Philo et BD, l’union sacrée
Il n’y a jamais eu autant de bandes dessinées francophones – à succès – parlant de philosophie. Une mode et de nouveaux outils de vulgarisation, alimentés chez les lecteurs par une nouvelle quête de sens et chez les éditeurs par des intérêts propres au medium, friand d’adaptations ou d’ouvrages de développement personnel. Gagnant-gagnant.
Ce ne fut pas le pari de Pascal, mais celui, pas moins risqué, en 2015, du Bruxellois Jérôme Vermer, agrégé de philosophie et fort d’une expérience de dix ans dans l’édition de bande dessinée, chez Flammarion puis Casterman, «section communication et marketing». «Il existait déjà pas mal d’ouvrages autour des sciences humaines en BD, une certaine “BD du réel” avait éclot, notamment avec l’américain Economix ou La Planète des sages et Logicomix en francophonie, note l’auteur de Philocomix (trois tomes réalisés avec son comparse Jean-Philippe Thivet, parus aux éditions Rue de Sèvres). Mais nous étions persuadés qu’il y restait une place à prendre, un livre qui n’existait pas, racontant les philosophes plutôt que la philosophie, en incarnant leurs pensées à travers leurs expériences de vie – ce que la bande dessinée permet de faire. Pour ensuite composer une “boîte à outils” où chaque philosophe aborderait la question du bonheur individuel, en filigrane de toute pensée philosophique. Bref, des leçons de philo accessibles, avec une thématique susceptible de parler à tous».
Pari Philocomix gagné: huit ans, trois tomes et près de 150 000 exemplaires plus tard, la philo en BD cartonne comme jamais. Le plus souvent grâce à des ouvrages à vocation pédagogique ou de vulgarisation, comme la bien nommée série Toute la philosophie en BD (La Boîte à Bulles) ou le récent Humaine, trop humaine (Dargaud) de Catherine Meurisse, né dans les pages de Philo Magazine. Mais aussi grâce à des adaptations telles que Le Monde de Sophie (lire ci-dessous), voire même des œuvres inédites directement écrites pour la bande dessinée comme Cioran – qui était surnommé le «Tintin philosophe» – illustré par Patrice Reytier, chez Rivages.
La demande croissante de philo en BD s’explique d’abord par une évidente quête de sens dans un monde qui semble en avoir perdu beaucoup. «Le tome 2 de Philocomix s’attachait déjà au concept de bonheur collectif, confirme Jérôme Vermer, mais le thème du troisième s’est imposé à nous en plein confinement: le rapport entre bonheur et travail. Et non pas le bonheur au travail! Il y eut là, dans toute la population, une énorme perte de sens. Et la question reste une des plus débattues aujourd’hui.» Demande croissante aussi du côté des nouveaux «pros de la philo» qui doivent l’enseigner dès le secondaire au «cours de philosophie et de citoyenneté» désormais obligatoire en Belgique. «Dès notre tome 2, nous nous sommes inspirés, en partie, des programmes scolaires en France et en Fédération Wallonie-Bruxelles, commente le philosophe-bédéiste. Nous avions rencontré beaucoup d’étudiants, de professeurs, de parents, en recherche d’un livre pour les aider à apprécier et comprendre la philo. La bande dessinée est aujourd’hui perçue comme un outil de vulgarisation pratique et efficace. D’ailleurs, nous venons d’intervenir dans le cadre de l’agrégation en philosophie à l’ULB, pour montrer aux futurs profs que la philosophie peut être transmise, travaillée, autrement que par le texte en tant que tel, elle peut l’être aussi en images.»
Multiplication des best-sellers
Du côté de l’offre, l’entrain et l’attrait pour la philosophie croisent d’autres tendances émergentes. D’abord celle de la BD du réel, axée sur les sciences humaines et sociales, «et ces ouvrages de développement personnel, où la source de tous les schémas de pensée qui y sont développés est souvent d’ordre philosophique». Ou encore le boom des adaptations, poussées dans le dos par un nouveau lectorat venu plutôt de la littérature que de la BD pour enfants. Enfin, on citera une concentration des éditeurs et des catalogues qui permet parfois de multiplier les best- sellers comme d’autres les pains!
Ainsi Albin Michel, d’abord avec le phénomène Sapiens de Yuval Noah Harari – 650 000 exemplaires vendus rien qu’en France, puis deux premiers tomes en BD qui cartonnent également – et aujourd’hui avec Le Monde de Sophie du Norvégien Jostein Gaarder, autre phénomène philosophico-littéraire de son catalogue, vendu dans le monde à près de quarante millions d’exemplaires en trente ans. Le voilà aujourd’hui, et à l’initiative de l’éditeur, en roman graphique avec «22 contrats d’adaptation signés dans d’autres langues, six ou sept avant même la sortie du premier tome», précise Nicoby, dessinateur de ce Monde de Sophie adapté au scénario par le Belge Vincent Zabus et «passé au scanner à la fois par des universitaires et par Gaarder lui-même, très impliqué. Notre Monde de Sophie se fera en deux tomes, mais ne sera en rien un amoindrissement du contenu du roman ou une simplification des concepts abordés. Il y a la proposition d’une lecture plus fluide et aisée parce que c’est de la bande dessinée, mais on y trouve la même masse d’informations. C’est une utilisation du dessin pour faire passer des textes ardus, elle-même en lien avec l’évolution de la BD, qui peut désormais, et c’est son énorme force, s’emparer de n’importe quel sujet. Elle peut raconter absolument tout. Et divertir. Même lorsqu’il s’agit de philo.»
Trois sorties philo
Le Monde de Sophie – tome 1
Par Nicoby, Vincent Zabus et Jostein Gaarder, Albin Michel, 264 p.
La jeune Sophie, 14 ans, reçoit une lettre portant une seule question – «Qui es-tu?» – puis une seconde, tout aussi brève – «D’où vient le monde?». Le début d’un extraordinaire voyage au cœur de la philosophie, en plus d’une énigme à résoudre: qui lui envoie ces lettres? Sauf que Sophie, en BD et trente ans plus tard, a bien changé, car dixit Nicoby, «elle utilise la philo pour comprendre le monde dans lequel elle vit, et ce n’est plus le même monde». La voilà féministe et sensible aux enjeux climatiques! Là aussi, un certain air du temps.
Libres de penser
Par Jérôme Vermer, Jean-Philippe Thivet, Marie Dubois et Anne Idoux, Rue de Sèvres, 184 p.
Le nouveau projet, et probable nouvelle série, du duo à l’origine de Philocomix, sortira le 1er mars. Il mettra en lumière les pensées et pratiques philosophiques de personnalités exclusivement féminines, connues ou inconnues, qui se sont exprimées dans l’histoire à travers la littérature, les maths ou la société civile. Succès garanti?
Philéas et Autobule
La philosophie expliquée aux enfants dès 8 ans, par le biais de l’image, de l’illustration et de la bande dessinée, c’est le pari tenu et réussi, tous les deux mois, par la revue Philéas & Autobule, coéditée par le Centre d’action laïque du Brabant wallon. Unique, ludique et systématiquement accompagné d’un dossier pédagogique, il vient de publier son 83e numéro, toujours porteur de bonnes questions, cette fois sur les frontières.
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