Mona Chollet: «La culpabilisation empêche l’émancipation des femmes»
Mona Chollet, papesse du féminisme francophone, publie un nouvel essai, Résister à la culpabilisation, dans lequel elle examine cette petite voix malveillante qui nous rabaisse et ne cesse de répéter que nous avons tort.
La pasionaria semble en forme. Rentrée de vacances, elle nous attend très discrètement dans un coin de bistrot du 11e, à Paris, sans doute par peur de se faire reconnaître dans cet arrondissement, qui vote à gauche, largement acquis à ses idées et où elle a le statut d’une rockstar. Depuis la parution de Sorcières, en 2018, vendu à 270.000 exemplaires, chaque livre de Mona Chollet est guetté avec ferveur par une large communauté de lectrices et lecteurs qui rivalisent jalousement entre eux dans la mise en pratique de ses préceptes. C’est que l’autrice est une excellente «cliente». Sa radicalité et sa simplicité enchantent les militants et séduisent les intellectuelles féministes et les médias.
Mona Chollet, essayiste et journaliste suisse qui officie en France, longtemps cheffe d’édition au Monde diplomatique, avant de se convertir en cheffe de file d’une révolution féministe post-MeToo, est la papesse du féminisme francophone contemporain. La voici de retour avec un essai pour répondre à la catharsis populaire. Par chance, c’est le premier entretien qu’elle accorde à l’occasion de la parution, ce 19 septembre, de son essai très ambitieux, Résister à la culpabilisation. Sur quelques empêchements d’exister, véritable introspection de la psyché collective, en particulier celle des catégories dominées «femmes, enfants, minorités sexuelles ou raciales». L’autrice y examine cette petite voix intérieure, férocement culpabilisatrice, hostile, malveillante, qui «nous sermonne, nous rabaisse; qui nous dit que, quoi que nous fassions, nous avons tort». Comme toujours, et c’est ce qui fait la force de son approche, Mona Chollet part d’elle-même, de son expérience intime, pour capter l’air du temps, en particulier celui que respirent les femmes et les minorités.
Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à la question de la culpabilisation? C’est un terrain sur lequel on ne vous attendait pas forcément…
Je me suis rendu compte que ce thème existe en filigrane dans beaucoup de mes précédents ouvrages. Quand on parle de féminisme et de condition des femmes, on se heurte forcément à la question du sentiment de culpabilisation, et particulièrement à la culpabilisation d’exister. Dans Beauté fatale (La Découverte, 2012), par exemple, j’avais écrit sur la grossophobie et la question du poids des corps des femmes. J’ai voulu montrer que l’injonction faites aux femmes d’être mince renvoyait en réalité à celle de ne pas prendre trop de place –ce qui est déjà une manière de les pousser à s’excuser d’exister et de se conformer au diktat de la minceur. Je m’étais également heurtée à la question de la double contrainte. Notamment quand il s’agit de l’âge, une femme sera critiquée si elle se laisse vieillir sans rien faire de particulier, mais elle risque d’être critiquée tout autant si elle recourt à la chirurgie esthétique. J’avais été frappée par ces situations où l’on a tort quoi qu’on fasse, d’où mon intérêt pour ce sujet.
«C’est assez troublant de s’apercevoir qu’on est toujours en train de s’autoattaquer.»
Cet intérêt s’explique-t-il également par votre enfance genevoise, ville éminemment protestante?
Sans doute. J’ai grandi à Genève, ville du célèbre théologien de la Réforme Jean Calvin (1509-1564), une ville marquée profondément par l’esprit protestant. On y retrouve une espèce d’austérité et de rigueur envers soi-même qui imprègne les mentalités de manière très forte. Cette mentalité m’a toujours intriguée et questionnée. Dès mon enfance, je pense que je l’ai toujours remarquée chez mon père, dans sa manière d’être, et c’est une chose qu’il m’a transmise. Je pense donc que ce thème de la culpabilisation me travaille depuis un certain temps déjà, mais j’en ai pris conscience quand je me suis aperçue de cette voix intérieure d’autocritique et d’autojugement permanents. C’est assez troublant de s’apercevoir qu’on est toujours en train de s’autoattaquer. Et cette voix intérieure est souvent malhonnête. On est donc loin de la voix de la conscience.
Justement, certains pourraient voir dans cette voix intérieure un signe vertueux, la voix de la conscience et de l’examen de conscience qui ouvre la voie à la morale et à l’éthique…
Certes, heureusement qu’on dispose d’une conscience et d’un sens moral. Mais ce qui est caractéristique dans cette voix intérieure culpabilisante dont je parle, c’est qu’elle se manifeste quoi qu’on fasse; elle ne nous laisse jamais en paix, il n’y a jamais de bonne solution. C’est précisément ce qui la rend suspecte. En me rendant compte que, finalement, quoi que je fasse, j’estimais que j’avais tort, j’ai décidé de prendre le sujet à bras le corps et d’explorer les mécanismes de cette voix intérieure et ce qu’elle cachait. Evidemment, il ne s’agit pas d’un problème individuel. Cette voix intérieure est le résultat de l’intériorisation de plein de pouvoirs et de mécanismes de domination qui nous environnent.
A titre personnel, comment s’exprime cette voix intérieure culpabilisatrice et hypercritique?
D’abord, je voudrais souligner que, dans mes livres, j’ai toujours adopté comme démarche de partir d’un sentiment personnel pour l’élargir et identifier les problèmes qui ne me concernent pas exclusivement en espérant que cela serve également à mes lecteurs. C’est notamment le cas avec ce sentiment de culpabilisation. En l’occurrence, je vivais continuellement avec cette voix intérieure et, finalement, c’est devenu fatigant de vivre ainsi, de se juger aussi sévèrement de manière continue. Rien de ce que je faisais ne trouvait grâce à mes yeux.
Ce sentiment de culpabilisation concerne davantage les femmes que les hommes, soutenez-vous.
En effet. C’est largement en tant que femme et féministe que je m’attaque à ce sujet. Il existe une intériorisation d’un regard très dépréciatif et dévalorisant sur soi que les femmes portent sur elles-mêmes. Ce regard fait qu’on n’est pas disposé à être bienveillante envers soi-même.
Que voulez-vous dire par-là?
Depuis l’origine de notre civilisation, depuis l’Antiquité et le début du christianisme, on baigne dans un monde misogyne. Les grands mythes occidentaux ont entériné cette culture misogyne. Je pense, par exemple, à la figure d’Eve et à celle de Pandore. Ce sont des figures, féminines, qui, à elles seules, attirent le malheur sur l’humanité entière. Je pense que ce ne sont pas du tout de vieilles histoires périmées. Au contraire, j’estime qu’elles imprègnent, aujourd’hui encore, notre culture. On retrouve dans nos sociétés cette espèce de ressentiment qui bouillonne contre les femmes en tant que femmes avec cette idée sous-jacente selon laquelle elles seraient des fauteuses de troubles. On l’a vu de manière très frappante ces dernières années après la libération de la parole des femmes sur les agressions sexuelles. On l’a surtout vu quand les accusations visaient des personnages masculins de pouvoir et très célèbres. Dans ces cas, une haine violente s’est déchaînée sur les accusatrices.
Plus précisément, vous dites que les mères sont plus touchées par la culpabilisation…
En effet, cela m’a frappée quand je travaillais sur la question de la maternité. J’ai remarqué qu’il existe une autodévalorisation sévère chez énormément de jeunes mères, comme si, tout à coup, au moment où elles ont la responsabilité d’un autre être humain, elles sont rattrapées par toutes les mauvaises opinions qu’elles ont d’elles-mêmes. Ces mauvaises opinions ne viennent pas de nulle part. Généralement, elles les ont cumulées au cours de leur vie. Cela s’explique notamment par le jugement social auquel elles sont confrontées: dès que les jeunes mères ont un enfant, tout le monde commence à leur donner des conseils. On les bombarde de recommandations alors qu’on adopte une attitude différente à l’égard du père. Je pense donc que l’identité de femme est un aimant à stéréotypes négatifs.
On peut vous reprocher de négliger la dimension de classe sociale dans votre analyse. Par exemple, une femme PDG n’est pas exposée aux mêmes difficultés qu’une femme ou un homme ouvrier ou exerçant un métier précaire…
Dans certains cas, une femme qui a du pouvoir peut susciter encore plus de haine et subir des mécanismes qui feraient qu’elle culpabilisera davantage car elle sera jugée plus menaçante. Prenons un autre exemple: celui du voile des femmes musulmanes. Pendant longtemps, ce voile ne posait pas de problème et ne provoquait aucune polémique médiatique quand il n’était porté quasiment que par des femmes des classes dominées et invisibilisés. En revanche, il a commencé à provoquer des débats passionnés quand des femmes qui font des études supérieures, occupent des postes importants, se sont mises à le porter. Il a ainsi suscité une sorte de sentiment de menace dans la «société blanche».
Dans quelle mesure la culpabilisation touche également notre rapport aux enfants?
Au début, je ne pensais pas y consacrer un chapitre. Je l’ai décidé en lisant l’ouvrage de l’historien Jean Delumeau, Le Péché et la peur, où il étudie l’histoire de la culpabilité dans la religion chrétienne. Il parle des enfants et de leur diabolisation. Cela m’a intriguée. On croit qu’il est acquis de nos jours d’aimer les enfants. C’est une idée totalement fausse. Je m’en suis rendu compte quand j’ai lu les livres de quelques grandes figures médiatiques qui traitent de l’éducation des enfants, et j’ai été frappée de voir à quel point on y diabolisait les enfants, parfois de manière délirante. On y retrouve les stéréotypes selon lesquels les enfants sont mauvais par essence, qu’ils seraient devenus des enfants rois, des enfants tyrans, des enfants dictateurs. Ces termes reviennent de manière récurrente alors qu’on parle d’êtres humains qui n’ont aucun pouvoir dans la société et sont complètement dépendants. Contrairement à ce qu’on croit, l’éducation reste encore très répressive de nos jours.
«Quand je n’avais plus de chef, j’en avais toujours un dans la tête, plus tyrannique que tous ceux que j’avais eus dans la réalité»
Dans le livre, vous reprenez la formule de «démocratie familiale». De quoi s’agit-il?
C’est une formule utilisée par le pédopsychiatre Marcel Rufo, une de ces figures médiatiques auxquelles je faisais allusion tout à l’heure. Il parle de la démocratie familiale comme une horreur à combattre. En fait, j’ai tenu à être attentive à ne pas rajouter de nouveaux conseils sur l’éducation des enfants ni sur le modèle de famille idéale. Plusieurs mères féministes se sont plaintes ces dernières années, à juste titre, sur l’insistance et la pression sociale qu’elles subissent pour adopter une éducation positive. Elles estiment que c’est une sorte de piège qui ajoute aux mères un fardeau supplémentaire en les rendant intégralement responsables du bien-être de leur enfant. D’une certaine manière, cette pression leur assigne le devoir de lire des livres et de faire tout un travail qui n’est pas demandé aux pères. J’avais surtout envie de pointer des comportements dont il vaudrait mieux s’abstenir et que, par ailleurs, je n’ai pas inventés puisqu’ils sont interdits par les conventions internationales, comme l’interdiction de frapper l’enfant, de lui faire subir du chantage affectif, de l’humilier, ou encore l’épargner de toute sorte de brimades qui sont souvent tolérées dans les familles.
Certains parents peuvent partager, en théorie, ces principes mais disent qu’il reste difficile de les observer en toutes circonstances, sans faille…
Il ne s’agit pas de tout mettre au même niveau, mais ceux qui avancent ce genre d’argument pour justifier des violences me font penser au discours qu’on tient sur les femmes battues. En gros, on vous sort des arguments du genre «vous ne savez pas à quel point elle est chiante», «elle l’a bien cherché», «elle l’a poussé à bout, le pauvre». J’ai été frappée par les nombreux points communs entre les discours qui cherchent à justifier les violences contre les enfants et ceux qui visent à excuser les violences conjugales.
La culpabilisation touche également notre rapport au travail. En quoi consiste-t-elle dans ce domaine?
Il y a quelques années, j’ai cessé d’être salariée. J’ai alors réalisé que tout en ayant la possibilité de vivre à mon rythme, je ressentais une sorte d’empêchement intérieur. J’avais intériorisé le régime de la productivité. C’est-à-dire que même quand je n’avais plus de chef, j’en avais toujours un dans la tête, plus tyrannique que tous ceux que j’avais eus dans la réalité (rires). Cette situation m’a beaucoup questionnée. Je me suis demandé «comment se fait-il que bien que je n’aie aucun obstacle matériel à vivre exactement comme je le voudrais, je n’y arrive pas»; bon, aujourd’hui ça va mieux. J’étais obsédée par cette idée qu’il faudrait être productive en continu durant huit heures par jour, alors que c’est une convention totalement arbitraire, les spécialistes du cerveau disent tous que ce n’est pas possible de rester concentré huit heures d’affilée par jour.
On remarque ces dernières années un regain d’intérêt pour la littérature sur la paresse et l’oisiveté. De quoi est-ce le signe, selon vous?
La prise de conscience que le productivisme est une cause importante de la crise climatique n’y est pas pour rien. C’est notre rapport au travail qui est remis en question par cette littérature et le succès qu’elle rencontre –loin des caricatures qui y voient un signe de fainéantise. Je pense que la pression subie par les individus dans le monde du travail devient de plus en plus intolérable et insupportable depuis le début de la crise du Covid. Cette pression, certes, n’a pas commencé avec la pandémie, loin de là. Mais disons que la crise sanitaire fut un moment de prise de conscience. Personnellement, je me suis toujours nourrie de cette littérature. Dès que je vois un livre avec le mot «paresse» dans le titre, je l’achète (rires).
Le paradoxe dans ces éloges de la paresse est que les auteurs qui les prônent sont tout, sauf des paresseux (Paul Lafarge, Devon Price, vous-même…). C’est un peu «faites ce que je dis, pas ce que je fais»…
C’est vrai, il y a quelque chose de ça. Mais je ne crois pas que ce soit la quantité du travail qui compte mais plutôt la manière de le concevoir et de l’organiser. Devon Price, auteur de La Paresse n’existe pas, dit qu’il s’est rendu compte qu’il était un travailleur acharné et sa réaction a été de produire un travail encore plus acharné en écrivant un livre. Dans Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, l’historien britannique Edward Thompson montre très bien que dans l’histoire de l’humanité, le travail était organisé par une alternance entre des cycles de longues périodes de travail et de longues périodes de repos. Et puis, le capitalisme s’est installé et a réifié notre rapport au travail en en faisant une activité abstraite, c’est-à-dire des journées de travail standardisées avec le même nombre d’heures pendant lesquelles on est censés être productifs en continu. Je ne suis pas contre le fait de travailler de longues journées. Mais il faut qu’une période de loisir leur succède. En ce qui me concerne, j’ai remarqué que dès que je m’arrêtais de travailler je devenais anxieuse, angoissée.
Face à cette culpabilisation, comment avez-vous trouvé la paix?
Déjà en écrivant dessus, cela m’a beaucoup apaisée. Le modèle de la machine m’a aidé à prendre de la distance en me disant que je ne dois pas être une machine. Je me suis aussi rendu compte, surtout s’agissant du travail d’écrivain, que le volontarisme ne fonctionne pas. Je dirais même que, bizarrement, c’est dans un relâchement de la volonté que l’écriture marche mieux. Le travail se fait finalement malgré soi plutôt qu’en s’acharnant. Aussi, le fait de remonter l’histoire et voir comment cette culpabilisation envers la productivité s’est construite culturellement m’a beaucoup aidée. Du reste, j’admets que c’est très difficile de se défaire concrètement de ce sentiment.
«Nous sommes toutes des féministes en carton», concluez-vous votre livre. Quel est le sens de cette formule?
Je l’entends beaucoup. Moi-même, je me dis souvent que je ne suis pas assez féministe. Cette formule traduit aussi une manière dont on vit notre militantisme politique, à savoir sur un mode d’examen de conscience permanent. On lutte moins contre un pouvoir extérieur que contre l’intériorisation de ce pouvoir. On a le sentiment de devoir être parfait pour prendre la parole sur ces sujets sinon on ne se sent pas légitime à parler. Cela nous impose un standard inatteignable. A mon avis, il faut certes un effort pour se comporter le mieux possible –de ce point de vue, il n’y a rien à dire et il ne faut pas relâcher cet effort. Cela dit, l’idée qu’on devrait être parfait, c’est autre chose. C’est tout simplement invivable autant relationnellement que dans le rapport à soi.
Cela pourrait être un motif de culpabilisation supplémentaire?
Tout à fait. Cela nous affaiblit. Il y a plein de sujets sur lesquels on ne s’accorde pas le droit de parler parce qu’on ne les maîtrise pas parfaitement. Or, c’est tellement difficile de maîtriser parfaitement quel que sujet que ce soit. De plus, cette forme de culpabilisation fait le jeu des pouvoirs contre lesquels on lutte. Elle nous complexe. Cette attitude est très frappante dans le domaine de l’écologie. Par exemple, on se surveille tout le temps mutuellement sur notre usage du plastique alors que pendant ce temps, les industries murissent leur stratégie pour inonder davantage encore le marché de plastique. On s’empêche de voir ces stratégies en se focalisant sur le bout de la chaîne. L’attention démesurée sur les comportements individuels empêche de pointer l’accusation vers ceux qui la méritent.
Bio express
1973
Naissance, à Genève.
1998
Diplômée de l’Ecole supérieure de journalisme de Lille.
2005
Journaliste au Monde diplomatique.
2012
Publie son premier ouvrage à succès, Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine (La Découverte).
2016
Cheffe d’édition au Monde diplomatique.
2018
Publie son best-seller, Sorcières. La puissance invaincue des femmes (La Découverte).
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