« L’Occident est totalement obsédé par la culture russe »
Cette saison, le théâtre royal de la Monnaie programme pas moins de trois opéras russes, un choix qui peut sembler étonnant vu le contexte de la guerre en Ukraine. Faut-il boycotter les œuvres d’arts russes, même composées par des artistes morts depuis longtemps?
Cette année, le théâtre royal de Monnaie présente une véritable saison russe: dès ce dimanche, le public pourra assister à une représentation d’Eugène Onéguine, un opéra du compositeur russe Piotr Ilitch Tchaïkovski basé sur un roman éponyme d’Alexandre Pouchkine. En septembre dernier, le théâtre avait déjà monté la Dame de Pique de Tchaïkovski, également tiré d’une nouvelle éponyme d’Alexandre Pouchkine. Et plus tard cette année, la Monnaie mettra en scène Nos, le premier opéra du compositeur russe Dimitri Chostakovitch, inspiré de la nouvelle Le Nez de Nicolas Gogol, écrivain russe, né à Sorotchintsy, un village situé aujourd’hui en Ukraine.
Le directeur de la Monnaie, Peter de Caluwe, se dit bien conscient de l’étonnement que peut susciter ce choix. Il souligne que la programmation date de saisons précédentes, et qu’elle avait été reportée pour cause de Covid. « Ainsi réunies dans l’actuelle programmation, les œuvres russes forment certes un ensemble, qui n’avait pas été planifié en tant tel. Cependant, cet état de fait nous offre une occasion inattendue de réaffirmer notre mission en tant qu’institution culturelle: unir et réunir les gens, et continuer à considérer la culture comme le seul ciment qui préserve encore la cohésion de l’Europe« , déclare-t-il dans un communiqué.
Il rappelle que la Monnaie « condamne fermement l’agression dévastatrice et le génocide perpétrés par le régime russe contre la nation ukrainienne, et exprime sa solidarité avec les populations qui subissent les terribles conséquences de cette guerre vaine. Il est de notre responsabilité de citoyens d’œuvrer de toutes nos forces à un avenir pacifique, fondé sur les valeurs humanistes au cœur des communautés européennes ».
Pour Peter De Caluwe, « lire de la littérature russe ou écouter de la musique russe n’équivaut pas à faire de la propagande pour le régime russe ». « Sous le régime du tsar Alexandre III, un compositeur comme Tchaïkovski a résisté avec véhémence aux exigences de son époque, selon lesquelles les artistes devaient écrire une musique ‘authentiquement russe’ et se détourner de la culture occidentale », ajoute-t-il.
Interrogé par le quotidien De Standaard, il admet toutefois que le poète et romancier Alexandre Pouchkine (1799-1837) s’est exprimé de manière négative sur l’Ukraine. « Mais cela ne signifie pas qu’il faille le supprimer, pas plus qu’il ne faut supprimer Tchaïkovski et Chostakovitch. Vous ne pouvez pas les rendre responsables de la guerre en Ukraine ou les soupçonner de sympathiser avec Poutine. C’est le régime russe lui-même qui sape sa propre culture », estime-t-il.
« Peut-il y avoir une Dame de Pique après Bucha ou Marioupol? »
La programmation suscite l’indignation de l’ASBL Promote Ukraine, qui s’interroge : « Peut-il y avoir une Dame de Pique après Bucha ou Marioupol? » L’association estime que l’affirmation de la Monnaie Nous sommes ici pour faire de l’art, pas la guerre est insuffisante. « Face au génocide – génocide publiquement annoncé et planifié – nous vous invitons à réfléchir à cette réalité à la fois intellectuellement et moralement – en connaissant parfaitement vos responsabilités envers le public, les différentes parties prenantes, les employés – mais en posant les questions ‘Comment mes activités renforcent-elles le message des agresseurs impérialistes? Comment traitons-nous les victimes de ces agressions? Comment donner la parole aux opprimés? Une noble cause pour une institution dont l’histoire est plus longue que celle de l’État belge et qui défend la liberté et l’autodétermination’ », écrit l’ASBL.
Face à ces critiques, la Monnaie a décidé de témoigner sa solidarité envers les victimes de la guerre. Elle a ainsi décidé de placarder une immense photo de Marioupol, une ville portuaire ukrainienne détruite par les Russes, sur sa façade, illuminée chaque nuit des couleurs du drapeau ukrainien. Elle a également programmé deux concerts en hommage à l’Ukraine: le Concerto pour piano n°2 du compositeur ukrainien Sergueï Bortkiewicz et la Troisième symphonie en si mineur « Ilya Mouromets » du compositeur russe d’origine germano-polonaise Reinhold Glière (1875-1956), né à Kiev.
« Plus aucune musique russe »
Si la Monnaie a décidé de maintenir les opéras russes, l’école de musique Tchaïkovski, située à Bruxelles, a changé de nom. Elle a été rebaptisée Brussels International Music Academy. « Depuis le 11 août 2022, mon école ne porte plus officiellement le nom de Tchaïkovski. Malgré les difficultés que j’ai rencontrées pour changer le nom de l’école, un nom connu de tous à Bruxelles et ses environs, avec des conséquences colossales en termes de matériel, j’ai pris une décision il y a plusieurs mois et maintenant j’ouvre une nouvelle année scolaire dans une école portant le nom Brussels International Music Academy. Désormais, aucune musique russe ne sera plus jouée dans mon Brussels International Music Academy », explique Natalia Chepurenko, Belgo-Ukrainienne et fondatrice de l’école, sur sa page Facebook.
Interrogée par notre confrère de Knack, l’historienne ukrainienne Olena Betlij ne comprend pas non plus « l’obsession » de l’Occident pour la culture russe. « L’Occident est totalement obsédé par la culture russe. Qu’il s’agisse de ballet, de littérature ou de musique: si l’œuvre est réalisée par un Russe, l’Occident tombe en quasi en pâmoison. Personne ne voit quel message ces œuvres véhiculent ».
Elle cite l’exemple de l’écrivain russe Fiodor Dostoïevski, auteur notamment de Crime et Châtiment et des Frères Karamazov. « Je ne dis pas que les Ukrainiens ne doivent plus lire Dostoïevski. Mais avons-nous vraiment besoin de consacrer notre temps précieux à l’école à des écrivains comme Pouchkine ou Dostoïevski, qui ne cessent de faire des remarques désobligeantes sur les Ukrainiens ? »
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