«Etre ensemble peut être une malédiction», affirme l’écrivain Pascal Quignard. © BELGAIMAGE

Pascal Quignard, écrivain: «Quand on aime, on se tait»

Lauréat du prix Goncourt 2002, Pascal Quignard ouvre au Vif la porte de sa pensée intime à l’occasion de la sortie de son récent ouvrage Complément à la théorie sexuelle et sur l’amour.

Les auteurs à la mode passent. Lui, reste. Solide, auguste, pétillant à 76 ans. A l’inverse de ceux qui fabriquent leur gloire, Pascal Quignard construit une œuvre sans omniprésence médiatique. Discret, il sait échapper aux radars pour se faire désirer. Beaucoup apprécient toujours de le retrouver par le biais d’un roman ou d’un essai, avec le même enthousiasme qui, par exemple, poussait certains chez le disquaire lorsque Brel sortait un 33 tours. Dernière preuve en date: le succès de son récent livre, Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour, malgré une avare campagne de promotion. Sans doute l’ouvrage le plus intime de son abondante bibliographie. Le lauréat du prix Goncourt 2002 s’y livre et y fait le tour de toutes ses dilections: sa conception intime de l’amour et de la sexualité, sa fascination pour le coït, sa gratitude envers la psychanalyse, qui l’aurait sauvé de son désir de suicide, mais aussi ses diatribes contre une forme de néopuritanisme qui gagne nos sociétés. On se délecte de l’entendre discourir, de sa voix solaire, de ses chevaux de bataille, ponctuant ses réflexions de savoureuses envolées et images poétiques –on ne comprend pas tout mais, et c’est ce qui fait son charme, c’est beau. Joyeusement solitaire, Pasqual Quignard vit reclus dans son humble, mais fort élégant, appartement au nord de Paris. Avenant et d’une courtoisie obligeante, il ouvre pour Le Vif la porte de sa pensée intime.

En 2007, vous publiiez votre provocateur et transgressif La Nuit sexuelle (Flammarion) qui a choqué et provoqué de vives polémiques. Pourquoi revenir sur ce sujet du sexe?

En effet, il y a à peu près 20 ans, La Nuit sexuelle avait scandalisé les milieux conservateurs et certains extrémistes religieux qui trouvaient le livre peu pudique. Mais là n’est pas l’essentiel. La thèse que j’y soutenais était que, contrairement à ce qu’on croit, ce n’est pas le christianisme qui a imposé le puritanisme dans la société; c’était plutôt le monde romain. C’est précisément ce monde romain, très mélancolique, qui avait donné un tour très sombre, de dégoût même, à la sexualité. Aujourd’hui, en 2024, je voulais, d’une certaine manière, faire le point sur le puritanisme, celui qui traverse nos sociétés. Mais je voulais aussi, d’une manière plus implicite et à ma manière, faire mon «coming out» par rapport à la psychanalyse et dire publiquement qu’elle m’a sauvé la vie.

Qu’entendez-vous par là?

La psychanalyse est mal vue et très méprisée de nos jours, en partie à cause du cognitivisme qui nous vient des Etats-Unis. Je veux dire par là qu’aujourd’hui, on privilégie dans l’explication de nos comportements le fonctionnement du cerveau et des neurones et non les méthodes de la psychanalyse.

En quoi vous a-t-elle sauvé?

A la naissance, j’étais un nourrisson anorexique. Enfant, j’étais introverti et assez renfermé sur moi-même. Très tôt, j’ai plongé dans des dépressions successives et à l’âge de 30 ans, j’avais un désir de mort. Disons-le franchement: je voulais me suicider. C’est là que la psychanalyse est intervenue. Elle m’a peu à peu libéré de ce désir de mort et de cette pensée obsessionnelle du suicide. Maintenant que je m’approche de la mort, je ne la désire plus comme quand j’étais jeune –et ce, grâce à la psychanalyse. Je voulais témoigner de cela. A cet effet, j’ai relu et me suis replongé dans la psychanalyse. Je dois vous avouer que ce sont des lectures libératrices par les temps qui courent. Aujourd’hui, on a un tas de théories modernes, plus puritaines les unes que les autres, qui cherchent à domestiquer la sexualité.

«Le lien entre l’acte sexuel et la naissance d’un enfant rend l’acte sexuel insupportable à notre espèce humaine.»

Quelles sont les manifestations concrètes de ces théories sexuelles modernes puritaines dont vous parlez? D’aucuns, au contraire, déplorent une société hypersexualisée, où le sexe est partout, dans les pubs, les films…

Je ne dirais pas qu’on vit dans un monde totalement puritain. En tout cas, en ce qui me concerne, ou mon entourage. Mais les livres que j’ai écrits sont vus comme sulfureux. La Nuit sexuelle a été censuré. Je rappelais tout à l’heure que les catholiques traditionalistes voulaient le brûler. Il fut couvert de mazout et mis à feu à l’abbaye de Lagrasse. Aussi, plusieurs amis m’ont fait lire des livres, très diffusés en ce moment et qui rencontrent un certain succès, des livres dits «woke». C’est un peu effrayant leur conception de la sexualité.

Dans votre nouveau livre, vous évoquez celui du professeur et essayiste Eric Marty qui confirme d’une certaine manière vos intuitions…

En effet, son ouvrage, Le Sexe des modernes (Le Seuil, 2021) étudie de manière très précise et argumentée l’évolution de notre conception de la sexualité entre le milieu du XXe siècle et aujourd’hui. Je pense que ce qu’on en retient, c’est que, dans nos sociétés, on a un rapport de plus en plus puritain à la sexualité. Pour donner un exemple concret, qui vient des Etats-Unis, je pense à la loi américaine votée en 2005, connue sous le nom de «Broadcast Decency Enforcement», contre les «images indécentes» qui, en réalité, même si elle ne dit pas son nom, est tout simplement une sorte d’excommunication des représentations érotiques.

«Nous haïssons le coït», renchérissez-vous dans le livre.

Nous sommes la seule espèce sur Terre consciente du lien entre l’acte sexuel et la naissance d’un enfant. Cela joue beaucoup sur notre conception du sexe. Je pense surtout que cela rend l’acte sexuel insupportable à notre espèce humaine. Toutes les sociétés modernes répugnent ce lien. Regardez n’importe quelle civilisation et n’importe quelle culture: elles font tout pour empêcher sa vision et son évocation. Quand on plonge dans notre littérature, on note même une sorte de phobie de cet acte.

D’où provient cette «haine»?

C’est une question particulièrement difficile. C’est curieux, d’ailleurs. Dans le livre je me pose un tas de questions en ce sens. Le coït, par définition, est ce qui nous a figuré. Ce qui nous a créé. Pourquoi haïssons, du moins répugnons-nous, ce qui nous a conçu? La vision même du coït est haïe. D’où mon interrogation de savoir pourquoi la vision du coït est toujours une mauvaise rencontre quand elle prend par surprise notre regard, alors que nous en sommes, initialement, le fruit? Pourquoi une telle vision est jugée comme injurieuse? J’ose des questions sans la prétention de leur apporter des réponses définitives ni dogmatiques. Je ne suis pas un religieux. Je n’apporte pas de Vérité. Je fouille des possibilités, c’est tout. Ce livre est un atelier d’expérimentation, ce qui lui donne son côté artisanal.

Cet aspect artisanal se reflète d’ailleurs dès le titre, Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour, où vous juxtaposez le sexe et l’amour. Quel lien (ou pas) établissez-vous entre les deux?

Il s’agit de deux choses totalement différentes. Il y a un miracle qui appartient à la vie, à la nature de la vie et son fonctionnement intime, qu’on peut apercevoir dans les arbres, les fleurs, chez les oiseaux, les animaux. Ce miracle est que la vie fonctionne, très curieusement, par la dissemblance sexuelle: il faut un mâle et une femelle pour qu’il y ait vie. Dit autrement, il faut une différence pure. Cette différence sexuelle engendre et provoque le désir. En même temps, le désir est son origine et sa source. Il s’agit d’une sorte d’élan vital comme dirait le célèbre philosophe français Henri Bergson. Tout le monde vivant est fait de cette différence génitale.

Dans le livre, vous ne parlez jamais de sexualité. Vous insistez sur sexualités, au pluriel. Pourquoi?

Il n’y a pas une sexualité. Il y a deux sexes. Il y a donc au minimum deux sexualités qui sont inéchangeables. Les sexualités emboîtent des sexes différents dont les voluptés sont distinctes et les impressions différentes. Ce sont deux sexualités dont les souhaits, les destins et les instincts sont dissemblables. La relation sexuelle, c’est la jouissance. Et la jouissance, une fois obtenue, une fois atteinte, écarte immédiatement les corps qui ont essayé de s’unir. En se désirant, les deux corps cessent d’être seuls. En s’unissant ils cessent d’être l’un et l’autre. Mais au moment de la jouissance, soudain, ils sont rejetés et échouent dans une sorte de réel, et ils sont de nouveau tout seuls, tout nus, quand ils échouent: ils sont soudain aussi seuls que quand ils naissent. Ils sont de nouveau tellement seuls quand ils ont joui. Ils sont deux.

«Je ne suis pas un religieux. Je n’apporte pas de Vérité. Je fouille des possibilités, c’est tout.»

Ça, c’est pour la sexualité. Quid de l’amour?

L’amour, c’est très différent. La vie, le sexe, le désir, c’est le «deux». L’amour, c’est le «un», l’union, la fusion. L’amour, c’est la recherche nostalgique du «un» perdu. C’est un autre monde. Nous naissons seul au sein du monde. La naissance, qui est un grand thème de la psychanalyse, est un traumatisme complet pour l’être humain. Regardons juste les pleurs et cris du nourrisson à sa naissance. Certes, ils s’expliquent par le changement de l’environnement, par son arrivée dans un monde et un écosystème qui lui sont totalement nouveaux. Mais si on regarde les choses d’un autre plan, d’un autre point de vue, la naissance est l’expression pure d’un traumatisme existentiel. C’est une expulsion: on est expulsé par sa mère, de son ventre vers le monde. La naissance est tout simplement le moment qui déchire cette unité première, cette unité perdue, et l’amour n’est que l’expression du désir de la retrouver. Aussitôt dans le monde, le monde perdu du «un» devient pour nous une nostalgie. Ainsi, dès notre naissance, on évolue dans cette nostalgie avec l’espoir de refusionner un jour et retrouver cette unité perdue. C’est exactement cela l’amour.

Vous dites qu’«amour» et «langage» sont incompatibles. L’amour s’exprime en silence absolu, ajoutez-vous. N’est-ce pas paradoxal?

Je pense en effet qu’il est extraordinairement difficile de parler d’amour. Je ne connais pas de grands textes sur l’amour. Des romans qui racontent des histoires d’amour oui, cela existe, mais ce n’est pas de cela dont je parle. Je parle de textes sur l’amour; il n’en existe pas. En revanche, il existe des textes admirables qui disent justement que les témoignages éloquents sur l’amour, c’est du baratin. Prenez l’exemple du monde mystique, quel qu’en soit la religion, ce monde est unanime pour dire que l’amour est ineffable. D’ailleurs, si vous faites attention, on ne parle jamais dans les moments d’amour pur, ni, d’ailleurs, pendant le sexe. C’est après la jouissance que le langage se rétablit peu à peu. Les mots sortent des blessures des lèvres.

Vous dites que l’amour le plus abouti est sans langage…

Je pense qu’on peut très bien s’entendre silencieusement, se comprendre muettement. Quand on aime, on se tait. D’ailleurs, c’est souvent le cas dans les grandes passions amoureuses. Dans celles-ci, on ressent souvent le corps de l’autre sans aucun besoin de prononcer le moindre mot. Le grand linguiste Emile Benveniste disait que la langue est opposition. Qu’elle binarise tout. Elle ne structure les choses que par opposition. Or, comme je le disais tout à l’heure, l’amour est un. C’est tout le contraire de l’opposition et la binarisation. Dans l’amour, dès que le langage surgit, celui qui parle et celui qui écoute ne s’entendent pas. On dit souvent que, en amour, il faut se méfier des beaux parleurs. C’est vrai. Pour ma part, je dis qu’il faut se méfier des parleurs tout court (rires). Ceux qui engloutissent leurs corps, à savoir le lieu du désir, sous les mots du langage, et ceux qui dissimulent leur désir sous les mots abstraits et les phrases, sont indignes de notre amour.

Vous insistez sur la dimension esthétique du sexe et de l’amour. En quoi consiste-t-elle, au-delà de la célèbre rengaine «l’amour, c’est beau… »?

L’invraisemblance et la surprise. Je suis jardinier, je passe beaucoup de temps dans mon jardin, et lorsqu’on voit l’incroyable diversité des fleurs –qui sont des sexes–, ces corolles, etc., on ne peut qu’admirer la sublime image qu’elles reflètent. C’est la même chose pour l’espèce humaine. C’est toujours imprévisible lorsqu’on tombe amoureux. On ne peut rien savoir de ce qu’on va découvrir –on sait un peu, mais on ne sait pas vraiment quoi. Il y a quelque chose d’archaïque, de profondément archaïque, dans le caractère instable et invraisemblable du sexe et de l’amour. A bien y réfléchir, ce sont des choses étranges que les sexes féminin et masculin. Et c’est ce qui fait d’une certaine manière leur beauté. C’est ce que je trouve assez fabuleux. Il y a aussi un côté harmonieux et parfait dans le coït. Je pense au moment de la jouissance, et précisément à ce moment de perte brutale des gènes qui sont à l’origine des corps et qui est accompagnée d’une décharge neuronale d’endorphines, de dopamine, d’ocytocine qui conclut l’effort. On affirme qu’elle en récompense l’essoufflement et la fatigue. Tout est parfait, harmonieux et mesuré. Je trouve ça beau. Cela dit, on peut très bien être révolté par ça, certains le sont, le font savoir et ne s’en cachent pas.

Justement, parmi ceux qui trouvent le sexe laid, on compte Leonard de Vinci, qui disait que «l’acte d’accouplement et les membres dont il se sert sont d’une telle laideur que s’il n’y avait la beauté des visages, les ornements des participants, et l’élan effréné, la nature perdrait l’espèce humaine». Que vous inspire cette réflexion?

Il dit cela et, en même temps, il multiplie les représentations du sexe dans ses propres dessins. J’ajouterais à cette citation celle d’une immense romancière japonaise du XXe siècle, Murasaki Shikibu, autrice du précieux Le Dit du Genji (Verdier, 2011), qui dit qu’il n’y a rien de plus laid que le corps d’une femme; elle n’a jamais voulu voir son corps, et elle dit avoir toujours fait l’amour revêtue. Son idée rejoint la citation de de Vinci. Curieusement, ces deux réflexions confirment ce que je disais sur la splendeur archaïque des sexes. Je ne pense pas que Shikibu et De Vinci croient vraiment à ce qu’ils disent. Profondément, je ne le crois pas. Les amours et l’homosexualité de Leonard de Vinci s’expliquent justement par le fait qu’il était fasciné par le sexe et la sexualité, sinon il aurait été chaste, il aurait fini moine (rires). Néanmoins, je pense que leurs répulsions et dégoûts sont réels. Mais le dégoût est aussi une esthétique et une fascination. Le dégoût peut attirer, et ça, la psychanalyse le documente très bien. Bref, je ne souscris absolument pas à cette conception de la sexualité qui l’assimile à la laideur. En revanche, j’assimile la jouissance à une forme de souffrance. La jouissance dessine sur le visage de la femme et de l’homme, à l’instant où leur désir se fait extrême, un curieux et étrange masque de souffrance.

L’extermination, le lynchage font partie de l’ADN de notre espèce, profondément animale, soutient l’auteur. © Getty Images

Vous venez de rappeler votre fascination pour l’héritage archaïque qui demeure vivant dans nos sociétés modernes. Dans votre œuvre, vous insistez sur le fait que nos sociétés sont encore archaïques, sauvages, irrationnelles…

Historiquement, et les archéologues le montrent très bien, Sapiens a énormément exterminé. Depuis la nuit des temps. Les archéologues et anthropologues ajoutent qu’au départ, il y a eu plusieurs espèces humaines et Sapiens a éradiqué les autres. Force est de constater que l’extermination, le lynchage font partie de l’ADN de notre espèce. Les sociétés humaines sont des sociétés qui n’ont pas cessé d’être animales. C’est ce qui les rend redoutables. Nous sommes profondément irrationnels. Et nos sociétés dites civilisées le sont encore. La rationalité qu’on s’efforce de leur imposer les rend à chaque fois plus terribles qu’elles n’étaient à l’étape précédente. C’est un cercle vicieux. Mais il faut dire aussi que la société évolue. Pour résumer, je dirais qu’aujourd’hui il existe deux espèces d’humanité, avec d’un côté ceux qui cherchent à s’agréger à la foule, et de l’autre les ermites, qui cherchent la solitude et cultivent un style de vie, parfois un art de vivre, solitaire.

De quelle catégorie faites-vous partie? Même si on peut deviner la réponse…

Moi, je fuis la foule (rires). Je pense que c’est contre notre nature. Dieu merci, on n’était pas une foule dans le ventre de nos mères.

«L’individualisme offre la seule voie de sortie, de salut, de libération et d’émancipation.»

Parfois, à entendre certaines de vos déclarations, on peut vous taxer d’individualisme, voire d’égoïsme.

Je le revendique. Je pense que l’individualisme offre la seule voie de sortie, de salut, de libération et d’émancipation. Il ne faut pas avoir honte de s’en revendiquer. Je l’ai toujours été personnellement et je ne m’en suis jamais caché. Tout jeune, je me rappelle être allé en Chine communiste pour voir la tombe de Tseu. Grand individualiste. Je pense aussi à Freud qui disait –je cite de mémoire– qu’à partir de deux, le monde devient affreux. Il force le trait, certes, mais on comprend l’idée. J’y souscris totalement. Quand on regarde la biographie des grands penseurs de la politique, ils sont souvent de fins solitaires. Etre ensemble peut être une malédiction.

Bio express

1948
Naissance, à Verneuil-sur-Avre, dans l’Eure (France).
1991
Lauréat du Prix de la langue française.
2022
Lauréat du prix Goncourt pour Les Ombres errantes (Grasset).
2004
Sélectionné par le prestigieux colloque annuel Cerisy-la-Salle.
2007
Publie La Nuit sexuelle (Flammarion).
2016
Décoré commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres.

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