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Jean-Paul Dessy: «La musique a donné un axe à ma vie»

Philippe Cornet Journaliste musique

Violoncelliste et compositeur, Jean-Paul Dessy dirige l’ensemble Musiques nouvelles, qui fête ses 60 ans. Imprégné d’inspirations musicales éclectiques, son carburant spirituel, l’aventurier sonore recule les limites de la pollinisation des genres.

Top modèle?», interroge Jean-Paul Dessy à l’énoncé de notre rubrique. «Quand j’entends ce terme, difficile de ne pas penser à l’idéal de beauté, celui des icônes recherchées par les créateurs de mode. Entre 2002 et 2005, j’ai composé les musiques de certains défilés parisiens de Hussein Chalayan (NDLR: styliste britannique d’origine chypriote turque), un peu à la marge de ma vie de compositeur et d’instrumentiste. Parfois en solo, parfois avec l’ ensemble Musiques nouvelles. Chalayan est un artiste ayant la quête spirituelle de vouloir dépasser la matière.»

En ce jour de fin novembre à la météo maussade, les propos de Jean-Paul Dessy sont un magma de paroles et de convictions solaires. Là, le proche sexagénaire (il est né en 1963) ferme une première fois les yeux. Et tend les mains comme s’il frôlait des noires et blanches imaginaires, le piano ayant été sa première formation de très jeune étudiant à l’ académie de Huy. Itinéraire d’un enfant gâté, pas forcément par des moyens familiaux de la classe moyenne – papa est fonctionnaire, maman institutrice – mais par un pronostic artistique hors norme. A 5 ans, le très jeune Dessy entend en vrai, lors d’un concert hutois, «un gros violon qu’on tient entre ses jambes». Choc, stupéfaction, immédiate addiction positive. Il réclame si fort le violoncelle à l’académie, qui ne l’enseigne pas encore, qu’une classe du genre y est instaurée lorsque Jean-Paul Dessy a 10 ans. Après des cours de piano, le voilà avec l’archet devant «un intercesseur, un confident. Il m’a fallu des années pour parvenir à amadouer cet instrument. La musique a constitué le jalon de mon enfance et de mon adolescence. Elle a permis de donner un axe à ma vie, un appel, un chemin vaste et exigeant, à travers une forme de symbiose, de chimère homme-instrument.»

Arbres exaucés

Jean-Paul débarque à l’interview avec son complice de 223 ans, violoncelle d’un luthier napolitain sans grand renom, Leopoldo Barbati. Trouvé en sale état dans un grenier, par l’intermédiaire du grand-père du propriétaire. «Il m’a fallu investir 10 000 euros pour le restaurer. Chaque jour, je remercie la providence d’avoir fait du violoncelle une interface entre moi et moi-même. Depuis que nous avons commencé à vivre ensemble, il y a sept ans, c’est une union. Il y a des affinités, des atomes crochus, je vis quelque chose qui tient de la félicité. C’est vertigineux.» Et puis, saisissant l’engin précieux, Dessy attaque les cordes en impro, comme s’il était en concert ou dans ce lieu exceptionnel de répétition et de prestation de Musiques nouvelles qu’ est le splendide Arsonic montois.

Cette ancienne caserne de pompiers a été métamorphosée en 2015 en un écrin sonore boisé. «Un lieu qui agit comme le souffle d’un ange sur nos sons pour leur donner leur juste réverbération. Là, comme d’autres instruments, le violoncelle, fait de sapin qui grandit en altitude, d’érable et d’ébène, trouve sa place. Des arbres sacrifiés mais aussi sublimés et exaucés en ce qu’ils génèrent un outillage subtil qui permet à des humains, de façon inspirée et incantatoire, de créer un monde à partir d’un objet. Pour moi, c’est un émerveillement quotidien, c’est de l’ordre d’un minimiracle.»

Au fil des décennies, Dessy s’est gavé de partitions et d’écoutes multiples. «De signes puissants comme ceux d’ Arvo Pärt, de Philip Glass ou de Steve Reich. Mais également de Vivaldi et Haendel. Au fil de la vie, on construit une relation interpersonnelle, une communion avec ces noms passés ou présents. C’est puissant, transformateur, soignant. Quelques œuvres resteront toujours comme des recours, des secours. Par exemple, le mouvement lent de la Septième symphonie de Beethoven, qui a ouvert en moi un trésor. Ou alors les chansons de Léo Ferré. Une pharmacopée sans effets secondaires».

Inspirant, Dessy doit l’être puisque son don pour le piano – premier ami qui lui veut toujours du bien – l’amène, bien plus tard, à prolonger le travail de Pierre Bartholomée et Henri Pousseur, fondateurs de Musiques nouvelles. De profondes personnalités, qui ont eu un grand impact sur la vie musicale belge via un premier concert à Flagey (alors l’Institut national de radiodiffusion) il y a soixante ans. Aujourd’hui, la philosophie est identique: faire écouter des choses inhabituelles. L’idée de la musique qui, jusqu’il y a à peu près cent ans et l’apparition des enregistrements, s’écoutait dans le pur instant. Ici, on est dans la découverte avec un possible éblouissement.»

© PHILIPPE CORNET

Elixir et alambics

L’ adolescence n’est pas entièrement dédiée au classique: grâce à la médiathèque, Jean-Paul Dessy découvre des musiques contemporaines, jazzy, troisième courant, rock. Soit David Bowie, partie prenante de son panthéon personnel, et la chance de brasser de multiples mondes sonores. «Tellement différents et compatibles. De tous temps, la musique savante (sic) s’est nourrie des musiques populaires. Comme un échange de bons précédés. De Bartok à Ligeti.»

Depuis son accession à la tête de Musiques nouvelles – et de sa configuration cousine du Mons Orchestra, aujourd’hui mis en repos –, l’homme a multiplié les expériences hors du classique et du contemporain. De nombreux artistes parsèment cette riche piste, amenant le groupe de Jean-Paul à se diversifier: Musiques nouvelles ajoute aux classiques cordes et cuivres une guitare électrique, ou encore des claviers penchés sur l’électronique. «C’est fascinant de voir comment les constellations s’inscrivent dans cette immense galaxie qu’ on appelle musique contemporaine, musique de création, musique d’aujourd’hui. Peu importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ; à chaque fois, ce sont des diamants incommensurables.»

Mais encore? Dessy et ses ensembles accumulent, depuis environ trois décennies déjà, des expériences avec, entre autres, An Pierlé, Venus, Stuart Staples (Tindersticks), Rapsat, Keren Ann. Souvent avec la complicité et les moyens de production de Paul-Henri Wauters, programmateur (aujourd’hui devenu directeur) du Botanique. Dans cette liste, impossible d’oublier Christophe, chanteur sixties considéré «à minettes» devenu, en trois ou quatre décennies, un des principaux explorateurs du son en France, aux confins de la variété, du rock et de l’électronique. «Avec son pianiste belge qui signait aussi la plupart des arrangements de ce projet, Pascal Charpentier, nous avons donné deux grands concerts, à Paris et Bruxelles. Les liens personnels sont importants dans ce métier… Ma plus belle expérience? Difficile, voire impossible, de n’ en garder qu’une mais il faut relever celle avec An Pierlé. Une musicienne qui n’a rien à envier à Kate Bush. On a fait beaucoup de concerts avec elle, jusqu’à un grand ensemble de quinze musiciens au Cirque royal à Bruxelles. Le résultat fut celui d’un élixir qui coule dans de nombreux alambics, par une addition de pièces rapportées.»

Chamanique

«Il y a un mystère dans le terme inspiration: dans quelle mesure un artiste peut-il la trouver? Etre inspiré ou inspirant, je pense que c’est la même chose, le même lien. En tant que musicien, elle a une saveur et une réalité. C’est quelque chose que je cherche assidûment. A la source de l’art de la vie, de la musique, il y a quelque chose d’indescriptible. Une réalité qui ne se place pas dans un espace forcément matériel. Le musicien est un lien entre tout cela, sur cette voie de trafic intense et intemporelle. Cela se sent surtout à travers les témoignages de spectateurs qui viennent me dire qu’ils ont été profondément touchés, dans un rapport d’âme à âme. Les concerts, la réalité sensorielle, je les chéris entre tous, parce qu’ils amènent une lévitation invisible commune dans une salle.» Si Jean-Paul Dessy ne se reconnaît aucune appartenance directe à une religion ou une liturgie conventionnelle, il ressent une relation avec le monde des esprits. Le mot chaman arrive dans la conversation. «C’est un sentiment qui ne nous habite pas dans la vie profane, prosaïque, habituelle, mais à certains instants, certains sons et moments musicaux amènent une forme de lumière. Quelque chose alors s’embrase et la vie prend du sens. Le sacré permet de danser, de jubiler. Il est porteur d’une joie inconditionnelle. A tâtons, on comprend que la musique n’est jamais qu’un court-circuit entre les oreilles et le cœur.»

Depuis des années, Jean-Paul Dessy a pris la bonne habitude de méditer. «J’ai besoin, à certains moments, de remplir mon réservoir de silence et de respiration, au sens physiologique du terme, pour être dans un espace où je peux prendre la mer.» Référence à Charles Baudelaire et qui signifie lâcher les amarres, être à l’écoute de soi-même autant que des autres. Dessy parle du son comme d’un intrus qui, encore une fois, nous voudrait du bien. D’une musique qui s’immisce chez l’auditeur de façon aimante. Face à son passé musical et humain, auquel s’ajoute la joie de fêter les soixante ans de Musiques nouvelles, Dessy s’enthousiasme aussi et surtout pour le futur. Notamment cet album, prévu pour 2023, avec le slameur belgo-congolais Pitcho. Histoire musicale à suivre…

Sa plus grosse claque

Pour avancer, on va de claque en claque. Comme lorsque, en 1997, j’ai entendu ce musicien indien, Dhruba Ghosh, qui jouait le sarangi, une vièle à archet. Ce fut un moment de communion complète avec l’instrument et le musicien.

Son mantra

«Etre à l’écoute, c’est écouter l’être.»

Son plus gros risque

«Affronter le trac. Il arrive à mon premier examen public, alors que j’ai 10 ans. Je m’arrête au milieu d’une pièce de Bach, dépossédé de moi-même. Ma vie de musicien a été d’affronter ce démon.»

Dates clés

Septembre 1973 «Mes premier cours de violoncelle, avec un professeur magnifique. Il m’a prêté un violoncelle trois-quarts, ce qui a changé ma vie.»

11 mars 2001 «La naissance de mon fils.»

17 février 2011 «La création par l’Orchestre national de Belgique de ma première Méditation symphonique.»

27 janvier 2018 «La création de mon Requiem par le chœur et l’orchestre de chambre de Tallinn.»

5 décembre 2022 «Pour la célébration des 60 ans de Musiques nouvelles, à Flagey, nous présenterons soixante fois soixante secondes de musiques signées par autant de compositeurs, de genres très variés. Sort également ces jours-ci un coffret de six disques qui célèbre 45 compositeurs interprétés par Musiques nouvelles.»

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