Lola Lafon, sur les traces d’Anne Frank
Avec Quand tu écouteras cette chanson, Lola Lafon part à la recherche de la trace comme de l’absence, celles d’Anne Frank, celles aussi de la famille de l’autrice, marquée par l’exil et la perte, et que l’écriture lui permet d’invoquer et évoquer.
« Ils n’ont pas disparu, ils sont là, les absents. Ils persistent et la trace que laisse leur absence est une question.» C’est l’une des dernières phrases de Quand tu écouteras cette chanson (1) de Lola Lafon, qui vient clore la longue introspection que lui inspire sa nuit passée dans la Maison Anne Frank, à Amsterdam. Ces absents, ce sont ceux semés au fil des siècles, et plus particulièrement du XXe, par la cruauté des hommes, leur «besoin de ravager, un besoin de frapper à mort, d’assassiner et de s’enivrer de violence», pour citer Anne Frank. C’est là sûrement l’une des forces du livre de Lola Lafon. Restituer à Anne Frank son statut d’autrice – elle se projetait romancière ou journaliste et le journal que nous connaissons est le fruit d’un conséquent travail d’édition et de réécriture de sa part – et dépasser la figure de la jeune fille fleur bleue, pour lui rendre sa terrassante clairvoyance, son «extralucidité adolescente» comme l’écrit Lola Lafon. «Anne Frank comprenait ce qu’elle voyait par la fenêtre, ce qu’elle entendait à la radio. Elle a une insolence extraordinaire, envers les adultes, mais aussi à l’égard de la situation, de l’histoire en train de s’écrire. Elle parle frontalement de la guerre, de l’antisémitisme. J’ai été stupéfaite de découvrir la façon dont Hollywood avait de sa figure un souvenir lisse, dépouillé de tout ce qui était dérangeant.»
Peut-être commence-t-on parfois à écrire pour faire suite à ce qu’on a perdu, pour inventer une suite à ce qui n’est plus.
Si Anne Frank est devenue un tel symbole, c’est aussi et sûrement parce qu’elle n’a pas pu user de son talent d’écrivaine pour raconter la fin de sa vie, les camps et la Shoah. Aurait-on pu entendre la suite? «Il existe tellement de documentation sur les quinze brèves années de sa vie, mais si peu sur sa mort et son parcours vers la mort, déplore Lola Lafon. On n’a pas le droit de faire l’impasse là-dessus. Cela pose la question de ce que l’on sait et de ce que l’on fait de ce qu’on sait.»
Une sensation de vide
Que fait-on des traces que l’histoire et celles et ceux qui l’ont vécue nous ont laissées? Alors qu’elle progresse dans les couloirs du musée, retardant toujours l’entrée dans la chambre de la jeune écrivaine, Lola Lafon ne peut que constater que ce que met en scène l’ annexe, c’est le vide. «La sensation de vide, c’est une volonté du père d’ Anne Frank, le seul survivant, qui voulait que l’ annexe reste dans l’état où les Nazis l’avaient laissée, pillée et vide. Otto Frank voulait que l’on voit l’absence de ses filles et de sa femme. Cette absence a fait revenir pour moi d’autres absents, mes grands-parents, qui ont suivi un parcours très similaire de celui des Frank. La trace se matérialise de façon très concrète dans le musée. Encadrés au murs, on découvre les traits de crayon qui témoignent de la croissance d’ Anne et sa sœur Margaux. Il y a de petites traces de vie dans l’ annexe, et leur absence.»
Lola Lafon, face à cette absence, évoque aussi les images manquantes, celles qui empêchent d’apaiser les mémoires. Ces points de fuite qui guident son récit, comme des appels venus du dehors, c’est l’histoire de sa propre famille, mais aussi celle d’un jeune homme croisé dans son enfance, auteur de lettres qu’elle garda précieusement, et victime du génocide perpétré par les Khmers rouges. «Il fallait trouver ma place dans cette histoire, avoue-t-elle. Avant d’écrire, ce dont j’étais sûre, c’est qu’il ne fallait jamais imaginer faire de comparaison avec Anne Frank. Elle ne nous appartient pas. Mais l’histoire de mes grands-parents juifs polonais, à laquelle je ne m’étais jamais confrontée sur papier, m’est revenue. Et puis, peu à peu, je me suis souvenue de ce jeune homme. J’ai compris que j’avais croisé la trajectoire d’un adolescent qui avait, lui aussi, été victime d’un génocide. C’est par son histoire que je pouvais revenir à la mienne et parvenir à trouver ma place.»
L’ autrice s’interroge: «A quoi peut servir pour Anne Frank l’écriture? L’ a-t-elle aidée à survivre? Ou, au contraire, lui a-t-elle donné le savoir intime de l’imminence de sa mort? Je n’ai pas la réponse.» L’ écriture est également devoir de mémoire, mémoire de sa famille, d’ Anne Frank, de toutes les absences. «Je me dis que ma façon à moi d’être là aujourd’hui, c’est d’inscrire les choses, et de ne pas laisser de flou, par exemple ne pas laisser l’histoire d’ Anne Frank être adoucie par le spectacle.»
L’écriture est aussi peut-être une façon d’être digne d’un héritage, d’une histoire. Lola Lafon évoque dans le livre la nécessité pour les générations qui ont suivi celle des survivants de la Shoah de vivre encore plus fort pour rattraper les années perdues des disparus, tout en ressentant un profond sentiment d’imposture. L’ écriture est peut-être aussi une façon d’être à la hauteur. C’est en tout cas ce que laissent penser ces mots: «Peut-être commence-t-on parfois à écrire pour faire suite à ce qu’on a perdu, pour inventer une suite à ce qui n’est plus. Pour dire, comme le petit rond rouge sur un plan, que nous sommes ici, vivants. Si la mémoire s’étiole, les mots, eux, restent intacts ; ils sont notre géographie du temps.»
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