas, et je pense que ça ne s’arrangera pas. En tout cas, si j’avais dû continuer la série, j’aurais traité du sujet dans Esther. J’y ai parlé de presque tous les grands sujets ou événements, guerres, attentats, qu’on a traversés ces neuf dernières années. Et je crois qu’à l’époque de notre propre jeunesse, c’était à peu près pareil: la guerre en Yougoslavie, au Liban, le conflit israélo-palestinien… L’actualité a toujours été extrêmement violente.

Aujourd’hui ne serait donc pas pire qu’hier?

Je n’ai pas ce sentiment, non. Je me fie bien sûr à ce que disent les scientifiques et les études: la planète ne va pas fort. Mais je vois aussi qu’il y a beaucoup moins de morts par la guerre aujourd’hui qu’à notre époque, par exemple. L’humanité se sort peu à peu de l’horreur. Il y a des progrès en cours dans d’autres zones du monde que l’Occident, notamment en Inde, et il faut les prendre en compte. Si l’on assiste à la fin de quelque chose, c’est plutôt à la fin de la domination de l’Occident sur le reste du monde, et à notre propre appauvrissement. Mais d’autres grandissent et s’épanouissent. Gamin, je me souviens des premières images qu’on avait de la Chine, qui semblait très en arrière: tout le monde y roulait à vélo. Les Chinois sont aujourd’hui leaders dans tous les domaines, c’est vertigineux. Les choses vont vite, mais la chose la plus grave, à mon sens, est la menace incroyable qui pèse sur la démocratie. C’est l’enjeu majeur des années à venir.

Bio express

1978
Naissance, à Paris.
2000
Premier album, Petit verglas (Delcourt).
2004
Entame la publication de La Vie secrète des jeunes dans Charlie Hebdo.
2006
Premier album de Pascal Brutal (Fluide glacial).
2009
Réalise son premier film, Les Beaux Gosses.
2014
Premier tome de L’Arabe du futur (Allary).
2016
Premier volume des Cahiers d’Esther (Allary) après une prépublication chaque semaine dans Le Nouvel Obs.

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