Myriam Leroy l’avoue: «Le feu qui consume Marina, c’est le mien.» © Romain Garcin

Myriam Leroy tire de l’oubli la résistante Marina Chafroff

Après deux romans incisifs et proches d’elle, Myriam Leroy se penche, dans Le Mystère de la femme sans tête, sur le destin de Marina Chafroff, figure oubliée de la résistance belge. Elle y a trouvé plus d’échos personnels que prévu…

Un jour froid de décembre et de confinement, Myriam Leroy se promène dans les allées du cimetière d’Ixelles quand elle tombe en arrêt devant une sépulture à l’intrigante inscription: «Marina Chafroff. 1908-1942. Décapitée.» Pour l’autrice en mal de texte, qui fait face à une période difficile, c’est comme un appel d’air. Cette rencontre inopinée se mue en un projet au long cours, une discussion habitée à travers les siècles. «Pendant deux ans, Marina et son histoire m’ont servi de refuge. J’ai pu vivre dans ma tête, ne penser qu’à ça, rompre avec le réel», confirme-t-elle.

Marina Chafroff, jeune mère de famille russe installée à Bruxelles, se livre un jour à l’occupant, avouant l’agression au couteau d’un officier nazi, sauvant au passage la vie de soixante otages. Pourtant, sa mémoire n’est inscrite nulle part dans les livres. Cet effacement dans l’histoire de l’agentivité des femmes en général et de cette femme-ci en particulier interpelle Myriam Leroy, qui pourtant doute: «Je me suis dit que c’était un bon sujet, mais pas pour moi. Je ne suis pas historienne, pas particulièrement instruite sur la question… J’ai mis longtemps avant de m’autoriser à l’écrire, ce récit (1). Au départ, j’avais rédigé en ne quittant jamais le « je », restant à mon poste d’affût, avec mon regard profane. Mais au bout d’un moment, après avoir passé tellement de temps à enquêter, mon regard s’est affûté, et mon rôle dans le dispositif a pu s’effacer au profit du personnage de Marina.»

Ce qui se passait dans les années 1940, le sexisme, mais aussi les discours de haine, tout cela a une forte résonance aujourd’hui.

Cette question de la légitimité est justement au cœur de la trajectoire de Marina. «Le parti communiste et les jeunesses socialistes n’ont jamais voulu revendiquer cet acte, raconte l’autrice. Ils se sont désolidarisés, qualifiant sa démarche de pulsion suicidaire, de crime passionnel même, ce qui me semble être une manière très humiliante de réduire l’héroïsme de quelqu’un, sa prise de responsabilités.» Puis il y a cette image obsédante de la femme sans tête… «La charge symbolique de la tête est vertigineuse. Le visage, c’est aussi l’identité dont on privait Marina. Evidemment, c’est paradoxal, parce que soudain, je décidais de parler pour elle. Mais j’avais l’impression de comprendre certaines choses qu’elle avait pu vivre, que ma version des faits serait plus juste et plus subtile que le peu que j’avais pu lire jusque-là.» Et de poursuivre: «L’ expérience sociale de la féminité n’a pas fondamentalement changé sur certains points. Certes, les femmes ont obtenu le droit de vote, mais quand même. Ce qui se passait dans les années 1940, le sexisme, mais aussi les discours de haine, tout cela a une forte résonance aujourd’hui. Je voulais souligner ces points de convergence, parler de ce qui nous est encore familier, comme le fait de considérer que les choses sérieuses, dont la résistance, sont un truc d’hommes. Je n’ai pas l’impression qu’on ait fait des pas de géant en la matière depuis 1942.»

(1) Le Mystère de la femme sans tête, par Myriam Leroy, Seuil, 288 p.
(1) Le Mystère de la femme sans tête, par Myriam Leroy, Seuil, 288 p. © National

Dire d’où s’écrit l’histoire

Les siècles dialoguent, et les femmes aussi. Alors l’autrice se met en scène dans le livre, partage ses doutes, dévoile les coulisses de son enquête. «Dire d’où je parle était pour moi une précaution nécessaire. Et puis, j’avais envie de montrer le livre en train de s’écrire. Je crois que, globalement, cela relève d’une réflexion sur la vérité, et notamment la vérité historique, souligner à quel point c’est une notion à géométrie variable. Evidemment, ma version de Marina sert mes propres intérêts, on va sûrement me reprocher ma lecture féministe et militante de l’histoire. Mais tout récit est politique, mon livre aussi.»

Etrangement, alors que Myriam Leroy parlait des souffrances de l’adolescence dans Ariane, de harcèlement misogyne dans Les Yeux rouges, deux sujets vécus dans sa chair, ce nouveau livre est peut-être son récit le plus intime. «J’ai l’impression que c’est le livre dans lequel j’ai mis le plus de moi, de mes véritables affects. Comme, d’une certaine façon, je contrains les descendants de Marina à apparaître, j’avais un devoir de sincérité absolue. Le personnage de Marina est façonné à partir de mes propres angoisses, de mes révoltes. Le feu qui la consume, c’est le mien.»

Il y a du «Madame Bovary, c’est moi» là-dedans, mais aussi une sorte de possession, de ventriloquie à l’œuvre, comme si Marina s’était emparée de la voix de Myriam Leroy. La romancière explique d’ailleurs s’ être étonnée des nombreux hasards qui l’ont entraînée sur les traces de son personnage, s’être laissée emporter aussi par son intuition, alors que longtemps, elle a eu tendance à s’en méfier. L’ écriture de cette biographie fantasmée, bien que documentée, l’a aussi amenée à imaginer des personnages plus nuancés, sans les juger: «Je pense qu’avant, l’écriture n’avait d’intérêt pour moi que si elle était au lance-flammes. Là, j’ai essayé de me mettre toujours à la hauteur de mes personnages, même ceux dont on m’a narré les pires horreurs. C’est marrant parce que dans la vie, je trouve que ne pas juger les gens est une faute morale. Alors que dans l’écriture, juger ses personnages est peut-être bien une faute esthétique.»

La critique

1942. Alors que Bruxelles est accablée par l’occupant nazi, Marina Chafroff sauve 60 vies en se livrant aux autorités pour le meurtre d’un officier. C’est peut-être le premier geste fort de résistance dans la Belgique occupée. Pourtant Marina n’a ni rue à son nom, ni monument à sa gloire. C’est cet effacement ainsi que celui de nombreuses autres femmes des livres d’Histoire que Myriam Leroy (lire son interview dans Le Vif) s’emploie à réparer dans ce récit fébrile, numéro de ventriloquie romanesque habité tant par la mémoire de cette jeune femme russe que par la colère de la romancière belge. Marina a été décapitée, privée symboliquement de sa pensée et de sa réflexion. Déployant en parallèle les éléments biographiques de la courte vie de Marina et les méandres de son enquête, l’autrice dévoile au fil du texte les coulisses de son écriture. Elle investit avec ferveur le champ littéraire de la biographie fantasmée, fiction étayée par la vie réelle de cette jeune immigrée russe qui aurait pu changer l’Histoire, ou plutôt, qui a contribué à la changer, même si le monde l’a oubliée. Cette histoire, la narratrice la fait sienne tout en la restituant à la mémoire de son héroïne. 1942 et 2022 dialoguent, avec cette question qui résonne: quelle place laisse-t-on aux femmes dans l’Histoire?

De Myriam Leroy, éditions du Seuil, 288 pages.

7

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire