Chez les rappeurs, les rivalités se règlent à coups d’insultes bien senties, comme entre entre Drake et Kendrick Lamar. © Getty Images

Série 3/7 | De Gainsbourg à Drake: pourquoi l’insulte est omniprésente dans la chanson

Le Vif

L’essentiel

– La musique permet d’exprimer les pires insultes de manière poétique.

– L’insulte est présente dans tous les genres musicaux, y compris la musique classique.

– Certaines insultes sont utilisées à des fins humoristiques ou pour retourner le stigmate.

-L’utilisation de certaines insultes est controversée en raison de leur connotation raciste ou sexiste.
L’utilisation des insultes en musique dépend du contexte et de l’intention de l’artiste.

On peut tout dire en musique. Y compris les pires insultes. Passage en revue des multiples manières de pratiquer l’injure en chansons.

Par Laurent Hoebrechts

Avant même sa sortie, le Billboard, véritable bible de la musique américaine, en avait fait «le clip le plus attendu de l’année». Rien que ça! Il ne s’est pas trompé. Publiée le 4 juillet sur YouTube, la vidéo de Not Like Us a directement affolé le compteurs. Et de pointer à la première place des tendances musique de la plateforme. Elle est signée Kendrick Lamar, et constitue une nouvelle étape –définitive?– dans l’affrontement qui l’oppose à une autre superstar du rap, Drake.

Certains conflits ont cours depuis tellement longtemps qu’on ne sait plus trop comment et qui les ont démarrés. En l’occurrence, cela fait plusieurs semaines que dure celui entre, d’une part, Drake –le king du streaming, détenteur, à égalité avec Michael Jackson, du plus grand nombre de numéros un dans le hit-parade américain– et de l’autre, Kendrick Lamar –rappeur surdoué aux multiples récompenses, dont un prix Pulitzer. La pop culture a toujours adoré les rivalités. Dans ce cas-ci, la bisbrouille est spectaculaire. Et le combat sans merci. Il s’est réglé à coups de rimes de plus en plus vicieuses. Et, évidemment, d’insultes bien senties…

De quoi confirmer l’idée –le cliché, à vrai dire– que la culture hip-hop est, plus qu’une autre, propice aux invectives et aux clash? Pas si vite. Certes, elle a toujours eu le goût de la compétition et de la confrontation, par exemple sous la forme de battle de rap, DJ ou de breakdance. Comme le jazz, elle s’est nourrie de la tradition afro-américaine des «dirty dozens», joutes verbales pratiquées par les anciens esclaves. Mais ce même mouvement hip-hop est aussi né à la fin des années 1970, avec l’idée de pacifier les quartiers déshérités du Bronx.

La vérité est que l’insulte est un sport pratiqué par à peu près tous les genres. Du rock –au hasard, la célèbre décharge signée Rage Against The Machine sur le classique Killing In The Name, quand le chanteur Zack de la Rocha se met à hurler à pleins poumons «Fuck you, I won’t do what you tell me» («Je vous emmerde/Je ne ferai pas ce que vous me dites»). A la pop –le tube Fuck you, chanté de manière primesautière par l’Anglaise Lily Allen, en 2009, s’adressant à l’époque au président américain George Bush. En passant par la chanson, l’électronique, le jazz, etc. Les exemples sont innombrables. Y compris dans la musique classique. Sur la partition annotée de son concerto pour cor n°1, Mozart s’était ainsi amusé à glisser des tacles à son soliste (et ami), Joseph Leutgeb –«Toujours pas fini? Espèce d’affreux porc!». Plus sérieusement, en 1917, Erik Satie écopait de huit jours de prison pour «injure publique», après avoir traité le critique Jean Poueigh de «cul»…

Conflit de générations

La musique adoucit les mœurs? Pas sûr. Mais peut-être qu’elle les cadre quand même un peu, servant d’exutoire aux conflits. Elle ne neutralise pas forcément l’injure. Mais la poétise, et lui donne une autre dimension. Ne serait-ce que parce que l’invective devient une rime ou même simplement un son. Ce qui change (presque) tout.

A partir de là, on peut ainsi se permettre de même insulter les morts. Comme quand Gainsbourg chante son Requiem. Non pas, en l’occurrence, pour un connard ou un salopard. Mais bien «pour un con», appuyant délibérément sur l’insulte monosyllabique. De son côté, Brel fait encore plus fort. Il n’a même pas besoin de prononcer le mot pour expliquer que «les bourgeois, c’est comme les cochons, plus ça devient vieux, plus ça devient…»

Naturellement, l’art de l’insulte musicale évolue avec l’époque. Avec la naissance de la sphère pop et de la contre-culture, elle va servir à tester les limites. Quand Renaud écrit son premier morceau, Crève salope, en 1968, il a 16 ans et une rage adolescente difficile à contenir. Durant les troubles du mois de mai, le titre fera d’ailleurs le tour des auditoires de la Sorbonne. A la fin des années 1970, les Sex Pistols utiliseront eux l’injure pour dénigrer les dinosaures du rock qui les ont précédés (Elvis, les Stones, etc.). Et surtout pour attaquer l’institution monarchique, traitant la Reine d’«idiote» (moron), dans leur célèbre version de God Save The Queen. A leurs yeux, elle n’est même pas un «être humain», juste le jouet d’un régime fasciste. La vénérable BBC bannira le morceau de ses ondes. Mais cela n’empêchera pas le 45 tours de terminer au sommet des hit-parades britanniques…

Philippe Katerine, spécialiste des injures balancées de la manière la plus drôle et décomplexée qui soit. © Getty Images

Un peu plus de 30 ans plus tard, en 2010, le fantasque Philippe Katerine «vengera» la Souveraine en chantant, en français dans le texte, mais avec un accent anglais décalé: «Bonjour, je suis la reine d’Angleterre/Et je vous chie à la raie»… Au fil du temps, le chanteur français est devenu le spécialiste pour balancer des injures de la manière la plus drôle et décomplexée qui soit. Mais pas forcément gratuite ni innocente. Sur son dernier album, Confessions, sorti en 2019, celui qui avait déjà chanté 20 ans plus tôt Je vous emmerde, insiste: «Vous êtes tous des C.O.N.S.» Et de faire mine d’infliger une gifle au président Macron.

Si l’outrance se digère mieux en musique, sa réception dépend malgré tout du contexte.

Il faut dire que l’humour et la fantaisie font passer beaucoup de choses. En 2009, Brigitte Fontaine fête ses 70 ans et chante fièrement, sur Prohibition: «Je suis vieille et je vous encule!»

Si l’outrance se digère mieux en musique, sa réception dépend malgré tout du contexte. Au début des années 1950 –bien avant, donc, le Sacrifice de poulet des rappeurs du Ministère A.M.E.R. ou le Fuck Tha Police polémique des Américains de NWA–, Georges Brassens pouvait s’amuser du passage à tabac de gendarmes, dans son morceau Hécatombe. Et de chanter, par exemple, tout guilleret, «je les adore, sous forme de macchabées». Soixante ans plus tard, à Rennes, un jeune homme sera pourtant, lui, condamné pour avoir chanté les mêmes paroles à sa fenêtre, au passage de trois policiers…

De la même manière, le contexte n’est pas tout à fait le même pour Orelsan quand éclate la polémique autour de son morceau Sale Pute. Au moment où il publie ce qu’il conçoit comme une fiction gore, il ne compte encore que quelques milliers d’abonnés sur son compte MySpace, susceptibles de décrypter la parodie trash. Avec le succès, ses paroles violemment sexistes deviennent cependant rapidement inaudibles. Le rappeur ne joue d’ailleurs jamais en concert le titre, qui n’apparaît sur aucun de ses albums. Cela ne l’empêchera pas de se retrouver devant les tribunaux, avant d’être finalement relaxé, plusieurs années plus tard.

Le mot en -n

Même en musique, l’injure reste donc un art délicat à pratiquer. Avec un peu de talent, il est cependant possible de retourner l’insulte à son avantage. Voire de se la réapproprier. C’est le retournement du stigmate. Quand Georges Moustaki écrit Le Métèque, il endosse l’invective balancée à la face de l’étranger pour en faire une sorte d’idéal romantique –«Avec ma gueule de métèque, de Juif errant, de pâtre grec et mes cheveux aux quatre vents»… Même chose avec feu Claude Barzotti, chantant Le Rital, en 1984. Dans le racisme décomplexé des années 1980, le terme est presque banal. Il n’en reste pas moins vexatoire. «Je rêvais d’être un enfant blanc/J’en voulais un peu à mon père», précise dans un premier temps le chanteur de variétés originaire de Châtelet. Avant de revendiquer ses racines, avec le fameux «Je suis rital/Et je le reste», «Italien jusque dans la peau».

Plus récemment, c’est la candidate espagnole à l’Eurovision, la chanteuse Nebulossa qui a suscité la polémique. Certaines associations féministes n’ont en effet pas apprécié de la voir interpréter son morceau intitulé Zorra. Un mot qui, en argot espagnol, signifie «traînée»… L’intéressée aura beau expliquer que l’idée était précisément de retourner la charge, en se réappropriant l’insulte pour en faire le synonyme d’une femme forte et indépendante, son discours n’a qu’à moitié convaincu.

Aux Etats-Unis, c’est le mot «nigger», «nègre» en français –ou son dérivé «nigga», «négro»– qui sont scrutés de très près. Ce que certains ont rebaptisé le «n-word» est en effet reconnu par tout le monde comme un terme raciste et lié à l’esclavage. Certains artistes afro-américains, rappeurs surtout, n’hésitent pourtant pas à l’utiliser dans leurs textes. Avec, là aussi, l’idée de transformer l’insulte infâmante en emblème.

Le «tour de magie» ne fonctionne toutefois pas à tous les coups. Ni avec tout le monde. Si un rappeur noir rajoute du «nigga» à tous les bouts de phrase, un rappeur blanc peut-il en faire de même? Dans un freestyle de 2017, diffusé sur Skyrock, Roméo Elvis posait ainsi la question: «C’est comme pour le truc avec négro, alors que j’ai des amis négro et pédé. Ils aiment qu’on les appelle comme ça parce qu’on s’en bat les couilles de ce genre de choses.» Avant de finir par s’excuser publiquement, répétant son aversion pour toute forme d’homophobie ou de racisme.

La même année, Kendrick Lamar avait lui invité une fan, blanche, à venir rapper sur scène. Au bout de quelques secondes, sous les huées du public, il devra l’interrompre pour lui demander de ne pas prononcer le fameux mot. Même s’il se trouvait effectivement dans le texte qu’il avait lui-même écrit… En 2022, sur son chef-d’œuvre Mr Morale & The Big Steppers, le rappeur californien reviendra sur l’incident. Dans le morceau Aunties Diaries, il évoque la transsexualité d’un parent et s’interroge sur ses propres contradictions. «On m’a appris que les mots n’étaient rien de plus que des sons/S’ils étaient prononcés sans intentions», argumente le rappeur. OK, lui répond alors sa tante: «On peut crier « pédé, pédé, pédé » ensemble/Mais seulement si tu laisses une fille blanche prononcer le mot négro»…

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire